Une Revue des revues que nous devons à Gwen Gar­nier-Duguy, fon­da­teur de Recours au poème, parue  en décem­bre 2012.

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L’ul­time opus de la méta­mor­phique revue NUNC vient de paraître. Depuis sa nais­sance, l’ad­jec­tif qual­i­fi­catif définis­sant la revue change à chaque n°. Aus­si NUNC évolue-t-elle de livrai­son en livrai­son, et après être née ago­nale, elle est dev­enue poé­tique, spir­ituelle, anthro­pologique, péré­grine, ver­ti­cale, char­nelle, vagabonde, noc­turne, patiente, pas­sagère, accordée, disponible, vig­i­lante, nais­sante, liturgique, orig­inelle, ardente, sin­gulière. Et, en son 28ème numéro, elle se présente comme silen­cieuse. Ain­si, comme l’être humain en évo­lu­tion, NUNC se refonde de l’in­térieur sur ses anci­ennes bases à chaque renais­sance, pour les dépass­er. En son être renou­velé, cette 28ème appari­tion est donc silen­cieuse, mais tou­jours riche de tous les adjec­tifs qui l’ont en réal­ité tou­jours con­sti­tué depuis le départ. Mou­ve­ment juste d’une revue juste, et à chaque fois inédite.

Une revue silen­cieuse, à l’heure du tumulte pornographique com­man­dant à cha­cun de se ven­dre sur le marché de la Loi, voici qui donne le ton. Ce silence con­vient aux mémoires de Car­lo Maria Mar­ti­ni et de Hen­ry Bauchau, à qui ce n° est dédié. Puis s’ou­vre la revue, par un lim­i­naire ironique et armé de Régi­nald Gail­lard, inti­t­ulé : Deux pages vierges pour une prière du cœur — à l’oc­ca­sion de la ren­trée lit­téraire. in memo­ri­am John Cage. For­mi­da­ble entrée en matière, qui recueille sur le seuil le silence afin que le lecteur en soit pénétré avant de com­mencer sa lecture.

Nous entrons ensuite dans le dossier con­sacré à Erri De Luca. Riche dossier où nous trou­vons les voix de Colette Nys-Mazure, de Jean Mat­tern, de Robert Schol­tus, de Eddy Devold­er, pour ne citer que quelques noms ayant con­tribué à ce dossier, et, bien sûr, la voix elle-même de Erri De Luca. Le choix de cet écrivain est expliqué par Régi­nald Gail­lard en rai­son de la rela­tion que l’i­tal­ien entre­tient avec la Bible. De Luca a appris l’hébreu pour pou­voir lire l’An­cien Tes­ta­ment dans le texte. Démarche inouïe pour celui qui se définit comme un non-croy­ant, même s’il ne se recon­nait pas non plus comme un athée. Appren­dre l’hébreu. Lire la Bible dans le texte. Et en traduire un extrait chaque matin de sa vie. C’est cet espace, entre la croy­ance et la non-croy­ance, qu’oc­cupe Erri De Luca comme écrivain, et cette dis­tance fait de lui un poète majeur de notre temps. Du bel entre­tien que mène Gem­ma Ser­ra­no avec lui, nous com­prenons son regard sur le monde, telle­ment atyp­ique que respire jusqu’à nous l’e­sprit de cet homme de parole for­cé­ment à part. Un dossier pro­fond, duquel nous extrayons sim­ple­ment un poème de De Luca, his­toire de se met­tre en appétit :

Piero Del­la Francesca

Piero Del­la Francesca mou­rut l’an­née hendéca­syl­labe du débarquement
mille qua­tre cent quatre-vingt-douze
de Colomb à l’oc­ci­dent, un ori­ent raté.
Isabelle envoy­ait au dia­ble les Juifs d’Espagne.
Piero mou­rut à l’abri des dernières nouvelles.
Il avait peint sur enduit frais les croix et l’in­som­nie chrétienne
de pos­séder la ville des sangs et des messies
Jérusalem.
Que pou­vait lui importer la décou­verte d’une Amérique indienne ?
Il lais­sa sur une douce épaule d’Arezzo,
dans l’air cir­cu­laire d’une église,
son voy­age en ori­ent, qui est orig­ine, source.

Extraits du recueil L’Ospite incal­li­to, Ein­au­di, 2008.

