PIERRE DHAINAUT

Par | 15 février 2014|Catégories : Blog|

AUTRES NUITS AVEC NEIGE
Extrait de L’autre nom du vent, à paraître en 2014 aux édi­tions L’herbe qui tremble

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Pierre Dhainaut

Par | 26 décembre 2012|Catégories : Rencontres|

DE JOUR COMME DE NUIT

Extrait de l’en­tre­tien de  Pierre Dhain­aut par Math­ieu Hilfiger,
à paraître aux édi­tions du Bateau Fantôme.

 

Math­ieu Hil­figer : Mon cher Pierre, dans notre cor­re­spon­dance de ces dernières années, il me sem­ble que des thèmes ont émergé, avec une cer­taine régu­lar­ité, et, ce faisant, une cer­taine cohérence : des points d’achoppements finis­sent par se pré­cis­er, et ain­si cristallis­er une inter­ro­ga­tion com­mune. Cepen­dant, leurs con­tours véri­ta­bles – ce qu’ils sig­ni­fient pour cha­cun de nous, dans nos accords comme nos dif­férences – ne lais­sent pas d’être flous ; c’est ain­si que le désir de pré­cis­er les choses avec toi et de mieux con­naître ta pen­sée s’est finale­ment con­crétisé dans la propo­si­tion de cet entre­tien que tu as accep­tée. Et puis bien enten­du, le ques­tion­nement con­sti­tu­ant l’origine et le moteur de la réflex­ion, tes répons­es – tu le dis­ais toi-même – répon­dront à mon désir (de com­pren­dre ta pen­sée) autant qu’au tien (de la préciser).

Ces thèmes, tu les con­nais, je pour­rais les nom­mer : la nuit, l’enfance, l’écriture, la cham­bre (bureau de l’écrivain, cham­bre à couch­er ou cham­brette de l’enfant).

Aujourd’hui, au seuil de ce tra­vail, un doute inat­ten­du (mais tout de même prévis­i­ble ?) me serre, me freine : et si ces thèmes, dans leur exis­tence con­ceptuelle, ne recou­vraient finale­ment aucune réal­ité con­crète ? Car certes ils déti­en­nent jalouse­ment une réal­ité, objec­tive, idéale (j’allais écrire, en pla­toni­cien, « idéelle »), con­tre laque­lle Yves Bon­nefoy nous a sou­vent mis en garde, finale­ment dès son Anti-Pla­ton. En tant que purs thèmes, ils nous lais­sent aisé­ment au bord de la route, du chemin de sens et de dia­logue, de méth­ode. Or, nous sommes appelés par notre voca­tion à penser en poètes, c’est-à-dire à don­ner écho à ce qui nous tra­verse de manière orig­i­nale, à inven­ter une langue capa­ble de trans­met­tre quelque chose de la sin­gu­lar­ité d’une expéri­ence, à l’écart de la dis­po­si­tion à la déf­i­ni­tion pro­pre au monde intelligible.

Nous ne pou­vons souscrire à une langue désaf­fec­tée. A con­trario, le rôle du poète serait de réaf­fecter la langue, afin de lui ren­dre une part de vérité. Qu’en dirais-tu pour ta part ?

 

Pierre Dhain­aut : Quel est le rôle du poète ? Nous n’en avons jamais fini avec cette ques­tion comme avec celle de l’o­rig­ine du mou­ve­ment qu’il ani­me et qui l’anime, elles sont sol­idaires : essayons d’y répon­dre, lucide­ment et pas­sion­né­ment, faisons en sorte néan­moins que nos expli­ca­tions ne soient pas des jus­ti­fi­ca­tions. Si le poète avait honte, il don­nerait rai­son à tous ceux qui pré­ten­dent qu’écrire des poèmes ou en lire est une activ­ité caduque. Depuis longtemps, certes, il a cessé de croire en la toute-puis­sance de la parole qui crée et qui guide, mais il con­tin­ue, en dépit de la sur­dité générale, d’af­firmer l’ex­is­tence de cette parole, serait-elle vac­il­lante ou plutôt parce qu’elle est vac­il­lante, la seule à témoign­er d’une vérité ou, si ce mot paraît trop fort, d’une dimen­sion qui tran­scende ce que nous dis­ons et le rend néces­saire. Que le poète ne ressente aucune honte, qu’il soit à la fois sans orgueil : à sa place, sin­gulière et dis­crète, son rôle n’en sera que plus vif.

