Bonjour Jean-Pierre Lemaire. Vous venez de publier un livre de poèmes, Faire place, aux éditions Gallimard, dont nous avons rendu compte dans Recours au Poème
Pouvez-vous nous dire précisément la place qu’occupe ce livre arrivant maintenant dans votre œuvre, publié 30 ans après Les Marges du jour, votre premier livre de poésie paru alors à La Dogana ?
Si je me souviens bien, le chemin de la poésie s’est ouvert pour moi précisément quand j’ai commencé à “faire place”, en renonçant à envahir tout l’espace de l’expression pour être attentif à ce que les choses, la terre muette, les hommes inaperçus dans “Les marges du jour”, le “Dieu dehors” avaient à me dire. Dans le dernier recueil, ce sont les “nouveaux venus” qui frappent ainsi à la porte.
Vous poursuivez donc, si je comprends bien, une poésie issue de la contemplation et du silence, que vous nommez “la terre muette”. Ce choix d’une parole rare, issue du silence, dialogue secrètement avec cette volonté initiale de “faire place” née à l’origine de votre poésie. Ce mouvement va de l’avant comme en remontant le cours de son initiation, et vous dites, dans le beau poème “Naissance” de la partie intitulée “Les nouveaux venus” :
Jusqu’à ton arrivée, un niveau mystérieux
du ciel restait fermé. Pour ta petite âme,
on a ouvert là-haut une pièce blanche
et l’air est brassé à tous les étages
de la Création. Le doux soleil d’automne
brille deux fois plus, même dans les nuages,
et le fil de brume qui liait nos langues
est enfin dissous. Nous sommes exposés
pour un moment aux souffles de l’Eden :
toutes les pensées sortent de nos cœurs
comme si un pivert en frappait l’écorce ;
nous demandons pardon pour le mal caché
et nous voudrions être entièrement visibles
dans le temps qui va de nouveau vers la vie.
Ce poème, à la dialectique métaphysique, semble trouver son point d’ancrage dans la vie concrète, la vie d’un grand-père accueillant sa descendance. Est-ce là le lieu de votre poésie, jamais coupée des réalités quotidiennes comme pour mieux se faire entendre ?
Oui, la vie quotidienne est en général le “lieu” de ma poésie, non pour faire de celle-ci une collection de “choses vues”, comme il arrive parfois, mais parce que la vie quotidienne est l’occasion d’être surpris par la réalité. Si nous entendons les questions que celle-ci nous pose, des fenêtres s’ouvriront dans le couloir de nos habitudes, les questions se relieront à notre demande profonde et c’est ce lien qui est à la source des images, des accords d’un poème.
La réalité pose des questions à notre demande profonde. Pouvez-vous éclairer cette question de “demande profonde” ?
Par “demande profonde”, j’entends le désir obscur qui fait que, dans les rencontres quotidiennes, certaines “nous parlent”, parce qu’elles ont un rapport (souvent obscur lui-même) avec ce désir qui nous habite. Ainsi, quand Umberto Saba, s’adressant au Café Tergeste (à Trieste), dit qu’il réconcilie tard, auprès de son billard, l’Italien et le Slave, sa vision s’approfondit peut-être en répondant à un besoin de fraternité, que le poète exprime ailleurs. Il est d’autant plus émouvant ici qu’il apparaît traduit par un détail concret : les simples choses deviennent alors des signes.
On peut lire dans les simples choses des signes. Ces signes forment un lien avec notre profondeur, ce lien “qui est à la source des images, des accords d’un poème”. Le rôle du poète est-il de choisir entre les images qu’il entend pour les bienfaits du monde ?
Je ne suis pas sûr que le poète puisse “choisir” entre les images. L’amorce de celles-ci est toujours donnée, et on a rarement l’embarras du choix… Bien sûr, on doit parfois écarter l’une ou l’autre quand elles ne s’accordent pas avec les images voisines, quand elles ne sont pas dans la tonalité générale, etc… Mais une image ne vient pas isolément : elle est portée par le mouvement profond du poème ; c’est ce mouvement qui garde les unes et élimine celles qui s’écartent de sa trajectoire.
Par quoi est inspirée votre poésie, et avec quelles fraternités poétiques, (je pense ici aux autres poètes), contemporaines ou passées, dialogue-t-elle ?
Il me semble que ma poésie est inspirée par les questions que me pose la vie, quand une rencontre, une événement, un souvenir parfois, viennent rejoindre une orientation profonde, une attente de sens que je ne saurais formuler abstraitement, mais qui prennent forme au contact des lieux, des personnes, des mots trouvés sur mon chemin. La mesure du vers aide à les réunir pour en faire un poème. Mes maîtres en ce domaine ont été des poètes étrangers : Pasternak, Saba, Holan, Pilinski, Ritsos, Luzi… Ils nous mettent en contact direct avec la vie qui les interroge, alors que chez nous, les questions qu’elle pose sont souvent “médiatisées” par une réflexion antérieure, une œuvre d’art, une référence littéraire… Non que celles-ci soient à rejeter (le mythe en particulier est un outil puissant d’intégration du sens), mais j’aime que le premier contact soit “brut”.
Votre poésie suivrait donc un mouvement d’incarnation, une incarnation du langage, jamais coupée des hommes ni de la terre ?
Oui. Ma poésie tâche en effet de suivre ce mouvement d’incarnation qui permet au lecteur d’habiter le poème comme un corps ou une maison.
Merci Jean-Pierre Lemaire.
Propos recueillis par Gwen Garnier-Duguy
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