JE  ME  DEMANDE  SI  LA  NUIT  LENTE
  (in  “EXISTE  ALGÚN  LUGAR  EN  DONDE  NADIE” )
    (2012)
 
 
 
      (…)avec l’eau qui voit tout, 
      mais ne se sou­vient de rien.
      Lucian Bla­ga, Can­ción del agua
 

Tra­duc­tion en français : Jean-Yves Bériou

 

 

Main­tenant que nous savons  en quoi le feu nous transforme
et que tout est feu dans le corps de la flamme,
main­tenant que tu tra­vers­es des saisons égales à des saisons,
que des scènes changeantes récla­ment ton apparition ;
main­tenant que la trans­parence s’annonce depuis l’eau
et depuis l’air qui descend,
main­tenant c’est ton image que je veux arracher au corps pal­pi­tant des ombres.

Tu étais fils du soleil et, comme le soleil,
un arbre impas­si­ble qui dévore la queue de la nuit.
Jamais la mort ne logea dans tes paroles,
ni le sang sur le dos blessé de la nuit
où nous n’avons été qu’une seule étreinte dans un seul corps.

Main­tenant que tu ne t’éteins pas dans la chair de la flamme
et que ton incendie répond à un autre ciel tout au dedans de moi,
je palpe les racines du corps de miroirs qu’était la nuit de ta nuit,
désor­mais ville sans rues où tout n’est qu’un jardin sans ombres ;
main­tenant que tu es un corps pal­pi­tant d’ ombres,
rien de plus qu’une étreinte prop­ice mais passagère,
je brûle ma parole  comme une pierre que l’on durcit au feu.

 

À toi qui n’as pas par­cou­ru la nuit avec moi,
à toi qui de la nuit n’es jamais revenu,
à toi qui es passé de la nuit au hurlement de tes chiens,
à toi qui reviens de la nuit quand je ne t’attend plus ;

oh, nuit mère où nous allons,
nuit mère de la nuit que je con­jure avec les voix du chant !

À toi la parabole noc­turne de l’année vénusienne,
avec ses huit jours de deuil,
pour sor­tir au bout de la nuit,
vers la trans­parence vespérale.

 

 

Nous mar­chons sur des eaux en feu
avec l’eau peu­plée de reflets
et l’arbre sec de mon père :

parole dur­cie
comme l’acier dur­ci dans le feu.

 

 

Avant que la nuit commence,
toi et moi nous pré­par­i­ons le chant,

puis tu devins Nuit
et mon corps let­tre pour le chant. 
 

 

 

Lan­gage en feu qui ne se sou­vient d’aucun autre état,
fleuve vorace arrêté par les sables,
comme un sen­ti­ment que tu caches fait tres­sail­lir des eaux 
dans la rade, où la nuit sonne l’alarme,
le vais­seau qui nous sauve.

Lente cor­ro­sion d’eaux stagnantes.
Tu es aujourd’hui un mot con­fié aux cailloux,
un nageur qui demeure dans les eaux paresseuses.
Telle une eau paresseuse, passent les heures.
une eau paresseuse qui ne con­naitra jamais le repos.

 

 

Depuis ton voy­age sous l’étang
toute eau est mystère,
rumeur qui tombe comme l’eau.

 

 

Nus, dénués de père,
la nuit a recou­vert nos hontes.

Des mois après,
la même nuit t’a désengendré
dans une nuit plus lointaine ;

désor­mais je ne dis pas nuit mais arbre ren­ver­sé,
ses hautes branch­es dans la terre.

 

Durant toutes ces années nous avons recueil­li des mots pour le chant,
nous avons don­né leur nom pro­pre à nos voix
et aux soirs où nous n’avons été qu’une seule ombre dans l’étreinte ;

durant des lus­tres nous avons com­posé et ordonné,
avons ramassé d’étranges minéraux pour le vent,
et quand tout était prêt pour le chant
j’ai dû chanter seul la chan­son qui n’en finit jamais

 

Dans le trem­ble­ment de la soirée
dans la lumière limpi­de d’automne
un feu s’allume
limpi­de dans sa lumière :

ton cœur non soumis au temps dans le trem­ble­ment de la pensée.