            Tout de suite, mon cher Math­ieu, tu vas à l’essen­tiel en rap­pelant que si nous écrivons des textes qui sont plus que des textes, que l’on nomme poèmes, alors qu’il serait préférable de les laiss­er hum­ble­ment dans l’anony­mat, c’est dans l’in­ten­tion, même si au début elle n’est pas explicite, de réaf­fecter la langue. La langue que d’or­di­naire nous employons ou qui, à notre insu, nous emploie, com­ment nous y fier ? Elle est telle­ment abstraite et sèche, désaf­fec­tée, en effet, comme ces bâti­ments devenus hors d’usage où par habi­tude, par paresse, nous restons cepen­dant : nous croyons par­ler, nous répé­tons, pas plus que nous les mots ne respirent. Par­fois nous le pressen­tons, ce que nous voudri­ons dire, qui est con­fus encore, ou bien ce qui voudrait être dit ne peut se fray­er un pas­sage à tra­vers cette langue apprise, asservis­sante, car elle n’obéit qu’à des fins util­i­taires, elle n’a pas d’hori­zon, et de plus en plus nous en prenons con­science : ce qui lui manque, il revient aux poèmes de le décou­vrir. N’est-ce pas ain­si que s’éveille une voca­tion que l’on qual­i­fiera juste­ment de poé­tique ? Elle naît du malaise. Nous ignorons d’abord quel désir nous brûle, nous porte, le saurons nous un jour ? Nous savons pour­tant qu’il faut nous arracher de ce qui nous étouffe et nous entrave, la langue morte et avec elle nos com­porte­ments avares et nos pen­sées sans sub­stance. Les poèmes, quels qu’ils soient, sont des protes­ta­tions. À peine les mots s’u­nis­sent-ils, qu’im­por­tent leurs gaucheries, nous assis­tons à un soulève­ment. Pour lui rester fidèles, pour ne pas avoir recours trop vite à des for­mules con­v­enues, qui cor­re­spon­dent à des idées toutes faites, ne nous plaignons pas s’il nous sem­ble qu’une vie ne suf­fit pas. Écrire des poèmes, entr­er dans une voie qui ne con­naît pas de terme, où d’a­vance nous refu­sons de nous accom­mod­er d’un résul­tat. Dès qu’ils s’ébran­lent, dès que nous nous met­tons à leur ser­vice, c’en est fini des cer­ti­tudes ras­sur­antes, l’or­dre se dis­loque, que main­te­nait la langue.

            Ces mots qui frémis­sent dans les poèmes, les recon­nais­sons-nous ? Ils appar­ti­en­nent, Proust l’avait remar­qué, à une langue étrangère. Écrire, en fait, leur offre une patrie. Que cherchent les poèmes, sinon l’in­con­nu ? Mais l’in­con­nu ne se trou­ve pas hors de l’e­space et du temps : notre ici, notre main­tenant, un mau­vais usage de la langue nous les dérobe, les voici resti­tués à leur pléni­tude offerte. Au bord de la route, sur le chemin du sens, nous n’avons pas sur­sauté en heur­tant une pierre, par exem­ple, ni écouté les arbres tres­sail­lir au moin­dre vent. La ver­tu de patience aurait per­mis le sai­sisse­ment, la ren­con­tre, mais nous ne sommes que trop les proies de ces con­duites fuyantes qui ne font que redou­bler notre con­tin­uel bavardage. Et si nous dis­ons pierre, arbres, nous nous con­tentons le plus sou­vent d’i­den­ti­fi­er ce que ces mots désig­nent, nous n’avons rien dit. Or les mots des poèmes ne définis­sent pas. De la dis­cor­dance à l’ac­cord, grâce au rythme ils pren­nent chair et ils s’aèrent, ils réson­nent et ils ray­on­nent, et nous voici dans l’e­space et dans le temps où les choses, les êtres, nous appa­rais­sent en leur aura ini­tiale, nous ne sommes plus devant eux, mais avec eux, tels que nous étions, enfants, quand nous tou­ch­ions une pierre, quand nous levions les yeux vers la cime d’un arbre. Ces mots-là sont libres et légitimes. Les poèmes n’ont pas, comme je l’ai cru après bien d’autres, à saccager la langue, ils la réin­ven­tent en la déliant. Lorsque nous repro­chons au vocab­u­laire et à la gram­maire leurs arti­fices, nous oublions que les poèmes, loin d’at­ténuer nos émo­tions pre­mières, les recréent, ils nous con­vient par leur vivac­ité à de nou­velles approches.