La suite de la revue fait place à ce que NUNC nomme Oik­ouménè, c’est à dire la terre civil­isée par ce que nous pour­rions nom­mer l’e­sprit poé­tique, et nous trou­vons les poètes et les textes de Claire Vajou, Flo­ri­an Michel, Amélie Col­let-Hoblin­gre, Stéphane Barsacq, Paul Guil­lon et Pas­cal Boulanger. Flo­ri­an Michel évoque la canon­i­sa­tion de Kateri Tekak­witha, Claire Vajou nous emporte avec un brio hors du com­mun dans un voy­age fab­uleux, à la recherche d’une énigme d’alchimie homérique, quant à Pas­cal Boulanger, il nous livre des poèmes de son prochain livre à paraître aux édi­tions Cor­levour, Au com­mence­ment des douleurs, et nous sen­tons déjà à tra­vers ces extraits une manière de procéder comme par con­cré­tions de lan­gage, le temps du Christ et la langue des écri­t­ures, du moins cer­tains de ses ter­mes, venant s’écrire aux côtés ou sur la vio­lence lan­gag­ière con­tem­po­raine, dotant la parole d’un dynamisme qui d’une part actu­alise la langue poé­tique et la rend forte­ment opéra­tive d’autre part. En voici un aperçu :

L’a­ban­don

L’axe du monde sur qui
les brous­sailles épineuses
n’avaient pas de prise
recueille et déplie nos silences.
Sous la voute d’une abbaye déserte
trente pièces d’argent
lèchent la poussière.

Saul

Jour après jour ils ignorent tout
les pan­tins des rival­ités mimétiques
aux tra­jets punaisés
aux som­meils indigestes.
Leurs yeux s’en­fon­cent sur les touch­es d’un clavier
quand ceux de Saul
morts au monde et livrés au vent
comme deux voleurs dans la nuit
suiv­ent l’hy­pothèse d’un livre
pour qui l’âme de toute chose
est la sang.

S’en­suit l’Ax­is Mun­di, con­sis­tant en un cahi­er con­sacré à cinq poètes expres­sion­nistes alle­mands, dont Trakl, Georg Heym, Got­tfried Benn, Else Lasker-Schüller et Ernst Stadler. Poètes actuels tant ces expres­sion­nistes se lev­èrent con­tre la Belle Epoque bour­geoise qui sévis­sait alors en Alle­magne, et, non sans rap­port avec notre pro­pre époque, ces poètes se revendiquèrent du réel de la vie, qui don­na nais­sance au lyrisme moderne.

Voici donc la dernière livrai­son silen­cieuse de NUNC qui fera, dans le temps, par­ler d’elle.

NUNC, revue silen­cieuse n°28, 144 pages, 22 euros

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Dis­so­nances, n°23

Nous avons reçu le n°23 de la revue Dis­so­nance, revue pluridis­ci­plinaire à but non objec­tif (c’est le sous-titre). Revue semes­trielle de créa­tion lit­téraire thé­ma­tique dont les objec­tifs sont la décou­verte et la pro­mo­tion de la lit­téra­ture fran­coph­o­ne actuelle dans tous ses états. Ce n° d’hiv­er est con­sacré à la notion de “super­star”, et, dix­it Christophe Esnault, “il va être super dif­fi­cile de pass­er inaperçu et celui qui tra­versera son exis­tence sans sa dose de célébrité sera un véri­ta­ble et authen­tique héros du quo­ti­di­en, une super­star, en somme…” Dans cette livrai­son, nous retenons — il faut bien faire des choix — le texte de Arnaud Bour­ven (dont nous trou­verons des poèmes dans Recours au Poème en 2013), et qui nous par­le de “Ce qu’elle dit d’Elvis” ; ain­si que le texte-poème de Lau­ra Vazquez inti­t­ulé “Déjà”. Une revue var­iée, illus­trée, déjan­tée, sérieuse, inter­vieweuse (Jude Téfan en ce n°). À connaître.

