Une épopée des rencontres heureuses des arts
Artiste inventive, Wanda Mihuleac s’est proposé de produire des livres-objets, livres d’artiste, livres-surprise, de manières diverses et inédites où la poésie, le visuel, le dessin ou les formes des objets se combinent afin de donner une autre perspective et une autre dynamique aux textes des écrivains. Mais Wanda Mihuleac n’est pas qu’une glaneuse de livres-objets, elle n’est pas seulement leur éditrice mais aussi leur co-créatrice par les thèmes proposés ou l’espace préfabriqué offert à l’écriture, par les réflexions sur le support graphique et la modalité grâce à laquelle celui-ci devient une source d’inspiration.
101 Livres-Ardoises & Wanda Mihuleac rassemble divers livres-objets, livres-ardoises aux graffitis et graphismes variés, livres sur lesquels on écrit au marqueur blanc sur fond noir, de façons différentes.
Les ardoises, à leur tour, acquièrent des formes variées qui vont de la plus sage – celle de l’écolier – aux assemblages et constructions de toutes sortes, en forme de boite, de mur.
Aux livres-ardoises s’ajoutent les livres-rubans, ou boomerang, les livres- bouteilles de Werner Lambersy, les bâtonnets de mikado portant l’écriture du poète vietnamien Pham, la chaise longue minuscule où repose le texte de Jean-Marc Couvé, un rouleau cylindrique à picots pour piano mécanique offert par Wanda au musicien Jean-Yves Bosseur, un rouleau torsadé comme une bande Moebius, les cubes, les pièces de domino d’Alain Jouffroy…
Puisque 101 Livres-Ardoises & Wanda Mihuleac est un véritable gros livre, une sorte de bibliothèque condensée dans une multitude de tablettes et autres formes diverses et insolites, comme il a été déjà mentionné, je vais m’arrêter, subjectivement, bien sûr,à ce qui m’;a retenu l’œil.
Le livre comporte aussi un dossier de l’ardoisier comprenant des réflexions, des témoignages relatifs à l’expérience de l’écriture sur l’ardoise, évoquant l’enfance, ainsi que l’expérimentation des écritures en blanc sur noir, tout comme la contrainte de l’espace imposé, lequel, paradoxalement, s’avère innovatrice, créatrice. En 2016, Laurent Grison, poète, critique d’art et essayiste remarquait le fait que ces livres-ardoises sont plutôt des « livres-architectures », « architectures construites, déconstruites ensuite reconstruites », « une sorte de cité utopique ».
Le livre musical de Jean-Yves Bosseur, réalisé sur un rouleau de piano mécanique (2011, 28,5 x 160 cm : deux exemplaires originaux) correspond à quelques mesures du Songe d’une nuit d’été de Felix Mendelssohn-Bartholdy. Sur le bord perforé, le musicien a écrit sa propre partition Songe nocturne… et rare, pour saxophone contrebasse, qui conduit vers plusieurs lectures possibles. La partition a été conçue pour être interprétée par Daniel Kientzy.
Un autre livre écrit sur un rouleau de piano mécanique est A mesure que je t’aime de Sarah Mostrel
(2015, livre-objet, 30 x 120 cm, dans une boite de 8 x 9 x 1 cm; deux exemplaires numérotés originaux, tirage facsimilé de 25 exemplaires numérotés et signés). Un poème d’amour intense, écrit comme une partition musicale.
Le livre sonore cartonné de Laure Cambeau, activé par deux piles électriques (26 x 21,8 x 1 cm, deux exemplaires signés) : La fille peinte en bleu attente est un livre instrument de musique comportant un clavier-solfège.
Non loin du hamac — haïkus de Dominique Chipot (2016, livre-objet, deux ardoises sur chevalet, 32 x 16 cm, et entourées par neuf autres tablettes de bois, 6 x 8,5 x 4 cm, deux exemplaires originaux, signés, non commercialisés), est un arrangement similaire à celui d’une photo de groupe.
Chaises hier de Jean –Marc Couvé (2012, livre-objet : une chaise longue en bois et toile, 41,5 x 15,5 x 15 cm, texte écrit sur les deux côtés du tissu ; deux exemplaires originaux signés) est une chaise longue en miniature qui invite à la rêverie, au voyage, à une autre manière de passer le temps que le terre à terre, selon les dires de l’artiste. C’est aussi « une madeleine-dirigeable », une espèce de machine à explorer le temps retrouvé de l’enfance.