            Ils nous débar­rassent du savoir con­tre lequel Yves Bon­nefoy nous a mis en garde, le savoir con­ceptuel qui s’in­ter­pose entre le monde et nous, nous trompe, nous isole en son lan­gage. Mais si l’au­teur d’Anti-Pla­ton a déploré la perte de la rela­tion sen­si­ble, il nous a con­stam­ment incités à la retrou­ver à l’aide enfin des mots qui s’ou­vrent. Il n’est pas le seul, tous les poètes que j’aime l’ont dit et red­it, sou­venons-nous de Rilke : « Nous qui sommes ici, peut-être est-ce pour dire : mai­son, / fontaine, porte, pont, cruche, verg­er, fenêtre », je cite la neu­vième élégie de Duino d’après la tra­duc­tion de Jean-Yves Mas­son, et il ajoutait : « mais pour dire, com­prends-tu, / ah, dire avec tant de fer­veur que les choses elles-mêmes en secret / n’ont jamais pen­sé être autant. » Nous qui sommes ici, ne rêvons pas d’un ailleurs : quelles que soient les cir­con­stances de notre vie, nous avons ce devoir de « dire » ain­si, et les poètes, n’al­lons pas leur imag­in­er un autre rôle, nous offrent leur secours.

            Aus­si la nuit, l’en­fance, l’écri­t­ure, la cham­bre, ces mots sur lesquels portera notre entre­tien, ne crains pas, mon cher Math­ieu, qu’ils devi­en­nent des thèmes incon­sis­tants. Il n’y a que dans les manuels sco­laires que la poésie développe des thèmes. Elle n’ex­alte les mots que dans la mesure où elle ne s’y con­fine pas : les siens font appel en nous au plus intime comme au-dehors au plus large, l’in­time et le dehors se régénèrent. Tant que les poèmes sont présents, la réflex­ion reste sur le qui-vive…

            À l’in­stant même où je le dis, c’est le matin, des cris pro­lifèrent, des mou­ettes s’en­v­o­lent du toit de l’im­meu­ble en face de la mai­son, et je sur­saute, je ne les ver­rai pas, je ne ferai que les enten­dre : je m’avise d’un coup que cette pre­mière réponse est bien longue, trop pesante. Il y aura tou­jours des mou­ettes pour me ramen­er dans l’e­space aiman­té des poèmes : je n’écris que la fenêtre ouverte.

 

 

M. H. : En ces temps de doutes qui furent miens dernière­ment (l’inquiétude restant habituelle, mais le fond d’angoisse, lui, plus inso­lite), finale­ment c’est autour de l’espérance que j’aimerais dis­cuter avec toi nos chers « thèmes » ; c’est-à-dire en fin de compte, ce que nous pou­vons espér­er de la poésie, comme acte d’écriture et comme acte de lec­ture, en créa­tion comme en récep­tion – à moins que ces fron­tières elles aus­si ne sachent se con­fon­dre ou se retourner.

C’est le sens de la dernière let­tre que je t’adressai, évo­quant les épreuves et la souf­france. Car le poète est un homme, par con­séquent il souf­fre – et cela n’a rien à voir avec une pose splee­ni­enne –, et peut-être davan­tage que le com­mun de ses sem­blables : car son rôle n’est-il pas de catal­yser les émo­tions et de les restituer dans le plus grand effort de vérité ? Que dirais-tu de la posi­tion éthique du poète vis-à-vis de la souf­france (la sienne, celle de ses sem­blables) ? Doit-il effec­tive­ment « grat­ter la plaie », comme tu le sug­gères dans le poème « Manière noire » (dans L’Âge du temps), reprenant le geste inlass­able des anciens graveurs pré­parant patiem­ment leur plaque et, par­tant du noir pro­fond, retrou­ver dans l’effort une forme de lumière au milieu de la « nuit d’encre », con­stel­la­tion frag­ile au fir­ma­ment nocturne ?

