Traduit de l’américain par Jean Mark­ert & Pas­cal Riou

 

Je suis passé de Venise à la Sainte mon­tagne de la Vierge, à l’Athos, en à peine deux nuits.
Cha­cun s’attendrait à ce qu’un tel pas­sage soit source d’un con­traste si abrupt et si entier qu’il en devi­enne choquant — un grand écart entre par­faits con­traires. De fait, le con­traste fut bien là, partout. Mes oreilles réson­naient encore du bruit de suc­cion des som­bres canaux, de l’effervescence anonyme des foules Piaz­za San Mar­co, alors que je com­mençais à enten­dre le vent dans la châ­taign­eraie qui se déploie juste en-dessous de ces crêtes où nichent les cor­beaux. La lumière d’automne, ses reflets miroi­tant sur l’eau et le long des façades de tant de palais con­stru­its sur de la boue, les van­ités évanes­centes, la légèreté trompeuse et les secrets insai­siss­ables de la Reine de l’Adriatique — mer­veilles de com­po­si­tion réglée — un goût pour la pos­ses­sion récla­mant jusqu’à la mer, année après année, comme main­tenant la mer la réclame, une cité qui choisit le mariage comme fig­ure de soi (ce n’est pas un hasard si Oth­el­lo se déroule à Venise), une anci­enne république dont le pou­voir et la grandeur furent représen­tés par d’anciens pris­on­niers élus, une cité toute en feuilles mais sans arbres, à la fin sep­tem­bre, cité que le som­meil du voy­age avait avivée et non voilée —, lorsque j’arrivai à pied, seul, au détour d’un virage relevé, et vis, dans la prime lumière, loin vers le sud-est, à tra­vers les bois, l’ombre nue s’élevant à plusieurs cen­taines de mètres au-dessus de la mer, jusqu’à la pointe de mar­bre que cer­tains prirent pour ce som­met extrême d’où le démon mon­tra à Jésus tous les roy­aumes de la terre et leur gloire, et que beau­coup croient être, en l’approchant par le nord (et donc depuis l’endroit où je me tenais), le lieu que la Mère de Dieu avait reçu pour jardin ter­restre. Au pre­mier abord, ces deux lieux sem­blent n’avoir rien en com­mun sinon la planète et ses révo­lu­tions, mais lorsque l’on passe de l’un à l’autre, cette sim­ple pen­sée révèle d’autres liens. L’Athos et Venise se font écho comme paroles de l’être, en dis­ent les dimen­sions et les tré­sors, et tous deux regar­dent bien au-delà de nous. Ni l’un ni l’autre n’appartiennent à notre siè­cle, pour­tant tous deux don­nent à enten­dre un sens qui, bien que claire­ment partagé par de nom­breuses épo­ques, sem­ble car­ac­téris­tique du présent et de son allure : une touche de ver­tige, la sen­sa­tion de pier­res du gué s’enfonçant sous les pieds qu’elles aident à traverser.
Venise, bien sûr, s’enfonce lit­térale­ment, engloutie par ses tri­om­phes, suc­com­bant sous ses pro­pres mon­u­ments. Les piliers de bois ayant plongé pro­fondé­ment dans la vase et l’argile, ayant pour­ri sous le poids du mar­bre, on a encore ajouté du mar­bre au pavage, rehaus­sant le niveau mais aggravant

 

 

la charge. Sur les canaux, les march­es de mar­bre blanc qui mon­taient jadis aux embar­cadères dis­parais­sent main­tenant sous l’eau pol­luée. Barges de livrai­son, vedettes à rideaux des rich­es, vaporet­ti aux diesels sur­puis­sants, hors-bord chics de ces éter­nels ado­les­cents qui ont beau­coup à prou­ver et dis­posent de moteurs pour le faire, tous envoient les vagues ric­ocher le long des canaux étroits. Année après année, elles éclaboussent plus haut les portes pour­ris­santes et glis­sent plus avant dans les demeures, char­ri­ant des morceaux de bois flot­té, des canettes, des trucs en plas­tique usagés, des sacs-poubelles noirs tombés à l’eau en glis­sant des barges d’ordures, des nappes d’essence, de déter­gents, et jusqu’aux effluves dernier cri. La pierre qui bor­de la ligne d’eau est peu à peu rongée. Les fis­sures grimpent dans la maçon­ner­ie, les cam­paniles penchent d’un côté ou de l’autre sur des fon­da­tions qui vont s’affaiblissant. Lors des grandes marées, à l’équinoxe d’automne, la Piaz­za San Mar­co et les rues qui l’environnent sont sous l’eau. La lagune refoule par toutes ses rigoles d’écoulement amé­nagées entre les pavés bien alignés. Elle monte jusqu’à pénétr­er dans la somptueuse basilique Saint-Marc dans laque­lle le saint est si sou­vent représen­té tra­ver­sant les eaux, où la colombe la plus vis­i­ble sur le pla­fond du porche est bien celle de Noé. Cer­tains jours les doigts de l’eau recou­vrent le pave­ment de mosaïques. Des planch­es per­me­t­tent aux files de touristes d’avancer et de reculer lente­ment et d’enjamber le pave­ment pour entr­er et sor­tir de l’église. Les gon­do­les amar­rées aux jetées sem­blent mouiller au large de la lagune. Beau­coup dis­putent de la vitesse à laque­lle la ville s’affaisserait, mais il sem­ble cer­tain que le phénomène s’accélère au rythme du pour­risse­ment des piliers. Par ailleurs, la sur­face — pas seule­ment celle des eaux, mais tout le super­fi­ciel : le vis­i­ble, l’extérieur, l’ornement, le pub­lic, la mon­stra­tion — ont tou­jours fait par­tie inté­grante de la nature, de l’architecture et de la vie de Venise, et si Venise peut être préservée, même morceau par morceau, il est évi­dent que cela ne se fera pas sans des mar­ques d’attention publique, com­plex­es, onéreuses et telles que Venise puisse con­tin­uer d’être vue. L’Athos, c’est une autre affaire. Ici aus­si la richesse s’est affairée, ici aus­si on aura pra­tiqué l’accumulation : rois et reines ont édi­fié des monastères, les ont dotés, restau­rés, pro­tégés, et ajouté à leurs tré­sors. Ici aus­si les apprêts du vis­i­ble — fresques, man­u­scrits enlu­minés, archi­tec­ture, sculp­ture — sont appré­ciés, admirés, jusqu’à vénér­er cer­taines icônes. Mais, tan­dis que Venise prof­ite des touristes et pour­rait pour finir  devoir son salut à leur argent, l’Athos n’attend rien d’eux ni de ce qu’ils représen­tent sinon sa destruc­tion immi­nente. Car l’Athos comme la cause de sa ruine sont d’essence invisible. 

