MIRACLE…
Miracle d’être en vie
Et d’avoir saigné
D’être un homme sans parents
Pourvu de mots pour le dire
Miracle d’avoir des mains de chair
Et que tout continue
Au niveau du drap rêche et du cheveu perdu :
Mes remords plantés en moi
Comme les feux d’un navire
Et mes muscles qui conspirent
Dans les puits rouges de ma voix
Douceur d’apprendre que ma mort
N’est qu’on oiseau perché sur mes éclats de rire
Qu’elle me doit son grain
Qu’elle est encore ma vie.
(Poème extrait de Le Poète restitué, Le Pain blanc éd., 1941).
JUIN
(Extrait)
À Gabriel Audisio
(..)
Deux pierres scellées,
Une main de suie,
La treille brûlée,
Un bras qui supplie…
Du fond des temps, la Mort aspirait la Démence.
Contre ses dents serrées écumaient les plateaux.
Les routes, les enclos barbouillés de romance
Tournoyaient à la grille ainsi que des couteaux.
Fracassés, l’os à nu, barbelés de racines,
De sources éclatées, de coutres importuns,
Infernal quel typhon, de sa poigne d’airain,
Les matait, les pressait, les poussait dans l’abîme ?
Quel ange, sans trompette et sans drapés pesants,
Avait posé le pied sur les terriers de glaise,
Les chaumes ébréchés qu’épellent les faisans,
Les couchants qu’une vitre accroche à la cimaise
Et, sitôt descendu dans la vieille chaleur
Qui plaque notre souffle au flanc roux de la terre,
Fouillant comme l’on fouille au hasard des viscères.
Avait tranché le chanvre, invisible au haleur,
Qui depuis toujours noue aux vignes les herbages,
Le chemin qui chevrote au tartre des villages,
Le cotre à l’aventure aux marges du jusant,
Les pavois de l’automne aux seigles frémissants,
Et fait soudain la nuit sur une forcerie
Où l’homme était le cerf et l’ange la furie ?
(…)
Deux pierres scellées,
Une main de suie,
La treille brûlée,
Un bras qui supplie…
Vint le glas. Descendit l’Archange et sa fureur.
Sur les berges du sang, giflées d’ailes de fer,
Au fronton des manoirs, désuets sous l’éclair,
À quoi pouvait servir qu’il fût encor des fleurs ?
Lui-même, le soleil, pouvait-il n’être encore
Qu’un grand liseur tournant les pages sur les monts
Alors que les plasmas s’ouvraient au nécrophore
Et que l’air apprenait son travail au poumon ?
Regard, étais-tu fait pour guider dans la fange
La foule en noirs caillots fuyant la pluie de feu ?
Main de femme, était-il écrit dans ta louange
Qu’un jour tu brandirais le fanal et l’épieu ?
(…)
Deux pierres scellées,
Une main de suie,
La treille brûlée,
Un bras qui supplie…
De lourdes fleurs de chair couronnent les murailles
Comme les étendards atroces de l’été.
Entre les chevaux morts, les canons démâtés,
L’habitude en lambeaux cherche son attirail…
Mais, sans hâle, une plaie saignante à son côté,
Un grand corps ténébreux s’avance à sa rencontre
Et, tous deux s’épaulant, marchent dans la clarté
Vers la bête de feu que masquent les décombres.
Et peut-être demain le monstre terrassé
Contraint de regagner les fonds boueux de l’âme,
Le Verbe, renaissant comme l’herbe aux fossés,
Nous rendra-t-il les clefs fragiles de la fable ?
(Poème extrait de Le Sang du ciel, Seghers, 1944).
LE PAIN SE FAIT LA NUIT
à Jean Bouhier
La nuit, dans des faubourgs délayés par la pluie,
J’ai marché sur l’asphalte avec des inconnus
Qui tenaient bon, qui se taisaient
Qui m’acceptaient tel que je suis.
Le jour venu, j’ai vu des hommes par milliers,
Sans mot dire, comme des plantes,
Recouvrir la marelle inerte de la terre
Et celle, absurde, de mes songes.
Et j’ai senti que je germais dans ce silence,
Qu’on attendait mon grain, que je n’étais pas seul
Puisque j’avais des mains pour prendre et pour donner.
Depuis, je ne sais plus si j’écris un poème
Ou si je fais aller la cloche de mon cœur
Sous l’océan des mots gâtés par la mémoire,
Mais je sais que ma voix est faite pour l’oreille
Et qu’on l’entend, comme j’entends chanter sous terre
Le boulanger blafard qui fait son pain la nuit.
*
Pour les hommes, pas d’autre église que ce pain
Qu’on prend à bras-le-corps comme une fiancée.
Elle aura pour vitraux les losanges du blé,
Le rouge ce sera celui de vos yeux rouges,
Repasseuses ! Vigies ! Gens des mines ! Le bleu
Celui de vos mains bleues de veines et de peines,
Mères flétries, maçons qui mangez sur le pouce,
Laboureurs, tâcherons, vieux chevaux de retour
Qui marchez pesamment au bras du petit jour.