Le livre-affiche de Jean-Luc Despax, Plus Street que Wall (265 x 54 cm; deux exemplaires originaux signés). Merveilleux texte en jeux de mots et couché sur l’ardoise comme des murs en briques nuances gris-cendre et gris-violet clair.
Les poèmes cubes / dés d’Evelyne Bennati Escarpin (2015, livre-objet à neuf cubes, 3,5 x 3,5 x 3,5 cm ; 2 feuilles, 10,5 x 10,5 cm, dans une boite de 12 x 12 x 4 cm ; deux exemplaires originaux, signés, non commercialisés), crées sur un thème suggéré par Wanda Mihuleac, rappelle à l’artiste le jeu oulipien mais aussi les contes, les chansonnettes et les proverbes. Il s’impose une lecture du regard qui parcourt des facettes multiples pour y découvrir des vers masqués, dissimulés, comme dans une partie de cache-cache. Une lecture que peut composer le spectateur, de plusieurs façons, en reconstruisant le texte aléatoire, en générant d’autres compositions en fonction des vers inscrits sur les cubes/dés.
C’est bon de Dan Bouchery (2010, livre cartonné et découpé, 17 x13 x0,8 cm, 10 pages, deux exemplaires originaux numérotés et signés) est un livre-objet, un assemblage surréaliste, dont l’intérieur en relief est pareil aux livres pour enfants. Un Bugs Bunny légèrement humanisé, sur lequel est écrit, comme une continuation du titre « À deux »… deux yeux, l’un parait féminin, l’autre masculin, des yeux yin & yang. Sur le côté de la figure, un D, comme une machine à écrire, sur lequel est inscrit le nom de l’artiste.
À la tombée de la nuit de Michel Butor (2011, livre cartonné, 20 x 26,5 x 1 cm, 14 pages, deux exemplaires numéroté et signés) a l’air des paysages à formes géométriques noir et blanc où le texte trouve sa place sur les diverses parties de la page, tantôt en haut, tantôt en bas, tantôt sur le côté, ressemblant à des tableaux noirs qui se répondent par des fragments de texte.
Le livre de Magda Cârneci Roue, rubis, tourbillon (livre cartonné et découpé dont les carreaux mobiles cachent des chiffres de 1 à 10 ; 23 x 21 cm, 10 pages ; deux exemplaires originaux, numérotés et signés, tirage facsimilé de 25 exemplaires numérotés et signés) est une œuvre d’art graphique et poétique. « L’exercice scriptural » auquel s’est adonnée la poétesse suppose le retour à l’écriture au tableau noir de l’enfance mais aussi une relation nouvelle avec les outils linguistiques et graphiques. Dans ses réflexions sur ce livre, Magda Cârneci avoue avoir découvert « un nouveau rapport entre l’écriture et son support, entre la parole et le signe visuel (…) entre le dicible et l’indicible ». L’écriture à l’encre blanche dans les espaces réservés (chaque page ayant été conçue comme un art graphique, avec des structures abstraites ou géométriques-constructivistes, évoquant des collages cubistes) a représenté une véritable mise à l’épreuve car chaque page lui paraissait un « abîme sophistiqué ». Mais cela a été également une occasion de revivre les sentiments de l’enfance, une joie de voir émerger, du tréfonds de son être, l’écriture.
Géométrie(s) du chat de Francine Caron (2011, livre cartonné, 20,5 x 20,5 x 1,5 cm, 18 pages, deux exemplaires originaux, numérotés et signés; tirage facsimilé de 120 exemplaires numérotés). Ce sont des poèmes inspirés par un chat, des formes géométriques d’un chat noir surpris en diverses attitudes, debout sur ses pattes, le dos rond, en boule ou bien allongé paresseusement. Ces géométries félines-poétiques s’harmonisent très bien du point de vue visuel- textuel et génèrent même d’autres figures. Par exemple, le chat allongé paresseusement avec le poème écrit dessus peut être un sextant et le chat en boule une pleine lune.
