La lettre, le sens, la vie
Lire, écrire, c’est coudre un livre après l’autre
les morceaux d’une tunique fabuleuse
pour s’en aller, joyeux, vers sa propre mort.
Cette laine des mots, c’est sur son propre dos
que l’écrivain la tond.
Son verbe est passé par son corps.
Il connaît ce qu’il avance. Il le connaît dans
sa chair où se tient la mémoire de l’espèce.
Il n’y a pas de littérature sans corps.
LORETTE NOBÉCOURT,
L’usure des jours.
Ils s’arrêteront sur une anagramme
presque parfaite — il n’y manque qu’un C -
de Crayencourt : Yourcenar.
« Pour le plaisir de l’y », dira Marguerite.
JOSYANE SAVIGNEAU,
Marguerite Yourcenar : l’invention d’une vie.
À Yvon Le Men
Y
J’hésite
entre
écrire un préambule
et déambuler dans la nuit
Personne pour choisir
Alors
j’irai
entre l’eau et le sable
onduler
avec les algues
d’un lointain littoral
— mes sœurs en persévérance -
Comme elles
j’écris
sans préambule
une déambulation poétique
avec des lettres d’algues qui dansent
avec une encre d’eau qui jamais ne sèche
avec des mots de sable mangés par la mer
avec des vers de vagues qui jamais ne cessent
J’écris
sans hésiter
lové au creux de l’Y
là où
est préservé l’équilibre
sans hésitation ni préférence
Personne pour hésiter
personne pour préférer
J’écris
simple instrument
semblable au crayon
tenu dans l’Y des doigts
et posé sur le pouce de la préhension
sans contrainte
— c’est beau de voir l’Y des doigts
se courber
jusqu’au pouce de la préhension
pour exprimer
toute une compréhension -
C’est beau
de voir
un poète se pencher sur
une feuille d’arbre
pour en décrypter
la grammaire en Y des nervures
C’est beau
de voir un poète
se pencher
sur une feuille blanche
pour y partager
son amour du vivant
son amour du sens
son amour de la langue
son amour de l’écriture
Personne pour dire
personne pour écrire
Mais l’écriture
se fait
comme l’Y tient en équilibre
sans rien connaître des lois
qui rendent cet équilibre possible
L’Y nous enseigne
qu’il faut
sans préférence
connaître pour survivre
et ignorer pour vivre
connaître pour se concentrer
et ignorer pour s’ouvrir
connaître pour comprendre
et ignorer pour découvrir
connaître et ignorer
pour s’émerveiller
pour s’éveiller
à
cela-même
Y1
Y
est la vingt-cinquième lettre
et la sixième voyelle
de l’alphabet latin moderne
— tantôt voyelle étirée fermée
tantôt semi-consonne en français -
et a été inventé tardivement par les latins
pour transcrire l’upsilon
— la vingtième lettre de l’alphabet grec -
surtout dans certains noms propres
Y est aussi
pronom et adverbe
symbole algébrique
symbole de l’yttrium
et désigne en physique
l’hypercharge d’une particule
Y est aussi utilisé
de manière abusive
— et néanmoins sympathique -
dans certaines régions de France
donnant un relief particulier à la langue
— un relief en Y !
j’vais y faire
faut pas y craindre
Y est aussi
le mot vietnamien pour
identique, exactement et vêtement
et en y ajoutant divers accents
il devient d’autres mots
comme Ý
— prononcer « iii’ » -
qui veut dire pensée ou opinion
Y se retrouve aussi
en géographie pour
désigner parfois
la rencontre de trois vallées
ainsi parle-t-on couramment
de l’Y grenoblois
Y était
— semble-t-il -
l’emblème des pythagoriciens
pour qui il représentait
la croisée des chemins
les alternatives auxquelles
constamment se confronte l’être humain :
le spirituel et le mondain
la connaissance et l’ignorance
le bien et le mal
Y
symbolise d’ailleurs souvent
l’arbre de la justice
et d’une manière plus générale
la verticalité
l’équilibre
et la croissance vers les cieux
de l’arbre et
de l’être humain
La forme de l’Y
rappelle
— entre autres -
celle du calice
— le calice des fleurs et le calice sacré -
celle de la langue bifide des serpents
— animaux au venin poison et remède -
celle du rhinarium des lapins et des lièvres
— dont la lèvre supérieure bifide
représente en Asie la duplicité verbale -
celle du polygala arillata d’Asie
— proche du polygale petit buis d’Europe -
Plusieurs traditions déconseillent
la forme de l’Y pour les lieux de vie :
ne pas faire une double entrée
en forme d’Y dans une propriété
et ne pas acquérir un terrain
à la jonction de deux chemins
qui forment un Y
Il existe une représentation en Y
de la menorah juive
— le chandelier à sept branches -
dessinée par Maïmonide
où cette forme représente
— selon la kabbale -
les sept branches du delta du Nil
Si l’on renverse l’Y on y voit
— selon l’ami Nicolas Brard dans son
Exégèse de Voyelles d’Arthur Rimbaud -
la verge, rayon bifide issu de l’Un, majuscule
comme Dieu, à la rime, masculine.