 

Sur le strict plan géo­graphique, le chemin pour s’y ren­dre passe par la Grèce. Trois pénin­sules, dis­posées tels les doigts d’une main, com­posent la Chal­cidique et plon­gent dans la mer Égée. La Mon­tagne se trou­ve au bout de la plus ori­en­tée, celle qui regarde Lem­nos. Une quar­an­taine de kilo­mètres de long, rien que du rocher, élevé, même si à la pointe nord un morceau de terre s’abaisse presque au niveau de la mer. La fable veut qu’entre les deux rives cer­tains bor­ds d’une gorge à peine vis­i­ble soient la trace d’un canal creusé sur l’ordre de Xerxès qui, cinglant con­tre la Grèce au début du V° siè­cle avant J.C, red­outait d’affronter les eaux ter­ri­bles qui bat­taient le pied de la mon­tagne. Quelques années aupar­a­vant, une flotte entière avait som­bré en la con­tour­nant. Au sud de cet hypothé­tique mémo­r­i­al, la terre s’élève en de douces collines sur quelques kilo­mètres, puis se soulève en de rudes plisse­ments qui courent  jusqu’au som­met. Au début de ce siè­cle, la fron­tière de la Sainte Com­mu­nauté de l’Athos se trou­vait bien plus au nord qu’aujourd’hui. Le gou­verne­ment grec a expro­prié de vastes sur­faces à la base à peine déclive de la pénin­sule — la plu­part de ses meilleures ter­res agri­coles — et les a cédées à des fer­miers ou pour des fins autres qu’agricoles. Comme com­pen­sa­tion, on promit aux monastères dont on pre­nait les ter­res, quelque sub­side réguli­er et c’est de celui-ci qu’ils dépen­dent. (Son verse­ment est aujourd’hui remis en cause.) La com­mu­nauté monas­tique, d’après les ter­mes de la charte qui la régit, se gou­verne elle-même. Et, s’il existe bel et bien un lien avec l’état grec, il sem­ble ne sat­is­faire aucune des deux par­ties. Le pre­mier con­tact du vis­i­teur avec la com­mu­nauté se fera prob­a­ble­ment à Thes­sa­lonique, dans les locaux de la police. Selon le traité de Lau­sanne de 1923 et la charte de l’Athos de 1924, dess­inés com­muné­ment par la Grèce et la com­mu­nauté monas­tique, si les moines sont sujets grecs et soumis au sys­tème pénal grec, l’administration ecclésiale est, elle, lais­sée aux représen­tants des vingt monastères — une police ecclési­as­tique peut ain­si refuser l’entrée aux vis­i­teurs. Il y a peut-être encore cinquante ans, les pèlerins pou­vaient débar­quer sur la pénin­sule athonite sous nul autre dra­peau que le leur pro­pre et y demeur­er sans let­tre de créance jusqu’à leur mort — cer­tains, dit-on, firent ain­si. Dans cette anci­enne tra­di­tion, l’hôte était un envoyé du ciel et devait être reçu comme le Christ. Main­tenant les papiers sont req­uis, en triple exem­plaire. Ils doivent être four­nis par la police grecque, ce qui néces­site de tra­vers­er la ville, de se ren­dre dans un autre bureau, puis de recevoir ensuite con­fir­ma­tion des autorités de l’Athos. Jusqu’à il y a peu, aucune lim­ite ne s’imposait aux vis­i­teurs quant à leur séjour. Main­tenant, con­séc­u­tive­ment au