Dis­so­nances, n°23, hiv­er 2012, 40 pages, 4 euros

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Comme en Poésie n° 51

La revue Comme en Poésie vient de sor­tir son 51ème numéro, sous la pro­tec­tion du Pier­rot Lunaire. Revue trimestrielle. Son n° précé­dent rendait hom­mage à Jean L’Anselme. Ce n° rassem­ble pléthore de poètes, comme Gérard Lemaire, Arnaud Tal­houarn, Béa­trice Machet, Jean-Jacques Nuel, Luce Guil­baud pour n’en citer que quelques uns. Cette revue mêle poésie et regard humoris­tique sur la langue, avec, ici, de petites déf­i­ni­tions amu­santes que la revue souhait­erait ajouter au Larousse Ben­jamin, comme : Titeuf : ce qui sort de la tite poule, où Mon­ter un meu­ble Ikéa : expres­sion mod­erne sig­nifi­ant “pass­er un week-end de merde”.

Hormis ces amusettes, nous évolu­ons dans le poème, au gré des inspi­ra­tions dif­fus­es. Florilège :

Les relever

Un han­neton a tant saigné
Qu’il a sen­teur de l’hôpital
Telle une vie hors de son gré
Vio­lence ou pas tous les deux
Tombent mais la nuit en potence
Les rêve pour les relever

Jean­py­er Poëls

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Ce qu’il faut
De joies et de douleurs
Pour assembler
Les grains d’un visage !
Franchir et franchir encore
Et dire enfin : me voilà !

Marc Bernelas

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Entre les bar­belés électrifiés
Je ne peux pas passer

On met la tête dedans
Et c’est même le plus difficile

J’ai lu une page (de jour­nal) épouvantable
Sur l’hor­reur inimaginable

Des camps de travail
En Corée du Nord

Ce n’est pas bien pour dormir la nuit
Et per­son­ne aujourd’hui

Dans aucun pays du monde
Ne peut pass­er la tête entre ces barbelés

Elec­tri­fiées — vis­i­bles ou invisibles
On devient telle­ment ébahi

Gérard Lemaire

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Le poil pubien

Le fémin­isme est sur le dos
Avec les lèvres bien lissées
Par l’in­té­grale des pornos
Qui se répand dans les lycées.

Le poil pubi­en décapité
Par le rasoir ou par la cire,
Laisse libre propriété
Aux con­quérants du bel empire.

Le corps mod­elé par la cour
De la mode et de l’apparence,
Fab­rique des culs pour l’amour
Et jette les cœurs au silence.

Ludovic Chap­tal

Comme en Poésie, n°51, 72 pages, 3 euros.

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Littérales n°9

La revue Lit­térales, emmenée par Patrice Fath, en est à sa 9ème livrai­son et se con­cen­tre sur la poésie. Revue d’aspect noir et or, elle inter­roge ici le lien entre écrire et être. L’ou­ver­ture de ce numéro est con­fiée à Béa­trice Bon­homme, qui, au gré d’un entre­tien, nous donne entre autres pro­pos une déf­i­ni­tion de la poésie en ces ter­mes : “La poésie, si elle est quelque part, réside pour moi avant tout dans l’acte d’écrire, dans l’écri­t­ure comme acte physique, tra­vail manuel, engage­ment physique. C’est le corps qui écrit ; le texte est comme un corps pro­jeté sur le papi­er, ou l’im­age d’un corps.” S’en­suit un entre­tien fouil­lé, puis une prose poé­tique de Béa­trice Bon­homme inti­t­ulée Vari­a­tions autour du vis­age et de la rose, dont nous ne citerons aucun extrait pour ne pas bris­er la belle unité de cette parole qu’il faut lire d’une traite. Nous croi­sons ensuite Gas­ton Mar­ty, dont la voix poé­tique joue d’expérience :

Il doit exis­ter des oiseaux aveugles
qui fix­ent nos yeux aimantés
sur­vivent à façades et réver­bères du soir
L’om­bre sous leur corps si la grêle les épargne
peut élud­er le ver­tige mor­tel des balcons
Voici un ciel émacié encore piquant
une noirceur cérémonieuse
Ai-je omis en eaux limpi­des ou marécages
ceux qui sans le dire émet­tent la clameur
et de leur bec s’évertuent à transpercer les vitres

Plus loin nous tombons avec bon­heur sur les haï­ki de Béa­trice Arnaud-Gorec­ki, forme japon­aise prisée par des auteurs occi­den­taux comme Kérouac par exemple.

*

Jail­lis­sante soif
Ta fontaine s’est tarie
Dans mes veines d’encre

 *

Les bateaux n’ont pas besoin
De se cacher pour
Périr. La mer brûle

*

Les îles sont filles
De la solitude
Quel taux de fécondité ?

