TOMBES
Hélas ! Mais allez faire un tour au cimetière, et regardez les tombes : n’est-ce-pas là parfois qu’est née la carrière littéraire d’un homme qui n’y songeait pas le moins du monde !
Sœren Kierkegaard, Journal (mars-décembre 1844)
1.
À mon frère À ma sœur À mon parrain
À mon oncle À ma marraine À ma nièce
À ma mère À mon camarade À mon neveu
À mon grand-père À ma petite-fille À
Ma grand-mère À mon enfant À mon ami
Papa Maman J.M.J. sur les médaillons
Sur les dédicaces Jésus Marie Joseph
Toute la famille nommée sur la tombe
Marcel Henri Juliette Odette Evelyne
Rachel Fleury Géry Jean Marie Louise
Gaston Mathilde Léonie Pierrot Jules
Pierre Roger Arthur Reine Mimi Louis
Hors de la ville sont les lopins des
Morts à peine la taille d’un placard
Mais enfermant pourtant toute la vie
Un compendium fidèle de tout le réel
Une édition de poche Un bref canevas
Livres de pierre livres étouffés par
Le lierre les mousses les gravillons
Les feuilles mortes Ovales mandorles
Auréoles des lichens fixés au ciment
Le béton a été renversé sur la terre
La terre travaille vit sous le béton
Le ciment se tord se lève casse fend
Le décor se détruit meurt à son tour
Le ciment bouge descend et s’enfonce
Jésus retombe pour la quatrième fois
La base de la + croix + est protégée
Une toile bitumée enveloppe le socle+
Mais le corps sous la terre Le corps
2.
La dépouille du Christ clouée sur la
Croix de marbre sculpté manifeste la
Différence la corruption de la chair
Et la résistance de la pierre Pierre
En lutte contre le temps et le temps
Le regard s’arrête sur les veines du
Marbre dans lesquelles le sang s’est
Figé Dur sang minéralisé de la terre
Mais le marbre fendu le marbre glacé
Ne reflète qu’un ciel vide et morose
Les chaînes de l’enclos Une couronne
D’épines échardes piques et barbelés
Un Christ aux outrages Amour anéanti
Amour qui va renaître autrement dans
Une dévotion incertaine Une dentelle
Ajourée Un décor à trous Une mémoire
À trous dans une vie pleine de trous
Toutes les fleurs artificielles sont
Aussi conçues pour résister au temps
Et pourtant leur éclat s’amenuise et
Elles finissent aussi par se flétrir
Sans aucune promesse de résurrection
Les fleurs sont rassemblées dans une
Urne de pierre noire un vase-tombeau
Le dernier séjour des fleurs coupées
L’eau finira par verdir croupir puer
Et les tiges gluantes s’affaisseront
Au fond du vase en un magma putréfié
3.
Tombes abandonnées pèlerins éternels
L’abandon de la tombe est sans doute
Une seconde mort Qui se souvient Qui
Se recueille encore Où disparaissent
Les morts dont personne ne maintient
Le souvenir Memento L’église invoque
À travers les siècles les saints qui
Connus ou inconnus nous ont précédés
Ici souviens-toi que tu es poussière
Et que tu retourneras + en poussière
Memento homo + quia pulvis est et in
Pulverem reverteris + Tu marches sur
La poussière des morts + Tu respires
La poussière des morts L’entropie se
Déroule inéluctablement Le bois sera
Rongé par la pluie le soleil le vent
Les vers + les mousses + les frelons
Le gel + La croix de bois se veinule
Se fendille se décompose La croix de
Bois est la part palpable de la mort
Au travail Croix de bois Glaives des
Douleurs plantés + dans la gorge des
Survivants Bois blanc et coquelicots
Rouges Os et sang dans les champs de
Flandre +++ Ypres +++ Porte de Menin
Depuis 1928 + le clairon sonnerie du
Last Post accompagne chaque soir les
Disparus au rendez-vous des ténèbres
Ad plures ire Rejoindre la multitude
Ceci ne sera bientôt plus une vérité
4.
