l’homme qui dans son cœur porte de nom­breux minuits
marche plus calme vers la nuit
Edwin Rolfe
par­fois il me sem­ble vivre un temps emprunté
mes amis morts épars dans des cimetières
effacés du tableau aucun n’a atteint la trentaine
ces hommes avec qui je partageais le pain
dor­mais dans les mêmes bunkers mar­chais dans la même
herbe dans la même nuit mon­tais sur les chars et tombais
le vis­age dans la terre écrasé par les balles et les obus
(ô terre douce et pais­i­ble qui con­nais nos prières)
leurs esprits vien­nent à présent dans les dernières voix :
y a‑t-il encore du jus ? me demande celui qui mour­ra lors de l’attaque
prends soin de mon frère dit l’autre qui sera tué par un char
le troisième tente de se rap­pel­er qui il est et d’où il vient
lorsque son cerveau s’éteint douce­ment (il a été touché à la tête)
qu’est-ce qu’il y a là-bas ? demande le qua­trième qui serre son verre de vin
les yeux fixés dans les mon­tagnes où l’attend une embuscade
et le cinquième se tait tan­dis que ses yeux racontent :
la mort.

par­fois il me sem­ble avoir rompu la chaîne
je me réveille la nuit man­quant d’air par
la fenêtre ouverte bruis­sent qua­torze étages
(des caiss­es en bois remonte l’odeur de la chair brûlée)
le Christ Rédemp­teur est tou­jours une plaie fraîche dans les nuages noirs
des luci­oles élec­triques se pré­cip­i­tent et maud­is­sent et glorifient
le temps où les cochons se nour­ris­saient de gens
là-bas il y a une mai­son qui était bleue il y a cent ans
à présent elle n’a pas de toit et ses fenêtres sont des orbites ouvertes
à l’intérieur c’est une ruine mais curieuse­ment la nuit elle s’anime
les bal­cons oubliés se rem­plis­sent de fleurs et de lumière
des femmes noires et ron­des aux tur­bans s’accoudent sur
la balustrade rouil­lée et de petits échos de leur conversation
susurrent que trois cent mille hommes sont morts sur ces champs-là
où mes bottes sont restées sans semelles
où mes yeux ont som­bré dans la boue de l’univers et
mon cœur telle une corde arrachée de l’ancre
a volé en l’air sif­flant en ronds aveugles :
sans but, sans but.

 

 

***

            Que vois-tu Robi de ton obscu­rité ? Est-ce la rue d’une ville européenne rem­plie de pas­sants, de vélos, de bou­tiques où on fait cuire des pommes de terre, du poulet chi­nois et des ham­burg­ers, ou au con­traire tu vois des arbres qui se trans­for­ment en flam­beaux, en pous­sière blanche des murs éclatés, en cratères d’obus dans le goudron.
Qu’entends-tu Robi de ton obscu­rité ? La mer qui grav­it les côtes dorées de la Gam­bie ou les héli­cop­tères qui se lèvent, le sif­fle­ment de ser­pent des roquettes, des essaims de balles qui s’enfoncent partout autour de toi et des balles per­forantes qui se frayent un chemin à tra­vers les maisons. Ou est-ce la vraie obscu­rité où il n’y a vrai­ment rien, comme une cham­bre dans la nuit aux fenêtres recou­vertes pour que ni la trace ni le sou­venir de la lumière ne puis­sent y pénétrer ?

 

 

Extrait du recueil Južni križ  (« La croix du Sud »).
Tra­duc­tion de Bran­ki­ca Radić

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