I

 

La phrase s’est posée au bord du jour. Elle ne l’atteint pas. Elle l’attend.
Mais rien ne bouge.

On regarde ses doigts. On voit les ongles tachés, la lumière. On
voudrait en dire plus.

On voudrait compter, ajouter le chêne à la mon­tagne, la lampe au
buisson

Sans jamais obtenir le même résul­tat. On pour­rait aus­si faire
sem­blant de ne pas entendre

Ce qui se remet à par­ler. On dit : ça y est, ça recom­mence. On
tourne la page.

On entend couler la voix comme une eau souter­raine. Dans quel
sens, on ne sait pas, mais elle coule.

Tan­tôt elle s’éloigne, tan­tôt elle se rap­proche. Le plus sou­vent elle est là, à égale distance

Avec ses images obscures. Quand elle se tait on reste comme sans

bouche, seul avec ses mains.

 

II

 

Le jour se pose dans les feuilles, sur le dossier, sur le pied. On croit
qu’il s’arrête, mais non,

Il con­tin­ue à se pos­er, sur le tapis, dans l’herbe, sous la terre, dans le
noir. Il devient la nuit.

Et la nuit alors monte dans les pier­res, l’écorce, les pétales, elle
con­tin­ue à monter

Des ram­i­fi­ca­tions du bas à celles du haut, dans les branch­es, sur le
toit dans l’obscur et ses feux. Et elle devient le jour.

Du jour à la nuit et de la nuit au jour, c’est le même mou­ve­ment, la
même inaltérable lenteur.

Tou­jours on reste au bord, à guet­ter. On a les yeux dans l’oreille,
l’oreille dans les doigts

Et dans les doigts l’imperceptible : ce qui n’est ni jour ni nuit mais le
pas­sage de l’un à l’autre,

Ce qui n’est même pas le pas­sage, puisque ça vient, ça s’éloigne, ça
revient, ça ne s’en va jamais.

 

III

 

On retrou­ve la patience des choses minus­cules, le silence émietté
des fourmis.

On retrou­ve un peu de sable dans les poches, une enveloppe
déchirée, un bol vide et un ongle.

On se demande ce qui les tient ensem­ble dans la même attente, ce
qui les fait soudain sor­tir de leur image,

S’approcher sur le bord du soir, se ser­rer, se con­fon­dre dans les
yeux.

On se demande. On n’a pas de réponse. On reste dans
l’éblouissement vert et bleu où rien ne bouge.

On regarde la face de pierre dériv­er sur les choses, l’ombre et la
chaus­sure balancée.

On sait qu’on s’approche mais qu’on n’atteindra rien que cet instant
lumineux,

Avec le tronc du noiseti­er si net qu’il ressem­ble à un regard. Avec
autre chose aus­si. Un bruit de porte, mais rien qui vienne.

 

IV

 

Le ciel est une page. Une grue y trace son signe. Les lanternes
s’allument, le temps tombe des arbres.

On retrou­ve l’entre jour et nuit, cet instant d’équilibre où le visage
devient son ombre.

On tente de se faire léger, si léger que le corps ne serait que la chaleur
dégagée par le soir.

On flotte, on se dis­perse, on va s’effacer. Reste un peu de ciel trop
pâle pour écrire et l’eau qui tremble.

On croit atten­dre et on est atten­du. Par per­son­ne en par­ti­c­uli­er : par
le rouge, par le mauve, par le cri

Par ce qui vient, qu’on ne peut pas voir mais qu’on entend, là, tout
près, comme un souffle,

Comme un silence bruis­sant, un rien qui bouge. Par l’obscur de plus
en plus épais.

On y entre et c’est une encre. Celle du ciel où plus rien ne se trace.
Où seuls clig­nent les feux immo­biles de l’oubli.

 

V

 

On se remet à compter parce qu’on sent venir la fin. On a des doigts
plus qu’il n’en faut.

On compte l’aube l’aurore, le matin et midi. On y ajoute sieste, soir,
cré­pus­cule et nuit :

Le compte y est. On recompte. On dit : c’est le jour. c’est un autre.
Dans le retour,

On ne sait plus si c’est la nos­tal­gie des choses qui ne sont plus ou
l’éclat des choses qui commencent.

On voit soudain pâlir puis renaître dans la lumière la lumière. On
voudrait bien, mais c’est trop tard.

Le noir est là, sur la vit­re. On ne sait plus ce qu’on cherche. Oui, le
temps de compter est venu.

Les chiffres tombent comme la pluie, tout douce­ment, avec un bruit
de sou­venirs. On croit que c’est avec eux qu’on compte,

Mais ce sont eux qui comptent. Ils font une rumeur humide entre les
lèvres et dans les yeux.

 

VI

 

Par­fois, on n’entend plus rien. Les nom­bres sont ailleurs. On les
cherche entre les dents, sous la langue.

On reste avec les choses : le pot, la boîte, le radi­a­teur, la carafe. On
énumère, on ne compte plus.

La lumière fait un rec­tan­gle sur le mur. On voit des ombres. La tasse
brille. On voudrait compter encore.

Pour­tant dire les chiffres n’est pas compter. Le compte est entre,
comme entre une marche et l’autre, le glisse­ment du pied.

Mais le pied ne touche pas le sol. On ne sait plus quoi ajouter. Le
jour s’approche, hésite, s’arrête.

On le voit faire signe, de loin, luire sur le métal, sur le verre, sur le
bois. Avant d’être venu

Il se retire. On n’a pas su le garder. On aurait pu compter. On aurait
dit : il est là, entre deux et trois.

À présent, il est trop tard. La voix ne sait plus non plus sur quoi
s’appuyer. Elle par­le peut-être. On l’entend à peine.

 

VII

 

La voix vibre. Comme en soix­ante-trois. On se sou­vient. On fait un
rêve. Tout fait un rêve.

Le bleu est plus pro­fond que dans le sou­venir. Le tronc y inscrit le
rêve de son feu rêvé.

  Des poires se détachent et tombent. Bruit mat. On les compte un
peu puis on oublie.

On rêve dans l’image avec les feuilles et la face de pierre, le champ
et la citerne.

Un instant, on croit y être. L’air est plus limpi­de, les formes plus
vives.

Dans le rêve, il y a aus­si des foules, des rires, des cris et des insultes.
La nuit et le jour se confondent.

On voit venir un immense regard. Dans le rêve, il n’a pas de limites.
On compte encore.

Des vis­ages, des sourires, des mains. Dans le poème, on compte
aus­si. On retient sept, il reste un.

 

VIII

 

Le huitième jour est le dernier. Ain­si en ont décidé les nom­bres. On
compte une dernière fois.

L’ombre du chêne, la mon­tagne et le champ, la clô­ture et le ciel, les
deux pieds et la tasse.

Quelque chose insiste. Entre la chaise et le genou, et sur les yeux,
l’éblouissement vide.

Là, ce qui vibre. Une sorte de souf­fle ou d’air qui bouge. Un
vacillement

Ou miroite­ment, comme sur une eau sans image. On est comme au
bord, à regarder.

On répète huit pour con­serv­er un peu de cet oubli qu’on est déjà.
On fait signe

Une fois encore. On mon­tre du doigt ce qu’on ne peut pas voir. On
fait : chut ! Écoute !

Plus un bruit. Peut-être le sang. Le jour s’arrête. On pose huit, on ne
retient rien.

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