 

 

 

Vint alors la nuit jusqu’à la berge de la vie.
Obscure ivresse en moi jusqu’à l’étang :
ton corps et le mien,
à jamais la même étreinte qui survit à demi.

Mais nous n’étions alors que des attrib­uts du père.

 

Mais tu existes, voyageur de la rivière
et la riv­ière existe,
soirée à jamais mémorable
où j’appris à courir sur les pier­res des rivières.

Pier­res de la riv­ière qui furent un lit
là où la lenteur enflamme l’animal de la mémoire.
 

 

 

 

Les habi­tudes ambigües de l’air
annon­cent une eau qui ne se laisse pas voir,
mais je la sens encore qui tra­verse tout ce vert,
mais j’en refuse encore le calme
et je refuse de plonger de nou­veau mes mains
sous son voile apparent.

Tu es tou­jours cette eau au cours paresseux,
cet espace soudain de l’absence que j’ai appris
à tra­vers­er des deux mains sans y toucher.

Rien qu’une petite branche,
à peine le craque­ment de l’eucalyptus entre les doigts,
agi­ta le miroir lisse de ton séjour,
et apaisée ton absence se rapprocha
en flot­tant vers mes mains.

Mais c’est inutile :
j’en suis encore à par­ler au limon maternel,
une lumière d’amour me pénètre
et dit par ma bouche :
« Ne m’appelle plus, mère,
il n’y a pas d’ange, il n’y a pas de feu, mais il n’est plus qu’exil,
rien qu’une petite branche qui embaume ! »

Ce n’était pas des eaux de cen­dre, ni une colline
que les arbres nus recou­vraient de lumière de plomb ;
c’était une triste splen­deur de soleil brutal,
pas plus haute que le muret effon­dré sous tes pieds.

Une paresse de dimanche appor­ta la nouvelle :
ton absence, aujourd’hui l’ocre prolongation
de travaux noc­turnes qui ne s’endorment pas,
tels les esprits du vin.

 

 

 

Un autre vent avive la même flamme,
la même flamme est aujourd’hui un chant
qui brûle dans la sub­stance même du poème.
Corps hal­lu­ciné ne ces­sant de par­ler par ma main,
instru­ment dans lequel pal­pite la flamme
qui n’est pas aujourd’hui un corps.

Tu sur­gis dans un ciel
où inutile trem­ble encore la matière du désir ;
un autre vent nour­ri­ra ta flamme 
où s’accomplissent la prémonition
et les promess­es du chant.

 

 

Mais l’eau au père jamais n’appartient,
elle est au frère qui coule, pure haleine.

 

 

 

Arrache ton image au feu, juste une minute,
viens accom­plir à mon côté ton rite du salut,
et gran­dis dans mon étreinte comme une calme étoupe
dans la chair urgente de la flamme.

Il y a une soif qu’on n’éteint pas,
c’est du feu au cen­tre du torrent ;
une flamme qui brûle à jamais,
que n’éteint pas même la course de l’eau.

Reviens, reviens,
bran­dis ton épée brûlante d’ange exilé de sa pro­pre lumière.

 

 

 

.

Ni l’étreinte de sa lumière
ni sa lumière qui t’obscurcit le regard
ne peu­vent t’enlever les pier­res du ruisseau,
et encore moins le fruit qui mûrit
dans le print­emps de tes mains :

c’était la tiédeur du soleil,
la tiédeur de l’œil solaire qui éclairait la fille,
elle te mon­trait en elle les fruits des bois,
toutes les filles par­mi les pierres
brûlantes du ruisseau.

 

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