nom­bre crois­sant de touristes, une semaine est un max­i­mum, sauf si les représen­tants du monastère déci­dent d’étendre l’autorisation et, nor­male­ment, un vis­i­teur n’a pas le droit de séjourn­er plus de vingt-qua­tre heures dans cha­cun des monastères.
C’est la route qui a per­mis ou, à tout le moins, amé­nagé ce change­ment. Pen­dant des siè­cles, le voy­age jusqu’à l’Athos fut long et exigeant. Il exigeait plus que de la curiosité, quelques heures et le prix d’un tick­et de bus, pour celui qui, à dos de mule ou bien à pieds, devait tra­vers­er les quelques cent cinquante kilo­mètres de mon­tagne inhos­pi­tal­ière qui vont de Thes­sa­lonique au pied de la pénin­sule. Ces dernières années, la route a été arasée et goudron­née jusqu’à la fron­tière actuelle, située jadis bien plus à l’intérieur du domaine monas­tique. Pen­dant la majeure par­tie du tra­jet, elle ser­pente à pic entre les bois de châ­taig­niers et les pentes dénudées, reliant quelques sanc­tu­aires et petites villes, pas­sant sous les murs d’un château en ruines à Sta­gire où vécut Aris­tote —, un pan­neau rédigé en alpha­bets grec et latin  invite à faire un détour jusqu’à une stat­ue blanche: la forme d’une barbe et d’une toge. Un pro­fil réguli­er faisant face à la mer con­tre le ciel vide, alors que le bus prend un virage —, pro­fil qui a l’air tout neuf. Le Philosophe, vous savez. Dans ces petites villes, un moine me le racon­tera, ils ont des stades de foot­ball mais pas de bib­lio­thèques. Vil­lages de collines plan­tés au milieu de verg­ers dont les pom­miers ploient sous les fruits, branch­es maîtress­es prêtes à rompre et s’affaissant sous leur poids jusqu’à touch­er de vieux murs par dessus lesquels se déversent les pommes, tout cela immergé dans la lumière d’octobre. Dahlias, géra­ni­ums, cal­en­d­ules. Des gens attablés dehors à l’ombre de treilles dont les dernières feuilles virent à la trans­parence après la ven­dan­ge. Chiens qui se fau­fi­lent entre les ombres des tables. Servi­ettes pen­dues près des portes ouvertes. Familles faisant face aux bus comme si elles attendaient le pho­tographe. Feux de bois. Antennes de télévi­sion. Poules sous les étendages. Tas de briques creuses rouges et neuves, morti­er blanc, tuiles brutes. Eris­sos, en bas sur la rive de la mer Égée, est par­faite­ment mod­erne — partout des loge­ments (dans leur ver­sion sud-européenne) dont on dirait que chaque pièce pour­rait servir de salle de bains. La vieille ville a été rav­agée en 1932 par un trem­ble­ment de terre qui tua nom­bre de ses habi­tants. Un peu plus loin en con­tre­bas, sur la côte, à l’écart du rivage et au milieu des arbres, au-delà de petits champs et de pâtures dans lesquels vach­es et ânes sont lais­sés à l’attache, on voit les coupoles d’une minus­cule église, un avant-poste de l’Athos, et plus loin sur la côte, avec vue sur la mer, une con­struc­tion de ciment brut : un hôtel.  Peu de voitures

sur la route, mais les développeurs ont des pro­jets ! Après la pre­mière ten­ta­tive d’hôtel, la route s’élève et tra­verse la pénin­sule pour finir sur la pre­mière baie pro­fonde. En l’espace d’une année, on a achevé un com­plexe de béton sur les rochers dom­i­nant l’eau : route avec vue panoramique, éclairages ban­lieusards, sem­per virens en grande livrée : archi­tec­ture de clin­ique de carte postale ou d’un secteur chic du Mur de l’Atlantique. Et le nom, Eagle’s Palace Hotel (sic), en anglais, pour qu’il n’y ait pas d’erreur pos­si­ble. Soyons cer­tains que ce n’est que le pre­mier d’une longue série. Sur la rive en con­tre­bas, sur le petit quai de Trip­i­ti, des bateaux de pêche font la tra­ver­sée jusqu’à l’île d’Ammouliani. Après quelques min­utes, la route descend jusqu’au vil­lage côti­er d’Ouranopolis, le ter­mi­nus , pour l’heure.     
Les alen­tours du vil­lage sont bor­dés de con­struc­tions à plusieurs étages à demi finies : les hôtels du resort prévu l’an prochain. Mais le bâti­ment qui domine pour l’heure l’endroit est la tour de Phos­pho­ri, du XIII°siècle, sise sur les rochers du rivage. Ce fut jadis une dépen­dance du monastère de Vato­pe­di, et il se peut qu’elle sig­nale le site de la ville païenne de Dion. Au début du siè­cle dernier elle devait se dress­er, presque seule, au bord de l’eau. À côté, une petite et vieille mai­son qui pen­dant quelques années servit d’auberge et, face à la mer, les ves­tiges de quelques autres maisons de cam­pagne recon­ver­ties en bou­tiques et en gar­gotes. À mon dernier pas­sage, il y a un an, en sep­tem­bre, quoique com­mençant à déclin­er, la sai­son bat­tait encore son plein. Nom­bre des tables sous les per­go­las et dans les restau­rants étaient occupées par des alle­mands — on m’a racon­té que le goût de cette nation pour la Grèce avait été mis à prof­it par le pro­prié­taire du nou­v­el hôtel soigneuse­ment paysagé, situé sur la plage à la périphérie de la ville, lequel avait des liens avec des voy­ag­istes en Alle­magne. On est con­fi­ant : chaque année sont atten­dus de plus en plus de bus d’allemands toutes class­es con­fon­dues. Un étranger, on lui par­le d’évidence en alle­mand. Mais le pre­mier octo­bre, cepen­dant, la Vie revient chez elle. On remise la plu­part des tables, ferme les restau­rants, l’antiquaire retourne à Thes­sa­lonique, et les portes sont lais­sées ouvertes qui don­nent sur la mer afin que les femmes, des chats à leurs pieds, puis­sent prof­iter du soleil de l’après-midi pour leur ouvrage. La majeure par­tie du vil­lage fut con­stru­ite après la pre­mière guerre mon­di­ale afin d’y loger deux groupes de grecs d’Asie mineure con­duits là sous l’égide de la SDN, au titre de la réim­plan­ta­tion des pop­u­la­tions déplacées. Un an après mon pas­sage on s’était débar­rassé de presque toutes les struc­tures orig­inelles et des chemins qui les reli­aient, la place était nette pour de futurs hôtels. Mais en octo­bre les gens du cru s’asseyent tou­jours sous la treille du seul

