[…]

 

Don­ner à sa parole le désir, c’est dire la perdi­tion du désir­er. Dans la perdi­tion qu’est ce désir­er, il y a le per­dur­er. Le per­dur­er de la parole donnée.

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Le je vais m’envahir est trois fois par­tir. L’aller du je vais, le s’en aller du m’enva, et le ir espag­nol. Faut-il voir dans cette phrase trois ten­ta­tives de sui­cide, trois échap­pées? Quoi qu’il en soit la déc­la­ra­tion est (dé)faite.

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 Car si ce désir n’existe pas, qu’est-ce qui peut alors exis­ter? (Stig Dagerman)

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 Je me rap­proche du sui­cide en me dis­ant que cela aus­si est une façon de vivre.

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 Naître ou mourir: je vous arrive.

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 Je fais le rêve dans lequel tu me prends la main.

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 Tu me meurs. L’

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 Je veux dire moi, un je émas­culé, en ambiguïté, mais c’est dans la bouche, je l’entends, la bouche, en par­lant, hue.

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 Peu importe. J’essaie de ne pas penser ain­si. Mon­tréal en fin. Corps con­clu. Ville crypte. Non, je ne le peux, c’est le print­emps après tout et il y a les chats, tes deux cartes postales sur mon bureau à Chica­go et la lumière sur Chabot. «J’ai l’impression, quand je pense à ce que j’ai vécu, de n’avoir fait qu’égarer mes corps par les chemins.» (Clarice Lispector)

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Je me mets à l’allemand comme on se met à table. Je me décide à manger cette mort-là. Celan par Blan­chot, Bach­mann par Jac­cot­tet. Tourn­er la plaie dans le français, m’immobiliser sur le front fran­co-ger­manique, où j’essuie plus d’une défaite. Car ce n’est pas cer­tain que ce Niet­zsche que je lis depuis Kauf­mann en français soit le même dont Der­ri­da, etc. Je dégur­gite et c’est tant mieux. Car le heute, today, n’est pas le même heute qu’aujourd’hui. N’est pas le même suicide.

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On est ven­dre­di je pré­pare ta mort. Ta mort qui m’arrive. J’étouffe sur les pavés de cette ville où tu n’es pas. L’homme dans la rue dit ce mot, rien, il le chante. Je marche dedans, dans la vibra­tion de ce mot qui ne m’appartient pas plus qu’un autre mot, pronon­cé autrement. Un ven­dre­di, J. se fait tabass­er dans l’escalier. Un same­di tu hurles toute la nuit. Un dimanche je vais au marché. Après c’est lun­di. Après. Octo­bre, mars.

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Et pour­tant, tou­jours, nous nous choi­sis­sons un com­pagnon: non pour nous, mais pour quelque chose en nous, hors de nous, qui a besoin que nous man­quions à nous-mêmes pour pass­er la ligne que nous n’atteindrons pas. (Mau­rice Blanchot)

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Cette nuit les heures ont passé. Avec ou sans moi. C’est le même tra­vail d’extraction. Aucun écho ne résonne. Je n’allume pas les bou­gies. Je n’écoute pas Chostakovitch. Il y a le silence dont D. a dit: insup­port­able. Ce lieu étouffe le bruit. Je me lève et me couche en sour­dine. Ce n’est pas cer­tain qu’elle soit véri­fi­able, l’existence, la mienne. Cha­grin trop lourd et trop léger. Ai si sou­vent eu tort.

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Her­maph­rodite est une parole désirée dans un corps inintelligible.

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Je dis que l’atteinte, la brèche, est désir­able, qu’on n’est pas de toute façon entier, jamais entier. Guib­ert, l’image can­céreuse, le délit du regard, du désir imbibé, la tache.

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L’attache.

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Ce n’est pas toi, c’est l’idée que je me fais de toi.

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On est du jamais vu et inap­pelé… ée. L’hermaphrodisme serait cela, une plongée dans le corps désir­ant, loin des préoc­cu­pa­tions nom­i­nales. Mas­culin et féminin ou aucun, c’est-à-dire ailleurs, ce qui pour moi est acte de présence: là. Loin des formes décidées, d’un dis­cours poli­tique arrêté mais: en face. Glis­sant ne l’admettrait sans doute pas, mais c’est aus­si cela l’inintelligible. Être pris au dépourvu c’est quand même se don­ner à l’instant. L’instant dans sa durée.

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Pourquoi mon cœur bat-il dans ce sens-là?

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(une auteure sans écri­t­ure écrivant tout de même, spec­tre – som­bra – d’elle-même, spec­tre de son spec­tre et devenant de celui-ci)

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Je pleure les lieues, et les heurts passés.

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Finale­ment j’aurai pleuré sur toutes mes villes. Par­tir, comme on quitte un amant, une amante, qu’on n’a pas arrêté d’aimer.

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La ville s’arrache par couch­es, le tout brusque­ment exposé. Je pense que la mort doit être cela, la con­fronta­tion de toutes les tem­po­ral­ités, une vie, et plus qu’une vie, les villes toutes super­posées, offrant de cha­cune une prise déchi­rante, dés­espérée et exécrable­ment belle. L’offre envoû­tante d’un vide – l’était.

