Ce texte édité en 1931, Vir­ginia WOOLF le présente elle-même comme poé­tique. La pré­face de Michel CUSIN four­mille de cita­tions à ce sujet, extraites de son Jour­nal, de sa cor­re­spon­dance ou d’articles. On y apprend que Vir­ginia WOOLF avait noté sur le pre­mier feuil­let de son man­u­scrit : « L’auteur serait heureux si on ne lisait pas les pages qui suiv­ent comme un roman ». Voilà une excel­lente entrée en matière. Car dans ces chroniques, je me pro­poserai juste­ment de met­tre en avant des romanciers dont le tra­vail est aus­si – et par­fois, avant tout – poétique.

Les per­son­nages du livre de Vir­ginia WOOLF sont-ils vrai­ment des per­son­nages ? Ils n’ont pas d’épaisseur psy­chologique qui leur soit pro­pre. Ils for­ment un tout, un tout pro­fondé­ment mélan­col­ique. « J’ai plongé dans mon grand lac de la Mélan­col­ie » écrit Vir­ginia WOOLF dans son Jour­nal, en 1929. Dans Les Vagues, une métaphore se sub­stitue par­fois à celle des eaux pro­fondes – ou plutôt les deux coexistent.

Elle va vers le bois de hêtres pour fuir la lumière. Elle étend les bras lorsqu’elle y arrive et se jette dans l’ombre comme une nageuse. […] Les vagues se refer­ment sur nous, les feuilles des hêtres se rejoignent au dessus de nos têtes.

Nous com­prenons qu’il s’agit d’une petite com­mu­nauté d’enfants qu’entourent quelques adultes : des bonnes, un jar­dinier… Nous pas­sons d’une pen­sée à l’autre, puis à un tableau, entre deux chapitres, une sorte d’intermède con­sacré à la lumière.

Le temps vient très vite – trop vite – des adieux, du départ pour le col­lège. Les filles d’un côté, les garçons de l’autre. Les lieux n’étant pas accueil­lants, il leur reste la rêver­ie, le rap­port poé­tique au monde et au temps. La poésie est leur refuge.

Je voudrais enter­rer tout le col­lège : le gym­nase ; la salle de classe ; le réfec­toire qui a tou­jours des odeurs de viande ; et la chapelle. Je voudrais enter­rer le car­relage rouge brique et les por­traits grais­seux de ces vieil­lards – bien­fai­teurs, fon­da­teurs de col­lèges. Il y a des arbres que j’aime ; le cerisi­er avec ses boules trans­par­entes de gomme sur l’écorce ; et la vue qu’on a du gre­nier sur quelques collines loin­taines. À part ça, je voudrais tout enterrer […]

Ils regar­dent les autres avec envie par­fois, ceux qui appar­ti­en­nent à une équipe sportive, celles qui ont des amies… Mais, au fond, ils savent que leur place est ailleurs : dans les bois, le long des riv­ières, loin des horaires et de la dis­ci­pline qui brident leur écla­tante et sauvage soif de liberté.

Les impres­sions, les sen­ti­ments nais­sent et s’évanouissent en fait exacte­ment comme les vagues. Vir­ginia WOOLF les cap­ture admirable­ment. Si ses per­son­nages s’éloignent des paysages bucol­iques pour rejoin­dre l’université à Lon­dres ou en Suisse, les métaphores demeurent, dans lesquelles la nature – la mer, les arbres, la faune – tient le rôle principal.

« À présent monte en moi le rythme fam­i­li­er ; les mots qui étaient dor­mants tan­tôt se soulèvent, tan­tôt agi­tent leurs crêtes, et tombent et remon­tent, et tombent et remon­tent encore », con­state Bernard.

« Je suis le champ, je suis la grange, je suis les arbres ; à moi les vols d’oiseaux, et ce jeune lièvre qui bon­dit », remar­que Susan. « […] je ne suis pas une femme, mais la lumière qui tombe sur cette bar­rière, sur ce sol. Je suis les saisons, je le crois par­fois, jan­vi­er, mai, novem­bre ; la boue, la brume, l’aurore. »

Les voix – tou­jours intérieures – se suc­cè­dent et on ne les dis­tingue pas. Les per­son­nages n’ont pas de vis­age. Leurs voix sont comme le vent. Nous les percevons mais elles restent insai­siss­ables. Et ce qu’elles ont susurré à notre oreille est aus­si frag­ile qu’une sen­sa­tion fugace, un par­fum déli­cat. Parce qu’ils ne font qu’un avec la nature, qu’ils ne se pla­cent pas au dessus d’elle. Ils n’existent pas en dehors d’elle et ne sont donc pas, à pro­pre­ment par­ler, des indi­vidus. Par­fois, les per­son­nages eux-mêmes se ques­tion­nent. C’est le cas de Bernard, lorsqu’il est sur le point de se mari­er. A‑t-il une iden­tité ? Ce qu’il fait, le doit-il à sa volonté ?

« Nous ne sommes donc pas des gouttes de pluie, aus­sitôt séchées par le vent » s’étonne-t-il. Mais il demeure incré­d­ule et son appar­ente unité se lézarde.

Par­fois, Bernard, Louis, Neville, Susan, Jin­ny, Rho­da et Peci­val se retrou­vent, comme au temps de l’enfance. C’est le cas juste avant le départ de Per­ci­val pour l’Inde. Quand ils sont réu­nis, ils retrou­vent un peu de leur épais­seur, parais­sent moins évanes­cents. Cer­tains sem­blent car­ré­ment s’extirper du chaos. Si un seul d’entre eux manque à l’appel, ils sont con­damnés à rester « des fan­tômes creux errant dans la brume ». Alors le monde pour­suit sa course sans eux. Cha­cun croit être le seul à ressen­tir cela, mais c’est pré­cisé­ment ce qui les lie aux autres. Lorsqu’ils se retrou­vent, nous pas­sons d’une pen­sée à l’autre mais c’est la même qui se pour­suit. « […] comme si nous étions les élé­ments séparés d’un seul corps et d’une seule âme », explique Louis. Seul Per­ci­val garde le silence, ce qui le rend énig­ma­tique. Mais sa présence suf­fit. C’est une présence néces­saire. Néan­moins, l’équilibre est men­acé : Bernard s’est fiancé, Per­ci­val est sur le point de rejoin­dre un autre con­ti­nent. Ce sont autant de mor­celle­ments, de petites morts qui s’invitent dans l’histoire, frap­pant d’interdit la communion.

Le soleil, inévitable­ment, décline.

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