Prendre voix… Faire silence… Pourquoi écrire ? Faut-il se taire ? Quels sont les enjeux et les risques de la parole ? En quoi le silence est-il plus nécessaire ? Ou, quand la nécessité se fait violente, pourquoi ce silence d’une langue qui remonte difficilement ?
La voix qui remonte dans ce long essai et qui parle pour l’auteur s’efforce de comprendre.
Il faut du temps pour laisser remonter les mots du fond du puits du silence, et aussi du temps pour qu’elle reprenne souffle. L’extirper de sa somnolence sans tomber dans les labyrinthes de ses pièges.
Lacunaire, hésitante, la langue se surveille sans cesse, ne cesse de redescendre et de remonter. Réflexe de survie ? Rempart contre l’oubli ? Elle oscille entre parler et se taire dans ce « mouvement de balancier habituel », le piège étant au bout du compte que dans cette valse-hésitation, la tentation de dire se réduise à une cacophonie.
Pourquoi certaines paroles s’écoulent-elles facilement quand d’autres plus anonymes n’atteignent jamais leur but ? Vouées au silence, les plus secrètes ne rejoignent jamais le tumulte des voix plus assurées. Entre les deux, il y en a pourtant une « intermédiaire, ni forte, ni faible ».
L’auteur questionne dans cet essai, l’énigmatique présence/absence de la parole au cœur de la vie de tout créateur. Dire ou taire, beaucoup d’écrivains se sont interrogés, certains souvent même ont fait œuvre de cette écriture du silence, on pense à Jabès, à Desforêts ou à Blanchot. Tous ont questionné ce mystère, cette nécessité de l’écriture. Pourquoi ce besoin impérieux mêlé à cet autre non moins impérieux tissé d’ombres, refusant la remontée à la lumière de la toute puissance du verbe ?
Quelle en serait la raison ?
Une peur peut-être de ne pas trouver les bons mots ? Autocensure, passivité, attentisme, refus de la facilité ou excès de prudence et quoi d’autre encore…
Ces mots discrets qui rechignent ou renoncent laissent la place à d’autres voix tapageuses.
Se taire quand parler demeure à égalité aussi nécessaire devient dans un empêchement redoublé, une difficulté à être, à exister dans et par cette parole qui ne demande qu’à se libérer. Cette voix sans voix refuse d’admettre « que c’est d’abord d’elle qu’elle est en quête »
Quel cet acharnement à dire que l’on ne peut dire ou que l’on doive taire ? Un « stratagème vicieux » pour « chercher à plaire » ? Pour donner à entendre une parole secrète silencieuse, ou pour « perturber ces autres voix ? » « les faire sortir de leurs arrogantes certitudes. »
Il y a souvent peu de distance entre l’émission et l’omission.
Alors. Taisons-nous.
Mais. N’y-at-il pas de l’arrogance voire du mépris à se tenir à l’écart, à refuser la parole ?
Les hésitations viennent parfois des chemins qu’empruntent la voix, chemins honteux, insolites, voire obscènes, celle-ci s’en retourne, épuise sa force de départ, il faut dépasser la peur, le doute, le « ça sert à rien ». Et « glisser de l’impassible silence au silence impossible. »
Un jour, il est temps de faire taire cette voix restrictive qui censure, raisonne, infléchit pour donner corps à celle qui veut exister.
La parole silencieuse, feu qui couve sous la cendre, flammèches jaillissantes, concrétions ou ébauches parfois éphémères qui exigent à venir au jour, en gésine ou aux aguets, prête à jaillir ou création toujours en gestation. Comment cerner cette parole mouvante ?
Peurs de ne pas répondre aux modes, voix censurante qui refuse la singularité, se compare, se déprécie, repoussant « le manque d’expérience de tous les marchandages littéraires », « les courtisaneries habituelles dans ce monde, utiles pour entretenir le rituel égocentrique ». De quoi se plaint-elle la voix ? « Elle n’a rien fait pour prouver son existence ». En demeurant dans l’ombre des autres voix, loin des stratégies littéraires, elle est demeurée libre d’aller sur les chemins qu’elle s’est choisis de prendre et dans cette liberté, elle retourne au vertige des grands espaces vierges où elle peut de nouveau se perdre. C’est une voix qui voulait s’exprimer du côté de la poésie, entrer dans cet espace intériorisé, ce lieu où rien ne viendra perturber, qui ne craindra pas de temps en temps les extinctions de voix, les ruptures.
Mais l’exposition peut-être aussi un exutoire.
Des circonstances ont précipité tous les balbutiements de cette voix dans une retenue provisoire et forcée, dans la disparition, dans un secret qu’il a fallu rompre ensuite.
L’incendie a réduit à néant toutes traces écrites, et celui qu’a vécu l’auteur, dans sa maison d’éditions devient métaphore cruelle ou dévoilement de cette voix qui survit et remonte sans crier gare.
Les mots des autres (ces autres écrivains dont les manuscrits ont disparu dans l’incendie) ont été réduits à néant, il fallait retrouver d’autres mots, faire remonter ceux qui s’étaient rangés sur le côté pour laisser place aux autres voix.