café ouvert, et le doigt de rés­iné dans leurs ver­res brille de toute l’immense lumière marine. Au-delà de ces tables, le quai et le sable du rivage. Mes affaires déposées à l’auberge, je suis descen­du jusqu’à la plage vide, ai dépassé un pointu tiré sur le rivage, un camion déglin­gué, un hôtel tous volets clos, des rochers éboulés courant à la mer. Oiseaux dans les épineux par­lant du soir — voix de pip­it, de berg­eron­nette ou d’alouette, trille cristallin de quelque pin­son, aucune d’elles totale­ment famil­ière, bien que les mots antiques demeurassent clairs. Ombres tour­bil­lon­nant sur la face som­bre des rochers, puis sur celle dont se reti­rait la lumière. Le soleil descendait dans des nuages frangés d’or. La dernière brise mour­rait. Le clig­note­ment d’une bouée sig­nalant un amer fai­sait écho, écho durable, avec les quelques lumières aus­si ténues que des étoiles bril­lant au-dessus d’Ammouliani, où, m’a‑t-on dit, il n’y a pas l’électricité. Au-delà, vers l’ouest, la pénin­sule se fondait dans la mer som­bre. Celle-ci fut con­sacrée, jadis, au dieu de la mer, et son som­met désigné comme son fils. Soudain des nuages d’insectes minus­cules sur­girent, vole­tant au dessus du rivage dans la pénom­bre, et la lune, presque neuve, rassem­bla la lumière au-dessus des eaux. Alors que je rebrous­sais chemin, un petit chien cou­rut vers moi le long de la plage —, comme s’il me connaissait. 
Stra­bon écrit que ceux qui vivaient au som­met du mont Athos voy­aient le soleil se lever avec trois heures d’avance. Il n’a pas dû venir véri­fi­er la vérac­ité de sa phrase: le som­met est un éper­on rocheux inhab­it­able. Mais, peut-être, ne faut-il pas lire dans son asser­tion cette offrande de faits vrais que nous exi­geons aujourd’hui de chaque phrase, mais quelque chose comme : « un haut lieu, à demi légendaire, qui dia­logue en pro­pre avec le matin ». Ceux qui vivent main­tenant sur la rive occi­den­tale, à la base de ce long promon­toire, se lèvent avant le soleil, comme le font partout les habi­tants des vil­lages de pêcheurs. Ils n’ont pas l’air pressés : ils tra­versent la brume d’un pas traî­nant, cols relevés, des châles sur la bouche, por­tant des sacs ou les mains vides, comme s’ils attendaient que quelque chose passe ou repasse. Quelques sil­hou­ettes finis­sent par se rassem­bler sur le quai de ciment, à côté de caiss­es de pois­son, de paniers, de ton­neaux de fuel ; trois ou qua­tre por­tent des sacs à dos, il y a plusieurs moines en robe noire avec des sacs en peau de chèvre ; pour finir les pêcheurs arrivent, le passeur, et l’inévitable polici­er. Il n’y a pas bien longtemps, la majeure par­tie du traf­ic de pêche et du traf­ic côti­er se fai­sait sur des caïques ou sur de petits bateaux à vapeur qui jetaient l’ancre au large des vil­lages avec une cer­taine régu­lar­ité, voire sou­vent. Depuis la dernière guerre, les bateaux de pêche ont adop­té une

