Dans le meilleur des cas, mon activité accompagne l’état d’un enfant qui s’abandonne et s’ouvre au temps présent. Tout devient possible avec l’enfant qui n’a pas d’histoire ni de mémoire et fait donc fi des traditions et des conventions. L’enfant ne se soucie pas de l’avenir ni du passé et si il est aussi un comédien, il n’est pas soumis à la malignité ni au calcul parce qu’il fait tout pour la première fois. L’écriture est alors un moyen de retrouver ce qui précède l’apprentissage de l’alphabet. L’innocence ou la spontanéité ont-elles un sens lorsqu’elles consolident le support d’un instinct prêt à ranimer le potentiel d’un enfant qui baigne dans la matière et son mystère ? La littérature pourrait-elle privilégier une intelligence de la naïveté ou de l’ingénuité plutôt que celle qui s’appuie sur la raison, le cœur, l’idiotie ou la folie ? L’enfant se donne au monde en toute confiance, à chaque instant, car c’est sa curiosité qui renforce son intelligence. De la même façon, j’écris, avant tout, pour questionner le sens des mots en essayant de renouer avec la simplicité d’un alphabet élémentaire. Aussi, le chant (et champ) de l’enfance présuppose un attrait pour l’énigme et l’incongru, une inclination pour l’anormal et le bizarre. C’est l’enfant, initié aux comptines surréalisantes, qui peut nous permettre de reconstruire notre lien avec l’irrationnel, l’insolite ou le fantastique. Comme l’enfant, toujours à l’affut de nouveauté, qui explore le monde, l’acte d’écrire est un moyen de s’ouvrir sur l’inconnu et de s’unir aux puissances de l’inconscient.
Le regard de l’enfant m’inspire des rêveries cosmiques, il me soustrait à l’autorité de la raison, il donne un sens à une révolte qui me permet de renouer avec des perceptions sensorielles ou des dimensions spirituelles et imaginatives. Mes textes trouvent leur origine dans un acte de désobéissance enfantin qui valorise les ressorts du jeu et de la fantaisie. Les mots ne sont alors plus ceux qui furent appris, inculqués à l’école, l’activité d’écrire se rapproche de celle d’un enfant qui fait corps avec le monde, qui est relié aux forces du cosmos. J’éprouve le besoin d’écrire comme le petit enfant marche, sans savoir où il va, en se laissant porter par le souffle du temps. La marche de l’enfant, ouverte sur une dérive, imprégnée d’une multitude d’ambiances fugitives, s’ajuste au jeu psychogéographique des situationnistes.
L’état d’enfance se fonde sur la plus clairvoyante de toutes les révoltes, celle qui ne laisse aucune place à la nostalgie, aux souvenirs préfabriqués, au paradis perdu, voire aux sentiments. Cette force nous permet de rejoindre tous les enfants qui sont réfractaires à la scolarisation lorsque celle-ci prend la forme d’un encasernement. Si l’écriture me donne l’occasion de conquérir l’enfant qui est en moi, c’est afin de retrouver l’état et l’énergie d’une langue sauvage. Le petit enfant qui ne parle pas et qui ne peut pas nous répondre commence à créer sans le secours de la pensée ni de la raison. L’inventivité et l’imprévisibilité de l’enfant invoque une légèreté nietzschéenne qui exprime un rapport immédiat avec le chaos. J’écris surtout dans l’espoir de percevoir les vibrations de l’enfance, celles qui animent, par exemple, la désobéissance et l’insouciance. Les lettres me donnent l’occasion d’être submergé par des émotions et des perceptions enfantines, et non pas infantiles, elles m’encouragent à réveiller l’enfant qui nous accompagne depuis toujours. Mes phrases construisent un monde imaginaire et fragile qui se mélange à une réalité propre à l’enfance. C’est grâce à cette confusion que je me retrouve en oubliant tout sauf l’esprit d’enfance. En ce sens, mes textes sont, avant tout, un moyen d’exprimer mon rapport avec une aventure qui s’appuie d’abord sur la puissance de l’étonnement. Mes lignes de mots tentent d’ouvrir des