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Moi qui suis né exter­minable, c’est pour ça que je suis en vie. (Roland Castro)

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L’homme dans la rue m’interpelle. Il veut tout savoir de mes orig­ines. Il me dit les siennes, et celles des pho­tos qu’il voudrait ven­dre, il nous invente une com­plic­ité. J’écoute, je ne dis rien, je n’ai besoin ni de com­plic­ité ni d’origines et son rêve tel qu’il me le dit est un rêve bar­bant. Je manque presque de remar­quer la lune dans le ciel. Et votre nom, insiste-t-il, en me ten­dant une main que je serre mal­gré moi. Nathanaël, dis-je, sur le point de par­tir. L’air per­plexe, il voudrait que je pré­cise: e‑l-l‑e? Non, je réponds, et je m’en vais.

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La recon­nais­sance que je n’étais pas seule au monde m’a été insup­port­able. Que J. ait pu emprunter la même tra­ver­sée que moi à Vienne. Que P. ait posé comme moi le regard là, dans un pays qui ne devait appartenir à per­son­ne. Que É. ait pu devancer ma venue dans ce lieu m’ont gâché tous les ailleurs. Il ne s’agissait pas d’une quête de pureté, loin de là, mais de l’assurance, que je savais fausse et aléa­toire, que je pou­vais exis­ter là où je n’avais pas encore été, où mon exis­tence demeu­rait tou­jours irrepérable, c’est-à-dire devenante. Je voulais que per­son­ne ne me dise ce qui était, que per­son­ne ne vienne cor­riger l’erreur de mon abord par l’intermédiaire de pré­ci­sions his­toriques ou poli­tiques, que le lieu ne soit pas ain­si banal­isé, que je n’en sois pas, pour ain­si dire, et par antic­i­pa­tion, oblitérée. Je la voulais impar­lée, la langue; inabor­dée, l’approche; inex­péri­men­tée, la marche le long de ce mur-là. Non pas mienne, ni pour autant minée.

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Et il m’a fal­lu me dépar­tir de ces choses, pour­tant cha­cun de ces gestes m’a paru un crime, le meurtre d’un moi, et du pein­tre aus­si. La con­sol­i­da­tion d’une mort. Je t’embrasse depuis cette fin de Chicago.

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Bien­tôt nos let­tres seront mar­quées ailleurs.

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Les jours m’enlèvent. Je pense par­fois que je ne fais pas suff­isam­ment atten­tion à mon cha­grin. Que j’ai trahi quelque chose d’essentiel – de lui et en moi.

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Same­di je rends l’atelier.

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J’éteins.

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Jusqu’où le creux creusé en soi? Je m’enroule, je dors la tête sous les cou­ver­tures, je tire mes genoux jusqu’au men­ton et je me déteste parce que je suis en vie. Et les mots de mes livres martè­lent l’intérieur de ma tête, et je me déteste aus­si pour les avoir écrits. Et je pense – je sais – que la tra­jec­toire de la let­tre envoyée du désert jusqu’à cette ville est la trace de notre ami­tié qui est aus­si un amour, et je déteste le lan­gage pour avoir divisé les choses ain­si, pour avoir séparé ce qui n’a ni le besoin ni le désir d’être séparé, ce qui est du corps pour commencer.

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Avec toi, je suis traître, ici dans ce théâtre.

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La (dé)composition de la mort est (aus­si) un théâtre de la guerre. Qu’attendons-nous. Qu’attendons-nous d’elle. (La dernière citadelle)

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Main­tenant que ces morts sont sur­v­enues, j’ai le sen­ti­ment d’avoir com­mis une faute ter­ri­ble et, quoi que je fasse, c’est la même mort, c’est la même ville, c’est la même attente forcenée.

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Lorsque C déclare dans Crave (Sarah Kane) «You’re dead to me», c’est autant au vide lais­sé par la voix que s’adresse C qu’au creux de l’écrit. Cette phrase n’est point annon­ci­atrice; elle se sait défaite. Le présent déployé est un présent passé, le théâtre lan­gagi­er ramasse en lui la bru­tal­ité d’un temps révolu qui se déroule. Il est plus-que-passé, out­repassé, repu. Aveu inavoué, de l’ordre du fait accom­pli, il n’en demeure pas moins une parole (injure) pronon­cée dans l’étonnement et la dévas­ta­tion, la con­science de l’obsolescence anticipée par laque­lle elle se conjure.

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Il pleut sur toutes ces vies.

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2004. Je suis par­tie. Je n’ai pas cher­ché à savoir qui raidis­sait sous la cou­ver­ture, mourant pour ain­si dire à décou­vert. J’ai bouché les oreilles lorsque l’amie qui m’hébergeait me con­fir­mait qu’il s’agissait du signe de ma survie. J’ai crié sur l’agent de voy­ages pour qu’il me sorte de là. J’ai pris mes jambes, je suis par­tie en courant, à tra­vers tout Barcelone, m’avait-il sem­blé, qui n’était fait que d’impasses, fini les Gaudí tant admirés, les museus, le Bar­ri Gòtic, et les jeunes anar­chistes, les danseurs des grandes places, et les oiseaux que je n’oublie pas. Je n’oublie rien de cela qui est voué à l’oubli. (Du jamais vu)

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Et lorsqu’il y a con­cor­dance entre le lieu de nais­sance et le lieu de mort.

*

[…]

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