*

Le froid bûcheron
Retire sa hache
De l’é­corce du matin

*

Une rubrique nom­mée “Poésie à dou­ble voix” nous fait ensuite enten­dre les poèmes espag­nols (et traduits en français) de Geneviève Nov­el­li­no : “Bouge et sors./Sors de ta pau­vreté, sors de ton enfance./ Pour te clouer en amour” ; puis ceux, anglais (traduits en français) de Béa­trice Machet.

La rubrique “Poésie à deux voix” lui suc­cède, avec ici des poèmes bul­gares de Keva Apos­tolo­va traduits par Anélia Veleva :

Les paroles vénéneuses
dites à genoux.
Ain­si commence
la perdi­tion humaine.

*

Nou­velle :
une abeille est venue
me voir
et a chan­té pour moi
avec une joie organique

*

Ce chemin est droit
mais pour qu’il puisse devenir pur
il doit passer
par le feu.

*

Dans les petites pro­fondeurs du matin
un chant si ardent
que l’abeille a fon­du en larmes.

*

Vien­nent alors les “Nou­velles voix”, celle de Marc Ker­jean et de Jean Cloarec. Brestois, Marc Ker­jean nous dit ceci :

Au mitan des pluies

La nuit sec­oue ses cloi­sons de pénombre
          Où se joue déjà la per­plex­ité des pluies ;
Là, le jour en sus­pens des camps d’ombre
          Se divise… puisque le ciel en lavis
      Ouvre enfin ses ravines,
                    Et débonde.

Le final de la revue est un cahi­er de lec­ture de quelques recueils contemporains.

Lit­térales, n°9, 98 pages, 14 euros, 64 boule­vard Gam­bet­ta, Brest.

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An Amz­er, n°50

Je ne sais si ma rési­dence brestoise attire à moi les revues nées à Brest, mais il me faut dire un mot sur An Amz­er, qui sig­ni­fie “Le Temps”, en bre­ton. Belle revue au for­mat A4, dont on doit le logo de cou­ver­ture au tal­entueux Jean-François Guév­el. An Amz­er livre son 50ème n°. La revue est à l’im­age des bre­tons, brestois de préférence : joyeuse, de bonne humeur, un brin chafouine, blagueuse, ouverte, accueil­lante. Ici, on fait de la poésie sans se pren­dre au sérieux, mais avec sérieux quand même. Le mod­èle est com­muné­ment le vers ryth­mé et rimé, c’est ce qui appa­raît en pre­mier lieu. “Je ne suis qu’un tout petit ver/Qui rêvait d’un bel univers…/Je l’ai trou­vé en Armorique,/Pays de dans­es et de musiques.” nous chante Dông Phong, et ces vers sont à l’im­age de la revue. Marc Ross, dans des qua­trains de même forme, com­mence : “C’est juste une missive/Ecrite de Rodez/Et douée d’invectives/Pour sur­vivre au malaise”.

Joëlle Kervinio rend quant à elle un hom­mage à Julien Gracq, en un poème aux vers libres et non rimés. Et nous croi­sons ain­si des poètes de tous les courants du Ponants, des vers en bre­ton, des can­tiques sur la mer, des voix chan­tant, depuis Goues­nou, la joie d’Etre heureux en novem­bre (Loeiz Grall). Un dossier spé­cial envis­age le thème de la cui­sine alliée à celui de la poésie, et c’est alors un feu d’ar­ti­fices de vers et de stro­phes mon­tées en neige : “Froide dans une marinade/Chaude dans l’eau de sa coquille/En beignet, dans une panade/Deux baguettes pour qu’elle se plie/Assis par terre, ne déplaise/Le goût de l’huître japonaise”(Jean-Pierre Anguill). Nous ter­minerons cette évo­ca­tion d’An Amz­er par la dou­ble page inti­t­ulée Fort de fro­mage ! , représen­tant des cou­ver­cles de camem­bert au cen­tre desquels sont imprimés des qua­trains humoris­tiques de Bernard Trébaol, car la Bre­tagne, ce sont les crêpes et le cidre, mais la France, ma foi, ce sont les fro­mages, signe éman­ci­pa­teur et dis­cret des ambi­tions d’An Amzer :

Un camem­bert dans sa gon­do­le déchantait
Ses effluves ringards le fai­saient mépriser
De ses pâtes voisines à peines fermentées
Tes tommes corsetées aux airs pasteurisés

*

Comme il ne se sen­tait pas en odeur de sainteté
Il approcha les vins pour se réconforter.
Un brouil­ly cramoisi se boucha la trompette
D’autres, ne vit que les culs de renom­mées clairettes.