perspectives qui s’opposent à la connaissance en vue de m’unir au silence énigmatique d’un nourrisson. Mon écriture fragmentaire et chaotique s’apparente peut-être à un babil, à des bribes de phrases enfantines qui tentent de rompre le lien entre la littérature et la parole. “L’enfant”, du latin infantem, “celui qui ne parle pas” pourrait-il être, par conséquent, le seul à savoir ce que l’acte d’écrire signifie ? J’écoute le silence de l’enfant comme une langue étrangère à ma voix afin de réapprendre à écrire. Ecrire c’est toujours parler de l’enfance avec des cris, des pleurs, des gestes ou des sourires ; c’est exister par le truchement d’un langage qui vient à bout de la parole. J’écris afin d’avoir recours à la parole inexistante de l’enfant dans l’espoir de comprendre ma langue. Si, néanmoins, l’acte d’écrire reste un bon moyen d’être traversé par sa langue maternelle, c’est d’abord la meilleure façon d’être absorbé par les balbutiements, par le silence et le regard d’un petit enfant. Le sourire de l’enfant sauve la grâce des dogmes religieux et nous éveille à une puissance indéfinissable. L’enfant est, bien entendu, le héros d’une histoire universelle qui dépasse celles qui lui sont raconté par des adultes prisonniers du temps. L’enfant se déploie, à l’aveuglette, à l’extérieur des classes sociales, du travail, de la communication, de l’information et de la conscience de soi ; il est un miracle naturel qui s’épanouit dans l’indéterminé évoqué par la pensée taoïste.
Seule la poésie expérimentale me semble capable de pouvoir accueillir les “blocs d’enfance” Deleuzien. La pratique de l’écriture a peut-être alors un sens si elle est supportée par la dynamique d’une posture qui m’engage à ne jamais quitter l’enfance ni la joie. C’est au travers des pulsions, de la curiosité, du jeu ou des rêveries que l’enfant, lui seul, réussit à invoquer un redoutable savoir de l’ignorance. L’enfant est un conquérant de l’instant qui, armé de ses perceptions sauvages et créatrices, parvient, tout seul, à découvrir les mystères du monde. L’enfant est un voyant qui voit ce que les adultes ne savent plus voir ; la seule intention de mon activité pourrait se réduire alors à conserver la fraîcheur de chaque mot et de leur agencement. L’écriture peut-elle se modeler sur l’univers sonore et graphique de l’enfant et peut-elle échapper à notre langue normative afin de retrouver la vitalité et l’humanité de l’art brut ou primitif ? Est-il possible d’écrire comme un enfant qui ouvre, naturellement et avec sa fantaisie, tous les espaces et toutes les portes grâce à sa prodigieuse appréhension du monde sensible ?
Par ailleurs, si l’alphabet est aussi une manifestation de l’enfance, c’est parce que les lettres me donnent peut-être l’occasion de désobéir à l’écriture. Est-il possible d’écrire comme le petit enfant, qui, à la recherche de son autonomie, n’arrête pas de dire “non” ? Quoiqu’il en soit, les lettres participent à un blasphème de l’écriture à l’instar de l’enfant qui ignore, voire rejette le monde civilisé et la culture. Alphabet a été un moyen de désapprendre à écrire avec quinze lettres mais aussi une tentative de me rapprocher des gestes et des signes d’un enfant qui ne sait pas encore parler. L’écriture est, en ce qui me concerne, un plaisir lorsqu’elle accueille une émergence de l’enfance, c’est à dire une union spontanée avec le cosmos, un retour vers le non-être, vers un fond indifférencié et libre parce que indéterminé. Dans le meilleur des cas, mes phrases sont le simple produit de cette dynamique. Si l’abécédaire des enfants a été à l’origine de mon activité, Alphabet a peut-être été aussi une tentative d’écrire un long livre comme un enfant qui est captivé par tout ce qui est grand. De plus, contrairement aux textes ou aux phrases, les lettres peuvent évoquer une présence du sensible dans un monde qui peut nous