*
J’ai vu des hommes par milliers comme des plantes.
Mais libres de mourir ou d’imposer au ciel
La fédération immense de leurs sèves
Et je les ai choisis, qui choisissaient eux-mêmes
L’Inespéré, dès lors qu’ils me tendaient la main.
C’était l’aurore et nous allions manger le pain
Qu’on fait la nuit – comme l’amour et les poèmes.
(Poème extrait de Il n’y a pas d’exil, Seghers, 1954).
LE FOUR
Et toi, ma mère, ma favorite aux mains râpeuses, dont je mettais les bas, les nuits où j’étais seul, quel emblème veux-tu que je pose sur toi, quel blason noir ou bleu ?
Dans ma bouche l’acier rouille comme tes côtes sous la terre et la pensée dans les livres. Ni moins ni plus vite. Je pourrais encore… J’aurais encore le temps…
Mais tout ça, c’est du poème. Nada ! Voilà ce que tu es, petite sœur, ici-bas et ailleurs, alors que moi je bouge encore et m’émeus encore, parfois, pour de la soie.
« Encore ». Je ne vois pas de mot qui puisse te faire plus mal que celui-là. Prends-le quand même. Habille‑t’en. Rien ne sera fini de toi tout à fait tant que je pourrai leur dire que c’est toi, cette odeur de suie, de prune et de froment, qui s’obstine depuis quarante ans dans le four abandonné d’où la fourche retire, chaque été, des paquets de serpents.
Oui, tu peux vivre encore un bout de temps. Autant que moi, mon enfant. Et moi te demander des choses, moi ton aîné pourtant.
Tu sais, je pourrais bien creuser la mine avec mes ongles, ils me diraient toujours que je me ménage. Tu sais, ils n’ont meilleur amusement que de me perdre dans leurs forêts. Fais quelque chose, si tu le peux, avant que le four s’écroule sur nous deux.
(Poème extrait de Hors d’Eau, éd. Chambelland, 1968).
DIRE AU PLUS PRÈS
Dire au plus près la chose
En fait une autre
Nous devrions hurler
Plutôt que choisir
Et agencer
Les chaufourniers le savent
Qui vendent plus cher que chaux vive
L’azur de leurs erreurs.
*
Rapporter exactement
Les réponses
Inintelligibles mais superbes
Que trompant les espions
Les geishas
Et les seconds couteaux
De la douleur
Nous avons réussi à obtenir
De sa propre bouche
Nous donne une absurde
Mais véritable joie
*
En vain tâcherons-nous
De parfaire
L’alibi de la beauté
Nous ne laisserons de nous
Que contrefaçons
Plus ou moins mauvaises
Pourtant s’il y avait
Un grand quelqu’un capable
Et soucieux
D’analyser le sang qui en dégoutte
Il verrait bien que c’est le nôtre.
(Poèmes extraits de Pour ne pas oublier d’être, Belfond, 1990).
CHARON
Donne-lui ou ne lui donne pas
Charon qui est au Smic à présent
Te passera de même
Avec tes paquets d’herbe fraîche
Et de seins roses
De menus coups de théâtre
Et d’insomnies pour des prunes
Il ne te sera demandé
Que de lui sourire
Ou de lui faire compliment
D’être resté si vert
Au besoin fais-lui tâter
Ton biceps flétri
Pour qu’il s’en moque
Surtout laisse-le ignorer
Que c’est toi qui as creusé sa barque
Avec tes dents
Tout au long de ta vie
Et que le tabac qu’il chique
A poussé dans tes bronches.
(Poème extrait de Pour ne pas oublier d’être, Belfond, 1990).
BOIS MORT
Pour Alain Morin
Comme l’ombre se ressource dans le feu
La tourterelle dans les cendres
L’été dans le pain
La mémoire dans la lave
La solitude dans le couteau
La beauté dans l’outil fracassé
L’idée de Dieu dans la pupille en creux des statues
Je me ressource dans mon bois mort
En m’arrangeant pour n’y pas voir
Les clous rouillés qui prouvent
Que d’autres que moi-même
Ont travaillé à me détruire
J’y dis le droit pour soulager mes juges
J’y lampe la sanie de mes pseudo vertus
J’y envagine ce qu’il reste
De mon amour du monde.
(Poème extrait de Pour ne pas oublier d’être, Belfond, 1990).
PAIN D’ANGOISSE
Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.
Pascal
Terrifié par les hurlements
De douleur et de volupté
Des galaxies qui se dévorent en copulant
Dans les coins d’ombre de l’éternité
Comme le font les sentiments
Dans les bas-fonds de la pensée
Appelle angoisse ou pain
Sinon parole
Cette matière sans matière
Que le poème en toi pétrit
Ayant ou non fait une croix dessus
N’en mange que tout juste
Ce qu’il te faut pour en mourir
Ne la retourne pas sur la table des mots
Cela porte malheur
Ne la piétine pas dans le ruisseau du sang
D’autres en manquent.
(Poème extrait de Pour ne pas oublier d’être, Belfond, 1990).
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