[1]

 

 

 

je suis muet

je ne suis pas muet
je ne par­le pas

je suis aphone
j’ai froid
mais quand il bru­ine dans ma gorge
je chante

je ne suis pas sourd
j’en­tends à tra­vers les murs
j’en­tends à tra­vers les nuages
j’en­tends la langue du souvenir

je chante

je suis homme à tout faire
et je souf­fre de l’être
à per­son­ne je ne ferais de mal
j’ai en hor­reur l’odeur de la mort
j’ai l’odor­at très fin
je dois tenir la jat­te sous l’échan­crure rouge
le sou­venir c’est le filet de sang qui goutte dans la jatte
j’ai l’or­eille fine
j’ai l’or­eille fine
le sou­venir c’est le couine­ment de la gorge sous la pointe du couteau
je tiens la jat­te sous l’échan­crure rouge

je suis encore un enfant

j’ai le cheveu de mon père
j’ai l’or­eille et le nez de ma mère

mon père ne m’a pas connu
ma mère ne m’a pas voulu
ou n’a pas pu

je n’ai la langue de personne

 

 

 

 

 

[2]

 

 

 

 

 

On dis­ait :
Un garçon sera utile Il don­nera aux cochons
Il cur­era les loges
Il cur­era les fosses
Les jours de cochonnailles
Il tien­dra l’écuelle sous la plaie
Il cueillera le sang frais Il lav­era la cour

 

 

 

 

 

[3]

 

 

 

 

 

je ne mange pas de viande

ni poil ni plume

je mange des fruits
je mange des graines
je mange de l’herbe
je mange du bois
je mange de la terre

j’aime les marronniers

à cinq ans
j’ai vu la bête
et j’ai vu le couteau
j’ai vu la main sur le couteau
j’ai vu le couteau sur la gorge
et j’ai vu la bassine

j’ai enten­du le cri
et le sang couler

j’ai vu le sang

c’é­tait jour de cochonnailles

 

On dis­ait :
Le garçon Il faut l’habituer au sang si plus tard il doit faire la guerre

 

 

 

 

 

[4]

 

 

 

 

 

Je par­le en secret

Je par­le à mes jouets
Je par­le au chat
Je par­le au chien
Je par­le aux oiseaux
Je par­le aux nuages
Je par­le aux étoiles
Je par­le aux insectes
Je par­le au papillon
Je par­le à la mouche
Je par­le à la guêpe
Je par­le au scarabée
Je par­le au corbeau
Je par­le au renard
Je par­le au bousier
Je par­le au loup

Je par­le

Je par­le à la terre
Je par­le à l’herbe
Je par­le à la boue
Je par­le au ruisseau
Je par­le au chemin
Je par­le au caillou
Je par­le à la poussière
Je par­le à l’air
Je par­le au vent
Je par­le à la bruine
Je par­le à la pluie
Je par­le à l’orage
Je par­le à l’éclair
Je par­le à l’éclat
Je par­le au tonnerre
Je par­le à l’arbre
Je par­le à la feuille
Je par­le au tronc

je par­le au marronnier

Je ne peux pas par­ler à la dame
Je par­le à ses chaussures

 

 

 

 

 

[5]

 

 

 

 

 

On dis­ait :
Il n’y a pas moyen de rien lui arracher
Quand on par­le au garçon Il reste coi
Il ne dit mot et baisse les yeux
Il a per­du sa langue
Il l’a don­née au chat
Il est devenu muet
Il se moque bien de nos boniments
Il vit de l’air du temps
Il est heureux à sa manière
Il est sim­plet Il est resté enfant
C’est un petit homme
C’est un petit animal
C’est un végétal

C’est un marronnier

Quand il est seul Il chante

On dis­ait :
Et quand il chante
On ne sait pas si c’est qu’il chante
Ou qu’il pleure
On ne sait pas
Qu’il pleuve ou qu’il vente
S’il égrène le passé
Ou nous invente le futur

Par­fois le soir Tout en chantant
Il valse avec une chaise

image_pdfimage_print