apparaitre enfin réel. Alphabet est le moment où l’enfance donne les règles d’un jeu qui inspire un dérèglement de l’écriture. L’esprit d’enfance favorise l’expérimentation, voire les répétitions plus ou moins absurdes mais amusantes. L’homme devient enfin un enfant lorsqu’il joue et peut alors trouver la sortie d’une écriture adulte et normative. C’est, bien entendu, l’Oulipo qui est parvenu à cristalliser le lien entre la littérature et le jeu. Le formalisme oulipien résout l’énigme de l’écriture qui retrouve sa part d’enfance, elle devient un pur plaisir, un divertissement qui instaure le jeu comme le seul moyen d’être au monde. Les mots ou les lettres explorent les limites de notre langue grâce à des opérations combinatoires qui évoquent le jeu de cubes d’un enfant. En ce sens, la pratique d’écrire ne pourrait-elle pas se rapprocher d’un défi enfantin qui stimule la curiosité et l’imagination ? Savons-nous enfin écrire lorsque la parole joue à cache-cache avec le silence ou avec des images ? Mes courants m’ont donné l’occasion d’écrire comme un enfant qui joue avec une syntaxe limitée et des mots élémentaires que je recombinais sans arrêt. L’alphabet sait intensifier sa puissance subversive lorsque la sagesse du jeu anime une écriture de l’immaturité. Les lettres sont des apparitions qui m’aident à faire grandir l’esprit d’enfance dans une langue qui rompt alors avec mes souvenirs d’adulte. Mon activité se limite à emboiter, avec une certaine rigueur, des mots dans des phrases qui tentent de construire un texte innovateur. Le développement de l’être humain pourrait-il avoir enfin un sens lorsque l’adulte devient un enfant qui joue avec toutes les potentialités de sa langue ? Grâce au jeu, notre âme d’enfant peut-elle imprimer sa marque dans la matière vivante d’une écriture qui s’auto engendre ? Lorsque l’enfance revient sous la forme de lettres c’est peut-être aussi pour nous signaler que c’est le dessin qui nous a préparé à l’apprentissage de l’écriture. Si tous mes textes sont des ratages, ils parviennent néanmoins, parfois, à me surprendre, à m’étonner comme l’enfant peut l’être par le dessin qu’il vient de faire. L’enfant est présent dans le monde grâce à la force du sensible (toucher vue goût odorat) et aussi à l’aide de ses lignes, gribouillis, coloriages ou dessins. Ces derniers sont les équivalents de nos paroles ; ils constituent autant d’offrandes roboratives, désintéressées, et parfois angoissantes, de l’enfant déjà artiste. L’enfant qui dessine est notre seul maître ; il nous enseigne à utiliser les formes et les intuitions plutôt que les idées ; à être en contact avec la matière de notre langue, à être pris par un élan créateur et pulsionnel qui outrepasse la conscience de soi et la volonté. Lorsque l’enfant n’est pas encore soumis au modèle familial ou scolaire, ses dessins énoncent une énigme, hallucinante et délirante, réfractaire à la beauté, à la représentation et à la vraisemblance. A l’instar de l’enfant qui dessine, j’écris en tâtonnant, en agençant des mots comme des formes en vue de célébrer un anti-art, primitif et préhistorique, qui préexiste à la socialisation et au conditionnement induits par l’écriture et la culture. Dans le mystère de sa solitude créative, l’enfant accueille le monde sensible et celui de son imaginaire qui deviennent sa seule réalité.
L’alphabet est un moyen de laisser une trace de son enfant intérieur, de sa curiosité et donc de questionner l’acte d’écrire.
L’enfantin est un état qui, par le biais de ses perceptions sauvages, me permet d’interroger l’écriture et sa raison d’être, sans pour autant trouver de réponses, d’explications ou d’affirmations. L’enfance est une présence, grâce à laquelle je me dérobe à moi-même et aux autres afin d’écrire sans me limiter à retranscrire une parole adulte. L’esprit d’enfance serait- il alors notre seule chance ?