Si l’on relie les trois extrémités de l’Y
par des traits
tout en gardant les traits de l’Y
on obtient un tétraèdre pointe en bas
espace délimité le plus économique
figure symbolique dans le bouddhisme tantrique
appelée dharmadayo en sanskrit
— tcheudjoung (chos ‘byung) en tibétain :
source des phénomènes
matrice universelle ou vacuité
espace du sans-origine
du sans-demeure et du sans-cessation
espace du non-soi
mais aussi espace de tous les possibles
représentation du non-représentable
Y2
Y
ponctue ma vie :
né à La Roche sur Yon
formule chromosomique xy
prénommé Yves par mes parents
mon frère s’appelle Guy
— il fait du yoga et on l’appelle Yo-Guy -
mon nom de moine-yogi est Jigmé Thrinlé Gyatso
— un océan d’Y, actif et intrépide ? -
les noms de mes Maîtres spirituels :
Gyalwang Drukpa Jigmé Péma Wangchen
Sengdrak Rinpoché Ngawang Gyourmé Tcheuky Gyaltsen
Kagyü Khenchen Rinpoché Yéshé Tcheudar
lieux de vie :
La Roche sur Yon
Nesmy
Plouray
Montsapey
l’Himalaya
… en passant
parfois
par Minihy et Tréguier
pour rendre hommage à
Yves Hélory de Kermartin
— saint Yves -
afin de garder l’espoir en l’être humain
et chanter :
Sanctus Yvo erat brito,
advocatus sed non latro,
res mirabilis populo !
Saint Yves était breton,
avocat mais pas voleur,
chose admirable pour le peuple !
et par la baie de Douarnenez
pour essayer d’entendre résonner
— comme nous les a donné à entendre
ce cher Claude Debussy -
les cloches de la ville d’Ys
… et il y a les voyages
car Y est ouverture
triple ouverture d’un point
dans l’espace infini
Y3
Dans la nuit noire
tombe la neige
Dans la nuit blanche
l’esprit s’élève
Dans la nuit froide
le moine veille
Dans la nuit ample
cœur ne sommeille
Dans la nuit de la foi
tout s’éveille
Dans la nuit nue
la gelée blanche drape la terre
Dans la nuit neigeuse
s’étend l’hiver
Dans la nuit crue
qui a croqué la lune ?
Dans la nuit bleue
brille Vénus
Dans la nuit pure
voltige et s’éparpille le pollen
Dans la nuit de la vie
la vie sème encore la vie
Dans la nuit étoilée
l’Y n’est pas si solitaire
Y4
Le matou chasse de nuit
le matin chasse la nuit
et moi je chasse
du Y
la mélancolie
comme un poète amer
comme un moine en colère
comme un méditant volontaire
mais tous les vouloirs
savoirs
espoirs et désespoirs
du monde
ne peuvent égaler
la saveur
de l’instant
saveur de l’instant
quand le matou chasse dans la nuit
saveur de l’instant
quand le matin chasse la nuit
saveur de l’instant
quand je chasse la mélancolie
sans me fixer ni sur elle
ni sur la chasse
ni sur aucun Y
car ma façon de chasser
consiste à m’adosser
indolent
au Grand Arc !
Y5
Les pèlerins de notre époque
pas après pas ne pensent qu’à
panser leurs pieds
et rêvent de bien dormir
sans se concentrer au centre de l’Y
— cœur de la voie du cœur -
alors que la vie
peu à peu
les fuit
L’aulne vert
— qui envahit les alpages -
ploie jusqu’à terre
sous le poids de la neige
Comment ne pas comprendre
l’enseignement si sage
de l’humble et simple souplesse
l’enseignement du Y ?
Le feu de bois crépite
et sa chaleur
— en double Y croisé -
qui rayonne dans l’air
suffit à réjouir des voyageurs
l’humeur
qui
devenant pétillante
suffit à régénérer
corps et mental endoloris
Y6
Les traquets motteux migrent
sur trente mille kilomètres
L’endroit où l’on revient
jamais n’est le même
Le lieu où l’on vit
jamais ne demeure identique
Ceux qui voyagent et ceux qui restent
jamais ne sont les mêmes
Les hirondelles vont et viennent
d’un grenier de France à un grenier d’Afrique
d’un grenier d’Afrique à un grenier de France
d’un fil électrique à un fil électrique
d’une roselière à une autre roselière
du regard d’un homme au regard d’un autre homme
d’un émerveillement à un autre
C’est simple comme un Y
mais encore faut-il y réfléchir
pour embrasser enfin ciel et terre
aimer tous les pays et tous les territoires
et comprendre
accepter et apprécier
que
d’instant en instant
tout change
La plus grande crainte des hommes
c’est le changementµ
ainsi craignent-ils
la vraie vie
car ils n’aiment pas vraiment
la vie
mais s’y attachen
et aiment plus l’attachement
qui les rassure
que la vie qui change
Les hommes s’attachent
aux branches de la vie
aux branches du Y
aux apparences
et c’est pour cela
qu’ils transmigrent
de vie en vie
et celle ou celui qui condamne les migrations
se condamne elle ou lui-même à transmigrer
encore très longtemps
Y7
Avant l’arrivée du vent
au bord de la rivière
dire adieu aux boutons d’or
reposer l’esprit sous le saule pleureur
— Y en larmes tant il aime la terre -
et suivre
de roche en roche
la bergeronnette
qui siffle et s’envole
insouciante
passant d’une rive à l’autre
sans faire de différence
Y8
Comme l’eau bleue sous la glace invisible
comme une braise cachée sous la cendre légère
la vie coule sous la vie qui se fige
la vie couve sous la vie qui s’en va
la vie couve sous l’ombre de la mort elle-même
La vie plane autant sur la mort que la mort sur la vie
et le secret de l’Y
c’est qu’il est sans préférence
son secret est au centre
sagesse non-duelle
voie de vie plus intense que la vie
la vie couve
dense
au centre de l’Y
la vie œuvre
dansante
en fragile équilibre
la vie se déploie
triple et multiple
à partir de l’Y
et l’Y danse
tourbillon de joie
dans l’espace infini