 

 

P. Dh. : Tes ques­tions se ram­i­fient : pour com­mencer à y répon­dre, je par­ti­rai du mot dia­logue que tu avais du reste employé une pre­mière fois en l’associant à celui de sens. Ni l’écriture ni la lec­ture ne sont des activ­ités soli­taires qui nous reti­en­nent dans la sphère des livres. Quand nous lisons, un dia­logue s’instaure, où les fron­tières ten­dent à s’abolir entre les langues, entre les épo­ques, comme entre les morts et les vivants : Bashô et Hölder­lin sont par­mi nous puisque nous n’avons pas épuisé leurs bien­faits. Chaque jour, nous pou­vons renou­vel­er le mir­a­cle de leur résur­rec­tion, et nous aus­si nous renais­sons. Ils nous font honte d’écrire si pau­vre­ment, ils nous com­mu­niquent surtout cette « fer­veur », comme dis­ait Rilke, qui exige de nous que nous nous com­por­tions dif­férem­ment. Les poètes, indépen­dam­ment de ce qu’ils expri­ment, appor­tent une lumière qui n’est pas sépara­ble de l’intensité de leurs mots, mais qui, au-delà d’eux, se pro­longe : à nous de ne pas la quit­ter, à nous, par son inter­mé­di­aire, de délivr­er nos exis­tences de l’opacité qui nous fait croire qu’elles n’ont pas de sens ou, ce qui revient au même, qu’elles en ont un, établi. Un sens est pos­si­ble, un autre, toujours.

            Et s’il faut des preuves, pen­sons à ces pris­on­niers des camps nazis et sovié­tiques qui ne savaient pas s’ils sur­vivraient, ils nous ont don­né une leçon que nous n’avons pas prise en compte puisque nous en sommes à douter de l’art, en par­ti­c­uli­er de la poésie, voire à souhaiter sa fin : ils se réc­i­taient des poèmes, quelques frag­ments suff­i­saient à les redress­er. Qui oserait les accuser d’illusion ? Qui, après cet exem­ple, affirmera que la poésie est vaine ? Plusieurs fois, je me suis retrou­vé dans des couloirs d’hôpitaux où j’attendais que l’on me fasse entr­er dans la salle d’opération : je revoy­ais des vis­ages aimés, des vers me reve­naient, tu sais, de ces vers que nous n’avons pas à appren­dre pour les retenir, « Le pâle hort­en­sia s’unit au myrte vert », pourquoi Ner­val alors, Ner­val de préférence ? C’est aux vis­ages que j’en fai­sais le présent, plus proches. Une con­fi­ance, mal­gré l’angoisse, m’était ren­due. Je ne remercierai jamais assez les poètes dont les vers reten­tis­sent ain­si. Les remerci­er, vivre moins mal.

            De même, il n’est pas vrai, comme le déclarait Mal­lar­mé, que « quiconque écrit inté­grale­ment se retranche ». Un poète n’a pas à songer au pub­lic, il se voue exclu­sive­ment à ce qui sur­git sur sa page : qu’il le fasse être, il ne peut agir autrement. Mais le plus isolé des artistes, ceux que l’art brut a mis en valeur, n’est pas à ce point cap­tif qu’il ne puisse nous alert­er. Des pires con­di­tions matérielles, dans les asiles psy­chi­a­triques, de l’extrême souf­france, nous sont par­v­enues des œuvres d’une extra­or­di­naire richesse, plus fortes que toutes les clô­tures. C’est aus­si, pour moi, une leçon, et c’est aus­si un mir­a­cle de pou­voir partager, un peu, ce qui a per­mis à Wölfli, à Aloïse, de ren­vers­er les murs. À côté d’eux, je ne suis qu’un priv­ilégié : qu’ai-je fait de ma lib­erté ? Wölfli et Aloïse ne pen­saient pas à nous, et cepen­dant ils s’adressaient à nous. Le mono­logue absolu est impossible.

            Cela dit, je suis bien obligé de con­stater qu’une œuvre n’est pas tou­jours capa­ble d’arrêter pour son auteur la pul­sion de mort. Je ne con­nais pas d’œuvre plus limpi­de que celle de Ner­val : ces vers ou ces phras­es de lui qui me vis­i­tent, qui m’allègent, ne l’ont pas vis­ité, allégé, durant « la nuit noire et blanche » de son sui­cide. La poésie ne l’a pas sauvé. C’est un mys­tère qui ne cesse pas de me trou­bler, il remet en cause cette foi qui me vient des poèmes, selon laque­lle rien n’est per­du, rien n’est stérile.