An Amz­er, n°50, 2012, 7 euros

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Inuits dans la jungle, numéro 4

Nous ter­minerons cette revue des revues par l’évo­ca­tion du numéro 4 de la revue Inu­its dans la jun­gle, revue éditée par les édi­tions Le cas­tor Astral, et dirigée par Jacques Dar­ras, Jean Por­tante et Jean-Yves Reuzeau. Forte d’avoir pub­liée l’in­té­gral­ité de l’œu­vre de Tomas Tranströmer, le Cas­tor Astral per­met un numéro d’I­nu­it dans la jun­gle s’ou­vrant par un entre­tien rare du prix Nobel 2011, entre­tien daté de 1973, assor­ti d’un poème inédit de Tranströmer recueil­li par un fidèle de son œuvre, Jacques Outin.

De cet entre­tien d’une ving­taine de pages, pas­sion­nant, dans lequel, dix­it Jacques Oudin, le poète “nous livre plus d’un secret”, nous ne révèlerons pas un mot. Voix rare que celle de Tranströmer, con­nue en France grâce au tra­vail du Cas­tor Astral, nous vous invi­tons à vous pro­cur­er d’ur­gence ce numéro avant qu’il ne soit trop tard. Car les revues comme les livres, et comme les hommes, n’ont pas un tirage illim­ité. Cette rareté et cette émi­nence de la parole de Tranströmer, il faut donc aller la chercher dans Inu­its dans la jungle.

Après cette ouver­ture con­sacrée à Tomas Tranströmer, un dossier rassem­ble huit poètes chi­nois con­tem­po­rains. Un dossier mag­nifique où vient jusqu’à nous le chant des maîtres du verbe chi­nois. Hommes et femmes, ces poètes ont entre quar­ante et cinquante ans, donc une matu­rité exis­ten­tielle évi­dente. Les con­di­tions poli­tiques de la Chine nous font enten­dre ces poèmes par le prisme de notre lib­erté d’opin­ion ne con­nais­sant pas la cen­sure. Par exem­ple ce poème de Pan Xichen :

Extinc­tion

Une lampe       der­rière moi
éclaire les ans passés
J’en veux à sa lueur
qui m’empêche sou­vent d’agir
et de me cacher

A présent        der­rière moi
elle s’est douce­ment éteinte,   éteinte
Ce noir subite­ment     m’a saisi
De crainte j’ai ouvert grand la bouche mais je reste muet.

Huit poètes, avec un choix copieux de poèmes pour cha­cun d’en­tre eux, assor­ti d’une présen­ta­tion syn­thé­tique. Mais sans aucun autre com­men­taire. Seuls leurs poèmes. Il y a tout à com­pren­dre par ces huit voix. Tout à ressen­tir. Tout à imag­in­er de l’autre monde que représente pour nous, Français, la Chine aujour­d’hui. Les poé­tiques ne sont guère sem­blables aux nôtres. Les prospec­tives non plus. Le chant est là, et la poé­tique, ouverte.

Nous pour­suiv­ons ensuite notre décou­verte de ce beau n°4 par la lec­ture de Desert Music, de William Car­los Williams, traduit de l’anglais (améri­cain) par Jacques Dar­ras. Une pièce unique de l’un des pio­nniers de la moder­nité dans la poésie améri­caine, avec Ezra Pound et Gertrude Stein. Desert Music fut écrit par Williams au lende­main de son attaque cérébrale en 1951. Un poème qui “con­jugue la nar­ra­tion, le déplace­ment dans l’e­space (la fron­tière avec le Mex­ique), le jour­nal de voy­age, les change­ments d’al­lure et de rythme, la ten­dresse et l’autodérision.”

Suc­cède à ce beau poème hors norme la voix mag­ique d’un des plus grands poètes améri­cains vivants, Jérome Rothen­berg, et nous vous enga­geons à lire à haute voix “La petite sainte de Huautla”.

Puis les poèmes de Durs Grün­bein, poète alle­mand traduit par Jean Por­tante, dont le mag­nifique “Tran­sit Berlin”.