forme moins car­ac­téris­tique —, et des moteurs. Les pio­nniers de cette con­ver­sion ont tou­jours leurs bar­res de gou­ver­nail et leurs garde-corps en bois et des ram­pes bien chevil­lées. Ceux qui les ont rem­placés sont de gros diesels d’acier avec de larges poupes conçues pour le cha­lut et le frète, et des moteurs ster­toreux. Ces deux types de navires assurent le tra­jet jusqu’à Dafni, le port de l’Athos. Le bateau part à sept heures. En octo­bre, le pre­mier soleil a juste com­mencé de blanchir la façade ori­en­tale de la tour de Phos­pho­ri et la mer qui la baigne. Le bateau pique vers la côte sans jamais s’en éloign­er. L’état monas­tique com­mence un peu plus loin en bas du vil­lage. La fron­tière actuelle est un mur de pier­res effon­dré, après lui règne l’antique règle monas­tique de l’Athos, insti­tuée dit-on par la Vierge elle-même.
Ils dis­ent, sur la Mon­tagne, que la Vierge et Saint Jean sont venus en bateau depuis Jop­pé pour ren­dre vis­ite à Lazare ressus­cité qui vivait alors à Chypre. Une tem­pête avait drossé leur vais­seau vers la Mon­tagne et la Vierge abor­da près du site de l’actuel monastère d’Iveron. À cette époque il y avait là un tem­ple dédié à Poséi­don mais, lorsque la Mère de Dieu apparut, les idol­es tombèrent en morceaux. Elle bénit la Mon­tagne et dit que ce serait là son jardin, elle inter­dit à toute autre femme d’y pos­er le pied. Cette injonc­tion a été qua­si stricte­ment respec­tée. Au douz­ième siè­cle, des berg­ers valaques vin­rent s’installer dans la par­tie nord du promon­toire, trois cents familles, et des femmes qui se révélèrent fatale­ment séduisantes pour bien des moines. Quand les berg­ers furent finale­ment expul­sés, les pères qui avaient fauté furent excom­mu­niés et leur nom­bre fut tel que la pop­u­la­tion de la Mon­tagne fon­dit. On dit qu’à plusieurs repris­es l’impératrice Placidia et Maria, la fille du prince serbe George Brankovic, qui avait épousé un sul­tan, sont venues en vis­ite à l’Athos. Toutes deux furent des bien­faitri­ces de l’État monas­tique. Mais à Vatopé­diou on affirme que l’icône main­tenant con­nue sous le nom d’Antiphonitia de Placidia s’est adressée à l’impératrice en l’avertissant de ne pas aller plus loin : « Car c’est une autre reine qui règne ici ». On racon­te que la reine Maria, au quinz­ième siè­cle, a posé le pied sur le rivage à Agios Paulou (Saint-Paul), appor­tant avec elle l’or, la myrrhe et l’encens que les rois mages avaient offerts à l’enfant Jésus, mais on enten­dit une voix qui n’était pas de la terre lui inter­dire de faire un pas de plus, et ce pour la même rai­son. Des filles des vil­lages situés au nord fran­chissent le mur à l’occasion pour ramass­er des olives ou ramen­er des chèvres égarées et, en 1948, la guéril­la par­mi laque­lle fig­u­raient vingt-cinq femmes, occu­pa briève­ment Karyès, la cap­i­tale. Reste qu’en général ce com­man­de­ment a non seule­ment été observé, mais égale­ment éten­du, pour lui inclure les animaux

domes­tiques femelles et toutes les « per­son­nes qui ne por­tent pas la barbe », quoique la règle qui con­cerne les ani­maux varie d’un monastère à l’autre — des chats se promè­nent dans la plu­part des maisons et des poules aux alen­tours de cer­taines — et, quant à la barbe, la règle, lorsqu’il s’agit de vis­i­teurs, est en pra­tique sim­ple­ment com­prise comme : « suff­isam­ment âgé pour en laiss­er pouss­er une ».
À mesure que monte le soleil, des rayons brumeux se déversent dans les ravins  brous­sailleux et les failles plongeant jusqu’à la mer. Le matin d’un lieu sans pareil. Aucune habi­ta­tion vis­i­ble. On dirait qu’est inaudi­ble le bruit du bateau sur le rivage. Eau verte au-dessus des rochers, au détour d’une pointe, un abri à bateaux sur une plage de galets, une prairie tout près que clôt un mur, avec quelques vignes et des oliviers. Per­son­ne en vue. Un peu plus loin sur le rivage, un autre abri à bateaux et un bâti­ment à deux étages plein de recoins, orné de stucs, avec un porche au niveau du sec­ond étage : un moine est dehors qui aère des draps sur la balustrade ; per­son­ne sur la jetée. Les falais­es s’élèvent plus haut depuis la mer. Sur de toutes petites sail­lies rocheuses, au-dessus des eaux ou de gorges étroites, des ruines appa­rais­sent. Quelques-unes de la taille d’un gros corps de ferme, avec la coupole en pier­res de leurs chapelles encore intacte. Ce furent des skites — mot traduit par « cloître » : un col­lège de moines attaché à un monastère mais vivant ailleurs sous la direc­tion d’un prieur. Ou bien, si elles sont plus petites, il s’agit de kel­li, étab­lisse­ments dans lesquels logent au moins trois moines tra­vail­lant aux champs. Ou encore des ermitages. Les toits de beau­coup d’entre eux se sont effon­drés. On voit le ciel à tra­vers leurs murs. Des ves­tiges de jardins, de ter­rass­es pas plus grands que des tables de cui­sine, se cachent dans une végé­ta­tion ensauvagée qui con­tin­ue d’attraper le soleil du matin. Une autre pointe à l’écart révèle le pre­mier des monastères de la côte : Dohiar­i­ou. Abri à bateaux en pierre, mi-grange, mi-for­ti­fi­ca­tion ; arch­es, porch­es, piliers car­rés et chem­inées en pierre. Le monastère se dresse der­rière : hauts murs, longs bal­cons lancés sur le vide, haute maçon­ner­ie frus­tre, plâtre peint de rose et de bleu, mon­tants de bois, rangées de fenêtres, tuiles rouss­es, coupoles, dômes et chem­inées qui tous mon­tent jusqu’au don­jon car­ré mas­sif et crénelé, adossé à des ter­rass­es d’oliviers et fiché sur une pente raide et boisée. Moines qui atten­dent : le bateau fait escale, un moine descend et avec lui un bric-à-brac de sacs et de boîtes. La chose se répète un peu plus loin au monastère suiv­ant, Xenophon­tou, qui élève à même la plage de galets une autre gerbe de créneaux, tours, bal­cons et dômes. Idem au troisième, St