            Citons de nou­veau Bon­nefoy, le début de cet essai qui m’a tant frap­pé quand je l’ai lu autre­fois, « L’acte et le lieu de la poésie » : « Je voudrais réu­nir, je voudrais iden­ti­fi­er presque la poésie et l’espoir. » Il m’a frap­pé parce qu’il allait, du moins en France, à l’époque, 1959, con­tre la plu­part des idées reçues, et je n’avais pas l’âge d’en saisir la portée.

            Peut-il y avoir des poètes ou des lecteurs de poésie stricte­ment nihilistes ? Cer­tains se dis­ent tels, mais ils s’abusent. Écriraient-ils, liraient-ils s’ils n’étaient par­cou­rus par un élan qui les dépasse, qui nie, dès qu’ils y cèdent, la mis­ère où ils croient se trou­ver ? Aux pre­miers vers, à la pre­mière phrase, elle n’est plus irrémé­di­a­ble, la con­fi­ance se ravive, une con­fi­ance à défaut d’une espérance, nous sou­tient, nous engage, un hori­zon s’entrevoit : « La poésie se pour­suit dans l’espace de la parole », il est vrai, « mais », ajoutait Bon­nefoy vers la fin de son essai, « chaque pas en est véri­fi­able dans le monde réaf­fir­mé. » En règle générale, nous con­sid­érons le poème achevé une fois la page ultime écrite ou lue, achevée donc notre tâche, nous refu­sons d’accomplir les pas qui le réalis­eraient, qui prou­veraient qu’il n’y a pas de page ultime.

            Ne l’ai-je pas tou­jours cru ? Il faudrait que je revi­enne en arrière : pourquoi le livre qui fut celui de ma nais­sance à la parole, au monde, comme dirait Bon­nefoy, s’intitule Le Poème com­mencé, pourquoi égale­ment j’ai remis en cause la fer­veur ini­tiale, ce serait trop long à expli­quer. « Manière noire », le poème auquel tu te réfères, doit dater de 1980, où en étais-je quand je l’ai écrit ? Son titre est emprun­té aux graveurs dont tu défi­nis pré­cisé­ment la tech­nique, qui est exem­plaire, puisqu’elle cor­re­spond à toute démarche qui con­siste à faire que de la nuit une lumière émane, elle n’est pas seule­ment celle de l’art, elle est celle de la vie cher­chant son sens. Il y avait aus­si dans le choix de ce titre un juge­ment adressé à tous ceux qui priv­ilégient le négatif, le noir, qui s’y tien­nent et se com­plaisent ain­si dans une manière : dans Au plus bas mot qui précède L’Âge du temps où figu­ra la séquence de « Manière noire », je n’avais pas échap­pé à ce dan­ger. Sauf à quelques-uns, très rares, en des siè­cles révo­lus, la lumière n’est pas don­née comme une grâce et elle ne demeure pas con­tinû­ment, elle est gag­née ou, pour mieux dire, puisque nous ne sommes pas des con­quérants avides de vic­toires, elle se forme selon un rythme qui lui est pro­pre, tou­jours le même mais ingou­vern­able, où ne sont plus adéquates les caté­gories de vitesse et de lenteur, au cours d’un proces­sus auquel nous par­ticipons entière­ment, avec le corps comme avec le cœur, avec la mémoire comme avec l’imagination, un proces­sus, une genèse, une œuvre, selon l’acception alchim­ique du terme. Grat­ter la plaque, grat­ter la plaie… pré­par­er le ter­rain où poindra le jour. « Manière noire » n’a eu d’intérêt à mes yeux que parce qu’il a pris place dans un ensem­ble qui annonce ce jour. Nous ne devri­ons pas détach­er un poème du recueil où il s’insère, nous ne devri­ons pas non plus envis­ager les recueils isolé­ment, ils se con­tes­tent et ils se com­plè­tent : le sens, ici encore, ne dépend que du dia­logue. Et ce dia­logue ne se lim­ite pas à l’auteur, l’auteur n’est pas seul.