Ce numéro touche à sa fin avec la suite du dia­logue entre Jacques Dar­ras et Gabrielle Althen sur la Sit­u­a­tion de la poésie française con­tem­po­raine. Nous pou­vons retran­scrire ici quelques extraits, significatifs :

“Le monde de la poésie, comme le reste du monde, est pris par l’in­di­vid­u­al­ité. À cha­cun son lan­gage, à cha­cun sa chose à dire.” Gabrielle Althen

“Qui est pure apparence d’in­di­vid­u­al­ité, tant les gens ressas­sent le même lan­gage.” Jacques Darras.

“J’ai ten­dance à croire que nous auri­ons un pub­lic si nous arriv­ions à nous fédér­er.” Gabrielle Althen.

“Il s’ag­it de recon­stru­ire une scène poé­tique. C’est tout à fait à portée de voix et d’ac­tion. (…) C’est bigre­ment dif­fi­cile de sor­tir de ce que j’ap­pelle notre enkys­te­ment poé­tique. Qui est pourquoi nous n’ar­rivons pas à réu­nir dans notre poésie la scène mon­di­ale, la scène esthé­tique et la scène méta­physique.”  Jacques Darras.

“Une toute petite lueur d’op­ti­misme (ironique) con­sis­terait à remar­quer que la poésie est sans doute entrée la pre­mière dans cette péri­ode tran­si­toire du renou­velle­ment des tech­nolo­gies d’im­pres­sion ou de repro­duc­tion. Entre le livre tra­di­tion­nel d’un côté, le livre élec­tron­ique et inter­net de l’autre. Et que cette crise édi­to­ri­ale que con­naît la poésie dans les grandes maisons d’édi­tion la place sans doute en posi­tion pio­nnière dans l’édi­tion à venir.” Jacques Darras.

“Ce que nous con­sta­tons aujour­d’hui, ce sont des hom­mages à des poètes indi­vidu­els. Je suis bien placé pour le savoir. Comme si nous allions, de plus en plus sou­vent, nous faire les thu­riféraires les uns des autres, à la fin de nos exis­tences, le troisième quart de nos exis­tences. J’ap­pelle cela la pro­mo­tion des poètes par anci­en­neté.” Jacques Darras.

Il y a fort à penser dans ces extraits de leur dia­logue, et Recours au Poème en prend acte, tout à fait positivement.

Le final de la revue est con­fié aux poèmes de Jacques Out­in, et nous ter­minerons sur ses mots :

BORD DE LAC

Flam­mèch­es
Au-dessus de tombes
Qui jamais ne verront
Le granit

Quelques œufs
Déposés pour les morts
Que de nuit vient voler
Un enfant

Et en bord de lac
Une dame parée
Voit la brume
S’en aller

Inu­its dans la jun­gle, numéro 4, 164 pages, 12 euros.

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Gwen Garnier-Duguy

Gwen Gar­nier-Duguy pub­lie ses pre­miers poèmes en 1995 dans la revue issue du sur­réal­isme, Supérieur Incon­nu, à laque­lle il col­la­bore jusqu’en 2005.
En 2003, il par­ticipe au col­loque con­sacré au poète Patrice de La Tour du Pin au col­lège de France, y par­lant de la poé­tique de l’ab­sence au cœur de La Quête de Joie.
Fasciné par la pein­ture de Rober­to Mangú, il signe un roman sur son œuvre, “Nox”, aux édi­tions le Grand Souffle.
2011 : “Danse sur le ter­ri­toire, amorce de la parole”, édi­tions de l’At­lan­tique, pré­face de Michel Host, prix Goncourt 1986.
2014 : “Le Corps du Monde”, édi­tions Cor­levour, pré­facé par Pas­cal Boulanger.
2015 : “La nuit phoenix”, Recours au Poème édi­teurs, post­face de Jean Maison.
2018 : ” Alphabé­tique d’au­jour­d’hui” édi­tions L’Ate­lier du Grand Tétras, dans la Col­lec­tion Glyphes, avec une cou­ver­ture de Rober­to Mangù (64 pages, 12 euros).
En mai 2012, il fonde avec Matthieu Bau­mi­er le mag­a­zine en ligne Recours au poème, exclu­sive­ment con­sacré à la poésie.
Il signe la pré­face à La Pierre Amour de Xavier Bor­des, édi­tions Gal­li­mard, col­lec­tion Poésie/Gallimard, 2015.