Pan­talei­mo­nou, un monastère russe et, jusqu’à la révo­lu­tion de 17, le plus grand de l’Athos : énorme, som­bre, rel­a­tive­ment mod­erne (en grande par­tie bâti au dix-neu­vième), une aile entière détru­ite par le feu, jamais réparée, il ressem­ble à une usine en ruines. Au tour­nant du siè­cle, ce monastère abri­tait env­i­ron quinze cents moines. Il pos­sède un port dans lequel pou­vaient mouiller des navires de haute mer. Dans l’une des tours est sus­pendue la deux­ième plus grosse cloche du monde, amenée là depuis Moscou. Main­tenant n’y demeurent qu’une ving­taine de moines, et mai­gres sont les chances d’en voir d’autres arriv­er de Russie, comme celles de voir le gou­verne­ment grec leur per­me­t­tre de rester s’il en venait. Au détour d’une pointe après St Pan­taleimou, Daph­ni appa­raît : une jetée, un bâti­ment au bout, une courte série de maisons décorées de stucs blancs fait face à la mer.
L’uniforme tra­di­tion­nel de la police de l’État monas­tique com­prend une veste rouge à lis­eré doré, portée sur une chemise blanche, des chaus­sures à pom­pons et un cha­peau qui oscille entre le calot et le béret. Cer­tains élé­ments du cos­tume sont indé­ni­able­ment très anciens. Au quo­ti­di­en, le seul arti­cle de cet accou­trement qui soit réelle­ment porté est le moins impres­sion­nant, il s’agit du cha­peau. Un homme qui en por­tait un, l’air con­trar­ié, attendait à l’entrée de la baraque des douanes, au bout de la jetée et arrê­tait chaque vis­i­teur pour lui ten­dre un prospec­tus rédigé en qua­tre langues : de brèves expli­ca­tions sur la Mon­tagne de l’Athos trou­vaient leur rai­son d’être au dernier para­graphe : « En con­séquence de quoi, il est atten­du de vous qui vous apprêtez à vis­iter la Sainte-Mon­tagne, que votre apparence générale, tant quant aux vête­ments que quant à la chevelure, fasse preuve de la mod­éra­tion appro­priée. Nous serons au regret de nous sen­tir oblig­és de refuser l’en­trée à ceux qui n’ob­ser­vent pas cette règle. ». Indépen­dam­ment d’autre sig­ni­fi­ca­tions pos­si­ble, cela sig­ni­fie : « pas de hip­pies », quel que soit le sens don­né à ce mot. Plus pré­cisé­ment et la plu­part du temps, la mod­éra­tion appro­priée cor­re­spond aux canons de beauté de la classe moyenne grecque con­tem­po­raine et laïque, et cela sig­ni­fie : « pas de cheveux longs » —, bien que les moines por­tent les leurs relevés en chignon sur la nuque. Le jeune alle­mand dont les boucles blondes tombent sur les épaules ne s’en est pas encore ren­du compte mais, s’il veut un lais­sez-pass­er à Karyès, (et il en aura besoin s’il veut séjourn­er sur l’Athos), on l’emmènera cer­taine­ment à l’ar­rière d’un bâti­ment, chez un bar­bi­er instal­lé entre qua­tre planch­es, une con­struc­tion récente à mi-chemin entre des latrines faites avec les moyens du bord et la baraque d’une diseuse de bonne aven­ture, et là on s’at­tachera à mod­ér­er ses boucles de la manière

appro­priée —, bien dégagée sur les oreilles. Dans l’u­nique rue, deux véhicules attendaient dans la pous­sière entre les baraques des douanes et la rangée de mag­a­sins. Un bus antique, avec une échelle à l’arrière pour mon­ter les bagages, par­mi lesquels des caiss­es de pois­sons et des plants de gardé­nias. Et une Land Rover grise, très classe, pro­priété de la police grecque. J’ai musardé jusqu’à entr­er dans un mag­a­sin pour récupér­er une nou­velle carte de l’Athos (il y a plusieurs édi­tions disponibles, mais toutes dépourvues d’intérêt pra­tique pour trou­ver son chemin dans le labyrinthe des sen­tiers péde­stres qui ser­pen­tent de ravin en ravin au long des crêtes) et pour regarder les gravures sur bois réal­isées par les ermites et les objets ven­dus à des­ti­na­tion des ouvri­ers et des moines : tis­sus épais, plats robustes, lanternes, savon, lam­pes torch­es, fers de hache, cordes, riz. Partout les mêmes choses et partout dif­férentes. Après le troisième ou qua­trième mag­a­sin une per­go­la abri­tait les tables d’un café. J’ai posé mon sac, à l’om­bre. À l’une des tables un grand moine à la barbe grise, était en pleine dis­cus­sion avec trois hommes en tenue de vacances qui venaient claire­ment de l’ex­térieur.  La con­ver­sa­tion se déroulait en anglais et, pen­dant que je refai­sais mon sac de telle sorte que la nou­velle carte fût facile­ment acces­si­ble et rangeais le pull dont je n’avais plus besoin, j’ai enten­du le moine, qui par­lait avec un accent améri­cain, expli­quer à ses vis­i­teurs, dont il s’avéra qu’ils étaient des prêtres catholiques romains, les règles des dif­férents monastères con­cer­nant les habits des ecclési­as­tiques appar­tenant à une église autre que l’église ortho­doxe. Ils dépendaient large­ment de ce qu’en pen­saient les dif­férents abbés. Un des vis­i­teurs dit que sa soutane lui man­quait pen­dant la nuit et qu’il avait eu froid. Le moine fit l’apologie de la sévérité de cer­taines maisons. Le bus a klax­on­né, mais je l’ai lais­sé aller son chemin bruyant entre deux embardées sur la route sale. Je con­nais­sais ce voy­age en bus: une heure à brin­que­baller dans cette vieille boîte à bis­cuits, pour mon­ter la route des jeeps et franchir directe­ment la crête de la pénin­sule. Les nuques des moines se bal­ançant tout de go à l’u­nis­son. Des icônes en guise de pin-up. Des pan­neaux pour inter­dire Ceci et Cela. La route du moteur rapetassé, et son odeur. J’é­tais heureux de déjà con­naître tout cela. Cette fois-ci j’i­rais à pied.
La route suit la mer sur une courte dis­tance puis tourne brusque­ment sur la droite et se trans­forme en pente raide. Une rangée de poteaux télé­phoniques reliant Dafni et le con­ti­nent se déploie par­al­lèle­ment à la côte et dis­paraît brusque­ment alors que la route monte en lacets et s’éloigne de l’eau. Por­tails ouvrant sur des ter­rass­es envahies par la végé­ta­tion, dans la lumière vive du soleil ; mulets et chevaux pais­sant sous les oliviers. Sons des cloches har­nachées, pin­sons. La route fait des allers-retours

