Je n’avais jamais rien lu de Léon-Gontran Damas, pas plus Black-Label, long poème chan­té et inouï qui occupe une ving­taine de pages dans cette édi­tion de poche, qu’autre chose. C’est une claque. On entend par­fois dire que la poésie de la négri­tude serait « datée ». Black-Label apporte un démen­ti cinglant à une vision aus­si étriquée du poème. La poésie, quand elle touche à la pro­fondeur de l’étant humain, quand elle est poésie finale­ment, n’est jamais datée. Ce qui peut être daté, c’est ce qui n’était pas, lors de sa paru­tion, poème. Il n’y pas de vérité en cette matière, sim­ple­ment le temps et son œuvre.

Ici, Damas nous plonge d’emblée très loin en dedans de l’humain, un humain chan­té en toute réalité :

Et Black-Label
pour ne pas changer
Black-Label à boire
à quoi bon changer

Sur la terre des parias
un pre­mier homme vint
sur la terre des parias
un sec­ond homme vint
sur la terre des parias
un troisième homme vint

Depuis

Trois fleuves
trois fleuves coulent
trois fleuves coulent dans mes veines

Black-Label à boire
pour ne pas changer
Black-Label à boire
à quoi bon changer

Une litanie. Un chant venu des pro­fondeurs de l’esclavage, de tous les points et de tous les hommes du globe, de tous les esclaves de toutes les épo­ques. Même si ici l’opprimé à la peau noire. Une négri­tude qui con­fine main­tenant à l’universel, on se demande bien où est passé ce fameux « pro­grès » dont on nous rebat­tait les oreilles il y a encore une dizaine d’années. Tout le poème suit ce rythme extra­or­di­naire­ment attaché à notre con­di­tion humaine, on a le sen­ti­ment de lire l’homme en chan­tant en soi le poème de Damas. La poésie n’est pas cette « lit­téra­ture » devant laque­lle s’endorment trop de « pro­fesseurs », Black-Label mon­tre claire­ment cela. La poésie c’est le chant de l’homme, en même temps chan­tant et chan­té. Le Poème c’est l’homme com­plet, enrac­iné dans le ciel et dans la terre. On pense étrange­ment à Blake. C’est une ques­tion de réso­nance. De son.

Et cette human­ité en sons par­le à la bêtise de tous les hommes, autant à la bêtise blanche qu’à la bêtise noire, la bêtise cela n’a guère de couleur ; ain­si, le poète s’adresse aus­si à « Ceux qui voulant à leur nez qu’écrase tout le poids du / Ciel / une forme moins plate ». Black-Label, le chant de l’homme :

Il s’agit moins de recommencer
que de con­tin­uer à être
contre
le hara
le musée
la caserne
la chapelle
la doctrine
le mot d’ordre
le mot de passe

Il s’agit moins de recommencer
que de con­tin­uer à être
contre
le dressage
le défilé
le concours
le mérite agricole
le quitus
le viatique
le bon point
le pourboire
la médaille
la menterie
le système
la débrouille
le lâchage
le salaire du lâchage

Il s’agit moins de recommencer
que de con­tin­uer à être

                                   (…)

Le vol­ume ici offert par Gal­li­mard, pour le cen­te­naire du poète sans doute (Damas est né en mars 1912), est bien servi par une présen­ta­tion de San­drine Pou­jols, ce qui per­met de suiv­re un peu le chem­ine­ment du poète. Damas a été lycéen à Fort-de-France, dans la même classe que Césaire. Il a eu Jules Mon­nerot comme pro­fesseur. Ensuite, Damas est en France mét­ro­pol­i­taine. Il ren­con­tre Bre­ton mais se lie d’amitié avec Desnos et Leiris. Il tra­vaille pour Mauss, part faire des recherch­es ethno­graphiques en Guyane. Entre-temps, il a ren­con­tré Sen­g­hor. La poésie de Damas s’inscrit dans cette époque et dans ce tis­su de rela­tions. Elle naît là et s’étend aujourd’hui au-delà. En 1937, il pub­lie Pig­ments, lu à l’époque comme une poésie « antifas­ciste » alors qu’elle est bien plus pro­fondé­ment ancrée en l’homme que ne peut le laiss­er enten­dre ce qual­i­fi­catif réduc­teur, d’époque en tout cas. Il y a la guerre et la clandestinité.

Puis Damas pub­lie Black-Label.

Il faut absol­u­ment lire ce texte extraordinaire.
Et se pencher ensuite sur les autres poèmes qui for­ment ce volume. 

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