            Ce n’est qu’après L’Âge du temps, l’âge où je n’ai plus renié le temps et la terre, que j’ai pu affron­ter enfin, dans Terre des voix, la vieil­lesse et la mal­adie et l’agonie de quelques-uns de mes proches. Je n’étais pas auprès de Jean Mal­rieu, mon très cher Jean, quand il mou­rut, sa mort a ravivé, si je puis dire, celle de mon père à laque­lle j’avais assisté. Que serait la poésie si elle se détour­nait de la souf­france ? Soudain je me suis reproché de ne célébr­er que les arbres, les vents, les plages : trop facile, le pur enchante­ment. La posi­tion éthique juste con­siste à ne rien renier, la poésie n’a pas à choisir par­mi les vis­ages, elle les dit tous, sans excep­tion, sans restric­tion, ceux des amants, ceux des mourants, ceux des enfants. Mon père est mort alors que venait de naître mon pre­mier fils, d’autres morts plus tard allaient coïn­cider avec la nais­sance de mes petits-enfants : de ces événe­ments trag­iques et heureux, les poèmes se devaient de s’inspirer. Dire, inter­roger, com­pren­dre inlass­able­ment, viv­i­fi­er, espér­er, aller plus loin que le con­stat… Si le regard de la poésie n’est pas ample, son regard, son écoute, elle n’est qu’un exer­ci­ce de rhé­torique, elle est inutile.

            Le poète qui refuse les séduc­tions de l’art, le « vrai poète », dit Bon­nefoy, ne pense pas à lui, il se donne, il nous fait un « don », « Et dans la pau­vreté, demeure son bien », quoi qu’il arrive.

 

 

M. H. : Dans un dis­cours sur la fonc­tion du poème (1972) présen­té dans Le Nuage Rouge, Yves Bon­nefoy évoque le proces­sus créatif dans des ter­mes d’épiphanie incer­taine, de rap­port plein de doutes à la nuit : « J’écrivais […], je voy­ais pren­dre forme une économie de mots, je coor­don­nais des images, j’étais le moi sec­ond qui se cherche et se trou­ve dans cette élab­o­ra­tion d’une langue – mais brusque­ment quelque chose de noir, de plom­bé, s’amassait dans cette clarté rel­a­tive, et quelques mots nou­veaux s’imposaient à moi, qui déchi­raient, sem­blait-il, le par­ti pre­mier d’écriture. En fait, il s’agissait, il s’agit tou­jours (car ces moments de rup­ture me sont encore habituels) d’associations obscures, par métaphores ou métonymies […], ou d’énonciations presque bru­tales de faits […]. Une telle effrac­tion, suiv­ie d’une restruc­tura­tion tout aus­si prompte, a causé le pre­mier poème qui ait gardé sens à mes yeux […]. » Que pens­es-tu de ce dou­ble mou­ve­ment con­sti­tu­ant l’écriture poé­tique que Bon­nefoy décrit, « effrac­tion » puis « restruc­tura­tion » ? Dirais-tu égale­ment que le rap­port à l’écriture est un rap­port à la nuit, comme le graveur en manière noire faisant naître la clarté de la nuit totale ?

 

 

P. Dh. : Par quelles étapes les poèmes sont-ils passés avant d’atteindre leur ver­sion défini­tive ? Pub­liés, on dirait qu’ils ont jail­li d’un seul élan sans rup­tures, et l’on est sur­pris en exam­i­nant les man­u­scrits lorsqu’ils sub­sis­tent, cor­rec­tions et vari­antes ne se comptent pas : leur épiphanie a été laborieuse, voire dra­ma­tique. En fait, les meilleurs poèmes lais­sent percevoir la ten­sion qui les a créés, qui sou­vent a fail­li les détru­ire, qu’ils ont réus­si à domin­er, de peu d’ailleurs, ils n’imposent pas l’image de la per­fec­tion froide, l’épiphanie n’est qu’un équili­bre pré­caire. Nous les aimons pour cela, par exem­ple ceux de Dou­ve et d’Hier rég­nant désert

            Ces étapes, il est pos­si­ble de les recon­stituer, comme le fait Bon­nefoy dans Le Nuage rouge, après coup : tant que nous sommes au tra­vail, nous avançons à tâtons dans le noir, les éclairs sont rares et rarement com­préhen­si­bles, nous affron­tons des forces con­traires : qui se vante de les maîtris­er, soyons-en sûrs, leur restera un étranger. Les poèmes pour grandir, pour mûrir, ont besoin d’une épreuve, qui réclame un com­porte­ment par­ti­c­uli­er, assuré­ment scan­daleux si nous le com­parons à la plu­part de nos com­porte­ments, la lucid­ité cette fois ne peut venir que de la soumis­sion, la lumière que de la nuit. Ce que rap­pelle Bon­nefoy ne le con­cerne pas exclu­sive­ment, j’y retrou­ve une démarche dont je ne dis pas qu’elle soit la seule authen­tique : je ne l’ai pas choisie, je l’ai acceptée.