con­stants, grimpe, prend la direc­tion d’un ravin abrupt, bifurque et repart vers un promon­toire, vire vers l’in­térieur du pays. Houx, arbousiers, lau­ri­ers. Abeilles. Grands papil­lons lan­guides dans la quié­tude du matin. Au som­met de la pre­mière longue mon­tée, soudain un plateau étale et ombreux, puis au loin sur la droite, par­mi de grands arbres, les hauts murs d’un monastère, un petit bas-relief usé qui représente un cav­a­lier avec une lance — Saint Georges ? — inséré dans le coin le plus proche de la route, une fontaine face à laque­lle est posée une louche d’é­tain. Un paysan qui empile des bûch­es sous les arbres. Xeropo­ma­tou, un énorme car­ré de pierre : vide. Fondé au dix­ième siè­cle sur le site d’un vil­lage plus ancien dont le nom est désor­mais l’ob­jet de dis­putes. Un monastère qui a survécu à des trem­ble­ments de terre et des incendies et qui a été recon­stru­it par plusieurs dirigeants, par­mi lesquels un sul­tan, Selim I. Il avait vu en vision les Quar­ante Mar­tyrs de Sébaste— des Arméniens qui, au qua­trième siè­cle, avaient été jetés dans un lac pour y mourir de froid — ceux-ci lui avaient ordon­né de recon­stru­ire le monastère incendié par des pirates peu de temps aupar­a­vant. Les mar­tyrs, quant à eux, l’aideraient à com­bat­tre les arabes. Longtemps après la mort du sul­tan en 1519, ses suc­cesseurs con­tin­uèrent à appro­vi­sion­ner en huile les lam­pes instal­lées devant l’icône des Quar­ante Mar­tyrs dans l’église de Xeropomatou.
La mon­tée se pour­suit, aus­si raide qu’au­par­a­vant ; le monastère, vu du dessus, rapetisse jusqu’à ressem­bler à une ferme sur une crête sur­plom­bant la mer. Le soleil grimpe dans le ciel, mais les hau­teurs gag­nent en fraîcheur. Le maquis pro­pre aux ter­rains cal­caires cède la place à des châ­taign­eraies, sur les pentes desquelles les mulets vaque­nt à l’ombre. La chaleur du soleil a dis­sout les dernières brumes ; la route ser­pente de plus en plus haut. Puis, sans prévenir, une présence soudaine, au loin sur la droite, barre un grand vide: la pre­mière appari­tion de la Mon­tagne. Une fois vue, on gardera avec soi le sens de sa présence, où qu’on aille sur le promon­toire et que le pic lui-même soit vis­i­ble ou non. La route con­tin­ue de se hiss­er sur la crête et la mer ori­en­tale, la Sainte Mer, se des­sine der­rière le feuil­lage des châ­taig­niers puis, en con­tre­bas, der­rière les bois, les toits de Karyès appa­rais­sent : tuiles et fer rouil­lé, jardins, skites, et kel­lis semés sans ordre à par­tir du cen­tre, un vil­lage en pente épou­sant les courbes de la piste qui descend, sin­ue, puis en devient l’u­nique rue.
Karyès, qui doit son nom à ses noisetiers, est la cap­i­tale de l’É­tat monas­tique de l’Athos. À l’ex­cep­tion de Kout­lou­mousiou, qui est con­sid­éré comme trop proche pour en avoir besoin, cha­cun des