Il faut prendre parole enfin, faire surgir l’eau apaisante des mots pour éteindre l’incendie, la douleur creusée dans la perte et dans l’effondrement antérieur. Pourtant, le premier réflexe est de mutisme, inhérent à tout traumatisme et à une violence digne d’un autodafé. Une pause silencieuse est nécessaire, c’est un silence de disponibilité nouvelle. « Le silence est [alors] attente d’une circonstance plus favorable. »
Toute mort appelle une résurrection, une énergie nouvelle. Bien sûr, pas au moment de l’épreuve qui fige le corps et l’esprit dans l’effroi et la distance, mais après coup, en s’appropriant les résidus de combustion. Sous les cendres du feu dévorateur de paroles écrites couvait une autre parole jamais exprimée. Dès lors, une nouvelle expérience prend forme, convoque les souvenirs, les origines, l’enfance, la mort du père… La voix tente d’ordonner sensations et réminiscences avec pour épicentre une « scène primitive » reliée à la forêt de l’enfance.
Peindre avait été aussi le premier mouvement de la main et de l’oeil.
Peinture d’écrivain ? Même si quelques mots demeuraient, il n’y avait plus cet assujettissement à la langue. Et c’était bien la même excitation et la même concentration sur la page […]
La voix de l’écriture et celle de la peinture pouvaient-elles se rejoindre ? La première était mystère, la seconde élan à vivre. « Partir d’un signe, d’une trace et tourner autour. »
La voix prend à nouveau la parole pour dire dans les variations centrales du texte, la puissance émotive qui l’a d’abord poussée vers la couleur, la peinture, la musique puis dans l’obsessionnelle quête d’une parole juste. Et « un jour, il faut que la parole s’extériorise », il faut obéir à ces mystérieuses pulsions.
Après une très longue méditation ou réflexion sur ce cri coincé dans la gorge, sur la nécessité de la parole et son impossibilité (entre le laisser trace et l’inexprimable), l’auteur s’interroge sur les dérives, les questionnements rendus par un ego qui veut tour à tour s’exprimer et se taire. Le regard des autres en quoi est-il si important pour l’auteur ? N’est-il pas cause de sa difficulté à s’exprimer ?
Saisir l’instantanéité de la parole, veiller à la parole vaniteuse. Songer avec Ponge à cette nécessité de l’épure et du mot juste. « Comment travaille la poésie et pourquoi rejette-t-elle certains mots ?
Pourquoi certains mots s’excluent-ils dans le poème ? « Chaque hirondelle écrit Ponge, inlassablement se précipite, infailliblement elle s’exerce – à la signature, selon son espèce des cieux. Plume acérée, elle s’écrit vite. »
A un moment donné, il n’y a plus de chemin de retour, on ne peut plus revenir en arrière, on doit avancer dans ce silence et cette nécessité, au risque de se perdre. Se taire en écrivant, disait Desforêts. Avec persévérance et endurance, chercher « encore et toujours son cheminement », « comme cette petite gouache persistante malgré la disparition » (allusion à la toute première gouache gardée comme un fétiche et perdue dans l’incendie).
C’est par rhizomes que les choses devraient se relier, se relire entre elles, plutôt qu’en arborescence »[…] Tout est apparemment dans la détermination d’un geste permettant une trace qui ne prend son sens que quand des recouvrements, des fulgurances, changements de directions, ont épuisé le geste et investi toute la surface.
Son désir à la voix serait de creuser le sillon de la parole comme celui du père paysan quand il labourait sa terre. « C’était peut-être aussi cela la quête : un quelconque rapport avec la figure paternelle pour justifier toute tentative », avoue la voix, en toute fin de l’ouvrage.
La dernière variation intitulé « Soliloque dans la forêt » tranche délibérément avec ce qui précède. C’est comme si, la parole enfin libérée, la voix avait trouvé sa légitimité et ce soliloque dans la forêt s’écrit comme un rêve, parce qu’enfin dépouillée de toute réticence, prise au prisme d’une métaphore quasi mythologique, la voix s’exprime enfin au plus près de son chant.
C’est un miroir tendu par l’eau dormante d’un étang. Elle se laisse impressionner, elle se laisse tisser par toutes les images, à la fois vagues et précises, elle les laisse l’envahir, elle regarde l’espace s’amplifier sous ses yeux, la cerner. Elle est dans ce réseau depuis si longtemps, elle ne sait pas tout ce qu’un miroir peut renvoyer.
Faut-il avoir beaucoup vécu pour avoir des choses à dire ?
Il faut entrer dans la forêt (des mots?), pour le savoir.
Présentation de l’auteur
- Marie-Paule Farina, Sade et ses femmes, correspondance et journal - 26 février 2020
- Jean-Watson Charles, Plus loin qu’ailleurs - 5 juillet 2018
- Néhémy Pierre-Dahomey, RAPATRIES - 5 juillet 2018
- FRANKETIENNE, La marquise sort à cinq heures - 5 juillet 2018
- Legs et littérature n°8 - 5 juillet 2018
- Littérature et décadence, Etudes sur la poésie de 1804 à 2010 - 5 juillet 2018
- Thomas Chapelon, Ce vivant parmi les cendres - 6 avril 2018
- Roland Chopard, Sous la cendre - 1 mars 2018
- Martin Wable, Prismes - 17 février 2015