            Les pre­miers mots d’un poème ou d’une suite de poèmes se pressent, écriri­ons-nous sans cette pres­sion ? (Quelle est leur orig­ine ? Nous aurons à revenir sur ce prob­lème.) S’ils me sont obscurs, je n’en ai pas moins le sen­ti­ment qu’ils vont vers une « clarté », mais « brusque­ment quelque chose de noir » les arrête : dans le meilleur des cas, « quelques mots nou­veaux » les raturent, qui me réori­en­tent quand ils ne m’égarent pas ou qu’ils ne me font pas régress­er ; dans le pire, l’interruption entraîne la chute dans le mutisme, pour com­bi­en de temps ? Des heures ou des semaines durant lesquelles il serait illu­soire de recourir au savoir-faire, jusqu’à ce que des mots, vrai­ment nou­veaux ceux-là, veuil­lent bien met­tre fin à la crise et entrou­vrir des per­spec­tives inat­ten­dues, la trame se recom­pose, le tra­vail se pour­suit… Au jail­lisse­ment doit suc­céder la rup­ture, l’ « effrac­tion », elle inter­vient d’elle-même, la « restruc­tura­tion » indis­pens­able, hélas, n’intervient pas tou­jours. Tant de poèmes sont restés à l’état d’ébauche. Ai-je man­qué d’attention ? Rien ne m’assure que je ne les reprendrai pas, le moment venu. J’aurais souhaité la cer­ti­tude, je n’aurais pas écrit de poèmes. Avec les années je n’ai acquis aucune expéri­ence : le sou­venir des poèmes que j’ai déjà écrits ne m’aidera pas à tra­vers­er celui-ci. De ne pas ignor­er les dif­férentes étapes par lesquelles ils passent n’enlève rien à la dif­fi­culté du tra­vail, de sa mise au monde. Elle en est même accrue.

            Une épreuve, je voudrais retir­er à ce mot la grandil­o­quence, elle nous demande con­stam­ment l’humilité. Quoiqu’il en soit, quand il m’est arrivé d’être le secré­taire d’une voix qui me sem­blait dicter un poème, j’aurais dû me sen­tir comblé, j’aurais dû voir dans le jail­lisse­ment con­tinu une garantie de sa vérité, puisque, sous peine de n’être qu’un diver­tisse­ment, la poésie n’évite pas la ques­tion de sa vérité, mais, même à l’époque où je me recom­mandais du sur­réal­isme, la spon­tanéité de l’automatisme me parais­sait insuff­isante. Le com­porte­ment le moins faux est dou­ble, para­dox­al : la plus grande lucid­ité insé­para­ble de la plus grande soumis­sion. Nous ne serons act­ifs que si nous sommes pas­sifs. Ne hâtons rien, ne pré­cipi­tons rien, ayons la pas­sion de la patience. Seules des fig­ures de ce genre qui réu­nis­sent des con­traires, les oxy­mores, sont capa­bles d’exprimer ce genre d’état. Écou­tons et sachons que nous le faisons, l’écoute est plus sûre que le regard, elle l’aiguise, et peu à peu nous admet­trons que nous guide, cet oxy­more est célèbre, l’obscure clarté. Que pour­rait nous appren­dre un poème de pre­mier jet ? En pro­fondeur, il ne nous change pas. Féconde, l’écriture qui engage toutes nos fac­ultés, toutes nos ressources, elle nous méta­mor­phose. L’épreuve importe davan­tage que le résul­tat auquel nous aboutis­sons. Elle ne s’y attache pas, elle per­sis­tera de poème en poème, de livre en livre, elle engage la vie entière.