La mort frappe parfois les morts sur
Leurs lieux de repos Un éclat d’obus
Qui cisaille le bras du crucifix Une
Bombe qui exhume des cercueils brise
Les marbres Là sur la table cimentée
Une fausse infusion de chrysanthèmes
En plastique refroidit sous la pluie
La terre avale le sang des hommes et
L’eau du ciel Le béton se fractionne
Redevient sable + gravier + ciment +
Eau Les morts veulent sortir s’aérer
Ils croient que c’est l’aurore de la
Résurrection comme les escargots qui
Sortent la tête de la coquille si on
Les mouille La déception est cruelle
La plupart des morts ont été oubliés
Définitivement oubliés car les temps
Anciens n’ont conservé que les morts
Célèbres + Les regrets sont éternels
Comme la croissance est illimitée le
Progrès infini avec un développement
Durable La déréliction est naturelle
Les profanateurs complotent dans les
Cimetières Ici les vandales agissent
Les inscriptions s’effacent Les noms
Pâlissent et les lignées s’éteignent
Les lettres se détachent tombent une
À une comme feuilles mortes ou comme
Squames ou pelage Les noms des morts
S’effacent sous la gomme de la pluie
5.
Cette concession en l’état d’abandon
Sera l’objet d’une procédure dite de
Reprise Cœur de bois + Cœur de roc
Cœurs fendus La croix porte l’homme
Supplicié élevé abaissé et abandonné
Tous les Christs hurlant Une nuée de
Christs accrochés allongés ou debout
Hurlant Eli eli eli lamma sabacthani
Papa Papa Pourquoi m’as-tu abandonné
Sur un coin du cimetière la décharge
La fosse commune + pour les cadavres
Des plantes fanées desséchées mortes
Jetées en tas dans leurs linceuls de
Plastique ou de papier cristal Masse
Pourrissante des bouquets défraîchis
Les chapelles individuelles sont des
Casiers des clapiers HLM des maisons
En accession à la propriété Les gens
Dans des caveaux étanches Hygiène et
Santé Ne pas confondre avec une cave
À vins ou le Caveau de la République
L’herbe ne pousse pas sur les dalles
Ne pousse pas dans les crevasses des
Tombes de béton au-dessus du vide Un
Trou noir + dans la nuit perpétuelle
Cependant le ciel se déplace dans le
Marbre noir Les nuages glissent dans
La flaque noire qui couvre le caveau
Parfois un rayon de soleil double le
Profil de la croix la clouant au sol
6.
Le faux bois en ciment imputrescible
Les pétales en terre cuite résistant
Au soleil et au vent Vains essais de
Longévité + Le temps a tout le temps
Les bras de Jésus se tendent vers le
Ciel dans l’arbre de la croix L’ange
De porcelaine a le sourire ingénu de
L’enfant mort + des Saints Innocents
Pour qui on chantera les Kindertoten
Lieder L’ange se dresse à la croisée
Des routes entre la terre et le ciel
Entre la vie et la mort L’ange cache
Son sourire C’est l’enfant qui n’est
Plus là C’est lui qui est tombé dans
La nuit Lui qui est dessous la terre
Face au ciel une tête morte sèche au
Bout d’une pique plantée dans le tas
De cendres Quand la neige aura fondu
La colline sera encore grise et pâle
Dans l’opacité du suaire pourrissant
Crânes et fémurs croisés claquent au
Vent pour une croisière sans escales
Seuls les trous oculaires permettent
Le passage de la lumière La bannière
Noire montre aussi les dents la part
Visible du squelette + dès l’enfance
Le bois pourri la statuette ébréchée
Seront vénérés à l’image de reliques
Le cimetière est un Golgotha Lieu du
Crâne Tout tombeau est démonstration
7.
Les oiseaux ont traversé le ciel sur
Leurs ailes tels des anges de plumes
Certains furent cloués morts sur des
Portes de granges chouettes hulottes
Ou pendus par le cou entortillés sur
Les barbelés des pâtures corbeaux ou
Pies angelots crevés noirs et blancs
Les morts sont rénovés et rafistolés
Avant l’inhumation Amour éternel des
Restes chéris du meilleur des hommes
Des fleurs en plastique poussent sur
Le socle de béton comme l’arbre mort
Dans Le sacrifice d’Andréi Tarkovski
Le temps s’échappe Le souvenir reste
Le temps reste Le souvenir disparaît
Tout passe Tout se dissout Tout part
Tout demeure Tout meurt Tout résiste
Tout disparaît et les ombres sombres
Sombrent dans l’assemblée des ombres
Dans la vallée de l’ombre de la mort
Les ombres doubles se rencontrent en
Nombre C’est une scène du Soulier de
Satin de Paul Claudel le Dialogue de
L’ombre double Parole lancée dans le
Vent tandis que les petits anges des
Enfants morts regardent les passants
Marcher dans la nécropole Leur châle
De baptême qui fut tricoté par Maman
Est devenu leur sépulture Couverture
Voile de pureté Linceul de tendresse
8.