Le livre Frou-frou (2010, livre-affiche, 52 x 223 cm, deux exemplaires originaux, numérotés et signés) de Guy Chaty est une espèce de tapis couvert de bulles renfermant des onomatopées qui rappelle la trame d’un textile noir et blanc mais aussi les bulles des BD genre Pif le chien ou Tintin. Un livre-affiche couvert d’onomatopées comme un poème d’amour, joué devant le public aux Halles St. Pierre à Paris, en mars 2012. Une sorte de danse amoureuse des bulles noires sur fond blanc, avec de brefs inserts de dessins rappelant des tapisseries, parsemés, de façon postmoderne, d’émoticons souriants.
Jeux de l’être de Daniel Daligand (2010, livre cartonné, avec 13 pièces mobiles, 22,5 x 22,5 x 0,6 cm, 8 pages, deux exemplaires originaux, numérotés et signés) est un livre avec des aimants qui se déplacent sur une plaque métallique noire démontrant l’attraction, l’attraction universelle. Une attraction entre les êtres, une attraction des mots entre eux, sous forme de poèmes. Ce sont des poèmes à multiples facettes, une sorte de poèmes-caléidoscopes sur l’attraction entre les amoureux et sur le ludique poétique.
Le livre-boomerang de Slobodan Despot, Keisaku boomerang (2015, livre-leporello, 18 pages, 41 x 120 cm, déplié, couverture en carton avec un boomerang en bois, deux exemplaires originaux, numérotés et signés; tirage facsimilé de 10 exemplaires numérotés) est une sorte d’accordéon déplié où des poèmes sont écrits sur les formes de boomerang et sur les ardoises carrées, noires sur le fond blanc des pages. Noir sur blanc et blanc sur noir, c’est cela le jeu visuel boomerang.
Alphabet somnambule, livre de Renaud Ego (2016, livre cartonné, avec des lambeaux de voile et une montre, 26,5 x 21 x1,3 cm, 12 pages, deux exemplaires originaux numérotés et signés) est une montre-globe voilée, autour de laquelle, comme dans un rêve surréaliste, les mots s’accumulent sur des bandelettes noires. On peut y voir aussi des flèches d’écritures pareilles aux aiguilles d’une montre visant le lecteur-spectateur. Ce sont des poèmes qui tournent autour du thème « l’extrême délicatesse de l’horlogerie de la vie » et du rêve consistant à rendre au langage un verbe plus créatif.
Dans l’air de Pascale Evrard (2012, livre-objet, palette de ping-pong en bois, 38 x 22,5 x 0,7, avec 47 trous remplis de rouleaux en papier noir couvert de textes ; deux exemplaires originaux, numérotés et signés, non commercialisés) rappelle les vieux papyrus mais aussi les petits mots oracle, petits mots surprise.
Le livre-puzzle de Mireille Fargier-Carouso, Ce serait un dédale (2011, livre cartonné avec de pièces de puzzle détachées, 16 x 16 x1,6 cm, 10 pages, deux exemplaires originaux numérotés et signés) suppose un art poétique combinatoire et apporte le ludique enfantin du jeu d’assemblage. Les pages gardent l’écriture poétique blanc sur noir, en figures géométriques blanc et noir.
Le train de Françoise Favretto (2014, livre cartonné et découpé, Ø=11 cm, dernière couverture d’un cm d’épaisseur, 10 pages, deux exemplaires numérotés et signés) est un livre-objet qui représente un train-poème, avec le texte écrit sur les roues dentelées, roues portant des bandelettes noires ou des figures géométriques.
Puits ardésien de Şerban Foarţa (2011, livre cartonné, 20 x 16 cm, 10 pages, deux exemplaires numérotés et signés) est un puits des lettres espiègles, écrites, évidemment, toujours blanc sur noir, d’inspiration ludique, fournie par le support offert, « ardoise rare », d’une « modestie immémoriale ».
Un beau poème parlant de l’écriture, nous le trouvons dans le « Dossier de l’ardoisier ».
Um mapa de palavras de Nuno Judice (2017, 4 in-folio, un étui de carton, 22 x 16 x 0,6 cm, texte en portuguais, deux exemplaires originaux, numérotés et signés; tirage facsimilé de 25 exemplaires numérotés) contient des poèmes écrits à côté des cartes et sur l’espace d’une carte, espace toujours blanc et noir.