            Ce qui m’a sur­pris dans cette page du Nuage rouge que tu m’as invité à relire, c’est le rap­proche­ment qu’elle per­met d’établir entre le poète et l’alchimiste. On a déjà com­paré l’expérience du poète et celle du mys­tique, la com­para­i­son avec l’alchimie me sem­ble égale­ment per­ti­nente. Bon­nefoy, qui se réfère volon­tiers aux mésaven­tures des cheva­liers de la quête du Graal, aux pièges que cer­tains n’évitent pas, de la curiosité dan­gereuse ou de la parole trop tôt proférée, ne dit rien, à ma con­nais­sance, de la quête du Grand Œuvre, une autre ini­ti­a­tion. Et pour­tant la page du Nuage rouge résume, presque point par point, les phas­es de l’opération alchim­ique qui obéis­sent à ce principe, « Solve et coag­u­la ». La pre­mière, la dés­in­té­gra­tion, la putré­fac­tion, s’effectue dans les ténèbres du deuil, de la tristesse, de la mort. « Cette putré­fac­tion est tou­jours indiquée par quelque chose de noir dans les ouvrages des Philosophes. » Je cite le Dic­tio­n­naire mytho-her­mé­tique dans lequel on trou­ve les allé­gories fab­uleuses des poètes, de Dom Per­ne­ty : « quelque chose de noir », Bon­nefoy lui a‑t-il emprun­té cette for­mule ? Il n’est pas indis­pens­able de fréquenter assidû­ment les ouvrages des alchimistes pour nous ren­dre compte que leurs pra­tiques ont décou­vert des vérités générales dans l’ordre sym­bol­ique, il suf­fit de trans­pos­er leur lan­gage : « si tu ne noir­cis pas », pour­suit Dom Per­ne­ty, « tu ne blanchi­ras pas ; si tu ne vois pas en pre­mier lieu cette noirceur avant tout autre couleur déter­minée, sache que tu as fail­li en l’œuvre, et qu’il te faut recom­mencer ». Dis­soudre, accom­plir l’œuvre au noir : ne maud­is­sons pas la nuit, elle n’est une fatal­ité que pour ceux qui refusent de l’assumer. Coag­uler aus­si (« restruc­tur­er »), la nuit est un pas­sage, le poème est un pas­sage, mort et renaissance.

 

[…]

RÉFÉRENCES DES ŒUVRES CITÉES DE PIERRE DHAINAUT

L’Âge du temps, Sud, 1984.
Au plus bas mot, J.-M. Laf­font, 1980.
Le Poème com­mencé, Mer­cure de France, 1969.
Terre des voix, Rougerie, 1985.

 

            Pierre Dhain­aut est né à Lille en 1935. Avec Jacque­line, ren­con­trée en 1956, il vit à Dunkerque (où s’effectuera toute sa car­rière de professeur).

            Après avoir été influ­encé par le sur­réal­isme (il ren­dit vis­ite à André Bre­ton en 1959), il pub­lie son pre­mier livre, Le Poème com­mencé (Mer­cure de France), en 1969.

            Ren­con­tres déter­mi­nantes par­mi ses aînés : Jean Mal­rieu dont il édit­era et pré­fac­era l’œuvre, Bernard Noël, Octavio Paz, Jean-Claude Renard et Yves Bon­nefoy aux­quels il con­sacr­era plusieurs études.

            Déter­mi­nante égale­ment, la fréquen­ta­tion de cer­tains lieux : après les plages de la mer du Nord, le mas­sif de la Char­treuse et l’Aubrac.

            Une antholo­gie retrace les dif­férentes étapes de son évo­lu­tion jusqu’au début des années qua­tre-vingt dix : Dans la lumière inachevée (Mer­cure de France, 1996).

            Ont paru ensuite, entre autres : Intro­duc­tion au large (Arfuyen, 2001), Entrées en échanges (Arfuyen, 2005), Pluriel d’alliance (L’Arrière-Pays, 2005), Lev­ées d’empreintes (Arfuyen, 2008), Sur le vif prodigue (Édi­tions des van­neaux, 2008), Plus loin dans l’inachevé (Arfuyen, 2010, Prix de lit­téra­ture fran­coph­o­ne Jean Arp) et Voca­tion de l’esquisse (La Dame d’Onze Heures, 2011). Ces recueils pour la plu­part sont dédiés aux petits-enfants.

            Il ne sépare jamais de l’écriture des poèmes l’activité cri­tique sous la forme d’articles ou de notes : Au-dehors, le secret (Voix d’encre, 2005) et Dans la main du poème (Écrits du Nord, 2007).

            Nom­breuses col­lab­o­ra­tions avec des graveurs ou des pein­tres pour des livres d’artiste ou des man­u­scrits illus­trés, notam­ment Marie Alloy, Jacques Clauzel, Gre­go­ry Masurovsky, Yves Pic­quet, Isabelle Ravi­o­lo, Nico­las Rozi­er, Jean-Pierre Thomas, Youl…

À con­sul­ter : la mono­gra­phie de Sabine Dewulf (Présence de la poésie, Édi­tions des van­neaux, 2008) et le numéro 45 de la revue Nu(e) pré­paré par Judith Cha­vanne en 2010.

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