monastères pos­sède une mai­son en ville, appelée kon­a­ki. Elle héberge sa dépu­ta­tion à la Sainte Épis­tasie, le corps qui gou­verne et siège dans la Demeure de la Sainte Com­mu­nauté, un grand bâti­ment rel­a­tive­ment mod­erne dom­i­nant la par­tie la plus élevée du vil­lage. La route s’élar­git en une petite place pous­siéreuse : dans le coin nord-ouest, moines et muletiers char­gent et déchar­gent les mulets et les chevaux, des canas­sons cas­trés aux mai­gres pieds de chèvres qui savent tou­jours trou­ver la bonne direc­tion sur ces sen­tiers de mon­tagne abrupts et sin­ueux, bien sou­vent réduits à rien qu’une mince zébrure dans la roche. La rue elle-même com­mence par une volée de march­es qu’entoure un chemin pavé : elles courent tout au long de deux pâtés de mai­son et devant quelques bou­tiques qui, pour la plu­part, sem­blent aux mains de laïcs. Les vit­rines exposent des gravures sur bois et d’autres objets faits par la main des ermites, des out­ils pour bricol­er, des légumes secs —, dans l’une j’ai vu une car­touch­ière et un étui à pis­to­let. Bou­tiques de cor­don­niers, de sel­l­iers. À mi-chemin, la rue tra­verse la par­tie est de la place sur laque­lle se dresse l’an­tique Pro­ta­ton, l’église prin­ci­pale de Karyès, pour ensuite, dans un virage, descen­dre la colline en direc­tion des bois. Une règle inter­dit de descen­dre la rue prin­ci­pale à dos d’an­i­mal, les moines met­tent pied à terre et mènent par la bride chevaux et mulets sur les gros pavés usés. Cette règle ne sem­ble pas s’ap­pli­quer aux gross­es jeeps de la police grecque —, sans doute est-il plus dur de men­er une jeep par la bride ! C’est ce véhicule qui m’avait dépassé dans un rugisse­ment alors que je grim­pais depuis la mer, à son volant se trou­vait un jeune homme chez qui tout con­cor­dait osten­si­ble­ment : l’uniforme, le vis­age, la posi­tion à laque­lle il s’é­tait élevé —, le James Bond de Dafni. La jeep était garée sur la place par ailleurs déserte du Pro­ta­ton, soulevée par un cric et sans les roues, un laïc couché sous le châs­sis, et le chauf­feur penché légère­ment afin de don­ner à son mépris de toute servi­a­bil­ité sa hau­teur toute rel­a­tive. Le com­mis­sari­at de police était encore ouvert, j’y récupérai mon passe­port, mais la Demeure, qui est l’équiv­a­lent de la mairie de Karyès, étant fer­mée jusqu’à trois heures, il ne me serait pas pos­si­ble d’obtenir mon lais­sez-pass­er avant cette heure. Descen­dre les march­es vers la petite gar­gote où les deux chefs du com­mis­sari­at — les seuls clients à part moi — étaient déjà instal­lés. Il y a les jours pois­son, les jours poulpe. Ce jour-là, aucun des deux. Murs pis­tache avec des affich­es pour van­ter le 21 avril et une pho­togra­phie mac­ulée de mouch­es du caudil­lo en exer­ci­ce (3 octo­bre 1973), penché depuis le haut du mur comme un por­trait de famille. Si jamais le décor avait don­né envie de s’at­tarder, le cuis­tot m’ex­pli­qua claire­ment qu’il avait hâte de fer­mer : sa sieste lui tar­dait. La rue était vide. J’ex­plo­rai la bou­tique d’un tailleur, il y avait à la fenêtre un car­reau d’é­tain ser­vant à faire pass­er le tuyau d’un poêle et, à l’in­térieur, de pous­siéreuses machines à coudre

plus vieilles que quiconque sur la Mon­tagne. Un an aupar­a­vant, j’avais passé ici une heure en com­pag­nie d’un moine à la fine barbe blanche, d’un muleti­er et d’un prêtre français en civ­il que j’avais ren­con­tré sur les march­es de la Demeure et avec qui nous étions con­venus de vis­iter le nord de la pénin­sule; il avait voulu louer les ser­vices d’un guide et de son mulet pour porter les sacs à dos. Une heure de marchandage déli­rant, dans un bain de langues, tan­dis que j’es­sayais d’explorer les recoins de l’ar­rière-bou­tique —, resser­res pleines de vies que j’avais cru avoir oubliées. J’avais observé les chaus­sures du moine : des boîtes de cuir noir, moitié sabot et moitié pan­tou­fle, plus faites pour se traîn­er que pour marcher, et pour rester debout au cours des vig­iles qui durent toute la nuit. La bou­tique était fer­mée : on n’aurait peut-être jamais dû s’y trou­ver. En été, en milieu de journée, Karyès la méditer­ranéenne cuit sur sa colline. Mais en automne, dans l’om­bre de la rue, un froid sort des pier­res qui est le froid des villes de mon­tagne situées plus haut que les bosquets de noisetiers, un froid que l’on trou­ve aus­si dans les vil­lages tout au nord de la Grèce, nichés dans les hau­teurs, entre cal­caire et gran­it. Le flot du froid dans les rues vides à midi qu’accompagne le son de ces nom­breux petits ruis­seaux coulant depuis les châ­taign­eraies et tra­ver­sant la ville endormie. Je retour­nai sur la place, à l’ouest du Pro­ta­ton, et m’as­sis au soleil sur des march­es qui mon­taient vers les romarins et les ros­es trémières tar­di­ve­ment fleuries, en atten­dant une hypothé­tique ouver­ture. Le sac à dos en guise d’or­eiller, je m’as­soupis au son des abeilles et ce furent les cloches des har­nais tin­tant presque directe­ment au-dessus de ma tête qui me réveil­lèrent : c’é­tait le muleti­er ren­con­tré de ma pre­mière journée de l’an­née passée, il mon­tait le chemin, nous nous sommes ser­rés la main très fort dans un échange de con­grat­u­la­tions et de mim­iques. L’église était ouverte. À l’in­térieur, un jeune moine déplaçait une échelle, s’occupait à remet­tre des cierges en cire d’abeilles dans une grande coro­na de cuiv­re : le can­délabre cir­cu­laire sus­pendu dans la nef. Les étrangers ne sont pas tou­jours les bien­venus dans chaque église de la Mon­tagne — le prêtre français m’avait déjà racon­té avoir été froide­ment reçu au Pro­ta­ton — et je me glis­sai sans faire de bruit par la porte ouverte afin de regarder les pein­tures murales mur après mur.
 

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