Jetunousvous de Werner Lambersy (livre-objet en forme de bouteille, dans une boite en carton noire, 31 x 9,3 x 7 cm, 12 pages, deux exemplaire originaux, numérotés et signés) est un poème-bouteille en l’honneur de François Rabelais. Ces « Dives bouteilles » sont en même temps destinées aux pliage et dépliage de ce Jetunousvous.
Intéressante la Mondrianisation de Jan H. Mysjkin (2012, livre cartonné avec des collages de papier coloré, 20,4 x 20,4 x 2 cm, 24 pages, deux exemplaires originaux, numérotés et signés), jeu lexical partant du nom de Mondrian où les lettres changent de place entre elles, lettres peintes avec des collages rappelant la Composition With Red Blue and Yellow mais en d’autres nuances.
La fable à l’envers de Bernard Noël (livre-mobile composé de 10 disques de carton, collages, dans une boite en métal, Ø=9 cm, deux exemplaires originaux, numérotés et signés) est comme une danse tourbillonnante des disques blanc et noir et blanc et bleu essayant d’attraper le fil de cette fable à l’envers.
Journal en mikado de Minh-Triêt Pham (2015, livre-objet, 30 bâtonnets-crayons de mikado, 58 x Ø=0,6 cm, dans un tube de 63 cm x Ø= 0,7 cm, deux exemplaires originaux, numérotés et signés, tirage facsimilé de 50 exemplaires numérotés et signés) est un véritable art du minimalisme mais aussi un jeu combinatoire-aléatoire inventif qui génère divers sens et formes géométriques.
Un assemblage tenant de la poésie et du matériel, Sans titre, d’après un texte de Laurence Vielle (2017, livre-assemblage : 20 flèches, une tête en verre, 35 x 25 x 25 cm, un exemplaire original) réunit des objet divers qui peuvent prendre des formes de flèches (des ciseaux entrouverts) ou mettre des fléchettes de texte sur un flacon de parfum Magie noire, or sur un révolver. C’est plutôt une installation poétique, un peu trop chargée.
Si tout a un commencement de Matei Vişniec (2012, livre cartonné, papier collant noir et jaune, 20 x 16 cm, dix pages, deux exemplaires originaux, numérotés et signés) forme des poèmes-zigzag noir et jaune, entre lesquels se glissent des dessins blancs. Poèmes qui invitent à réfléchir sur le commencement, la fin, sur la parole et les langues étrangères.
D’autres livres-ardoises se dirigent vers l’abstraction géométrique, vers le constructivisme, le lettrisme, ou bien sont disposés de manière ludique dans un jeu labyrinthique. Le livre-objet parcourt plusieurs étapes : du matériau brut à l’objet préfabriqué, qui ne se contente pas d’attendre son texte mais devient un espace suggestif-créateur pour une écriture plastique, jusqu’à la combinaison visuelle et la perspective d’ensemble, jusqu’à son placement dans un contexte de lecture-visualisation.
Et il y aurait encore beaucoup à dire et à écrire sur ce livre-album riche, dense, surprenant qui réunit toutes sortes de livres-objets, livres-ardoises, livres-assemblages.
Bref, 101Livres-Ardoises & Wanda Mihuleac peut être considéré une épopée des rencontres heureuses des arts, ainsi qu’une aventure réussie du jeu imaginatif avec le texte, les formes et les objets. Un livre spécial qui mérite toute l’attention.
Et il l’a déjà acquise car beaucoup de ces livres-objets sont parvenus dans l’exposition de Wanda Mihuleac « Contextualizări » (Musée National d’Art Contemporain, Bucarest, Roumanie, 23 novembre 2017 – premier avril 2018. Curatrices : Magda Cârneci, Mica Gherghescu ; Coordonnatrice MNAC : Malina Ionescu ; design de l’exposition : skaarchitects).
Une exposition des plus inventives comprenant trois axes thématiques : « le Mur », « le Miroir » et « l’Écriture », avec des mises en contexte et des remises en contexte ingénieuses visuellement et bien conçues, qui prouvent encore une fois qu’il existe des rencontres heureuses des arts, des créateurs, artistes plasticiens, écrivains, compositeurs de musique expérimentale, chorégraphes.
Texte publié dans la revue roumaine Observator cultural nr.907 (649) 25–31 janvier 2018.
Traduction : Carmen Vlad
Marilyne Bertoncini, Æncre de Chine