Quand le pied enterré de la croix se
Délite rongé par l’humidité les vers
Les moisissures on l’installe sur la
Dalle à l’horizontale C’est l’agonie
La mort de la croix + Une projection
Homothétique Une vision indicible de
La mort de la mort dessus la mort de
La mort Croix debout Croix allongées
Souche d’arbre mort De nourriture en
Pourriture Ensuite la vie naît de la
Mort La nature prolifère Les plantes
Les champignons les bactéries et les
Vers Faune et flore du cimetière Les
Mousses doux petits oursins moelleux
Verts foncés collés sur les fissures
Les taches de lichen sur les briques
Comme les tavelures brunes au dos de
La main des vieillards Chrysanthèmes
Le bois de la croix fleurit Hybridesµ
Rameaux et feuilles végétales Fleurs
Artificielles Crassulacées joubarbes
Grouillant au bord du vase funéraire
Le temps délave efface les épitaphes
La permanente présence de l’entropie
Au cœur des dalles La ferraille est
Le squelette du béton À la longue il
Apparaît Les os de métal se couvrent
De rouille Contenant et contenu sont
Également soumis à la loi + Dura lex
Sed lex Une seconde mort Mort totale
9.
Dans le jardin des morts les fêlures
Du ciment sont des chemins Écritures
Lapidaires qui se lisent palimpseste
Renversé On passe le doigt entre les
Marques sur les inscriptions presque
Effacées Un braille à déchiffrer par
La peau des vivants L’écriture pâlit
Sceau de piété et d’éternels regrets
INRI gravé comme un nom sur la tombe
Un verdict Puis viendra le printemps
Viendra le temps de Pâques L’éternel
Retour comme si l’on pouvait expirer
À répétition Mort Vivant Mort Vivant
Vi+vant Mort Vivant Mort Vivant Mort
Mort Vivant Mort Vi+vant Mort Vivant
Vivant Mort Vi+vant Mort Vivant Mort
Mort Vivant Mort Vivant Mort Vi+vant
Vivant Mort Vivant Mort Vi+vant Mort
Mort Vi+vant Mort Vivant Mort Vivant
Ton souvenir est comme un livre bien
Aimé qu’on parcourt sans cesse et ne
Sera jamais refermé Lire yeux fermés
Les feuilles jaunies tombent sur les
Tombes La rouille rédige dessine des
Ectoplasmes grave des surimpressions
Dans la ferraille des croix ciselées
Les escargots rampent sur les tombes
en silence Les épeires tissent leurs
toiles en silence Le mouron germe en
silence Tout repose ici dans la paix
10.
Le vent un souffle constitué de tous
Les souffles derniers glisse sur les
Jardins funéraires entraîne les cris
Sèche les larmes renverse les potées
De chrysanthèmes C’est le souffle du
Prophète Élie étendu sur le corps de
L’enfant mort Avec lui nous avançons
Dans l’Âge de l’Apocalypse Les morts
Sont éveillés et nous regardent tous
Derrière le mur l’armée de morts est
Tapie Le regard des morts s’illumine
Se rapproche se fixe Les Christs aux
Bras démantibulés aux jambes cassées
Les Christs troués décapités vibrent
Les chaînes argentées pendent autour
Du tombeau Le soleil de fer s’éteint
La rectitude se dérègle Les bordures
Et les plaques se descellent partent
De guingois Les ombres des visiteurs
S’allongent sur les dalles Le vivant
Imite le mort comme le naturel imite
L’art funéraire L’eau a coulé sur le
Bois du cercueil La fumée d’encens a
Enveloppé le cénotaphe Les chants se
Sont élevés puis se sont tus dans la
Vallée de l’ombre Le poète écrit que
L’absence de parole des morts dirige
La sienne Le poète est l’ambassadeur
Car tous les morts sont nos morts et
Nous courons les uns vers les autres