Jean Gros­jean s’en est allé en 2006. Six ans plus tard, c’est-à-dire cent ans après sa nais­sance, les édi­tions Gal­li­mard pub­lient des textes retrou­vés. C’est à Jacques Réda que fut con­fiée l’édition de ce livre, organ­isé selon les divers vis­ages de Gros­jean : d’abord le poète, ensuite le prosa­teur, puis le tra­duc­teur et enfin le lecteur.

L’œuvre de Jean Gros­jean, au sujet de laque­lle Recours au Poème a organ­isé un hom­mage à l’occasion du cen­te­naire de sa nais­sance, au Col­lège des Bernardins à Paris, en décem­bre 2012, est finale­ment très mécon­nue. Homme dis­cret, peu désireux de capter la lumière des pro­jecteurs, il tra­vail­la sa vie durant à une œuvre mag­nifique que les esprits immé­di­ats classeraient trop rapi­de­ment sur le ver­sant catholique. Catholique, il le fut mais il se définis­sait, lui l’humble, comme « le dernier des icon­o­clastes ». La Deux­ième guerre mon­di­ale fut prop­ice à l’évènement fon­da­teur de sa vie : sa ren­con­tre, au camp de pris­on­niers de Neubran­den­burg, avec Claude Gal­li­mard, pour qui il tra­vail­la ensuite en tant qu’éditeur, et de Mal­raux avec qui il entretint une cor­re­spon­dance jusqu’à la fin de son existence.

Icon­o­claste Gros­jean ? Ce n’est rien de le dire, lui qui écriv­it un com­men­taire de l’Evangile de Jean inti­t­ulé L’Ironie chris­tique, faisant sail­lir la dimen­sion ironique de l’attitude et des paroles du Christ, qual­i­fi­catif intolérable au catholique bon teint. Il s’appuyait sur une éru­di­tion hors norme, sur des con­nais­sances théologiques pro­fondes et sur une médi­ta­tion intérieure d’une inten­sité rare, capa­ble d’épouser la réal­ité des choses invis­i­bles comme un oiseau de se pos­er, nup­tial, sur les ailes du vent.

Ses textes retrou­vés furent pub­liés dans la NRF, dans Phréa­tiques, dans Unimuse, dans Le Monde, ain­si que, plus récem­ment, dans la revue Nunc.

Gros­jean est cer­taine­ment l’un des plus grands poètes français de la deux­ième moitié du XXème siè­cle. Sa dis­cré­tion, sa voca­tion à servir en tant qu’éditeur les œuvres des autres, et le soupçon désor­mais posé sur la fig­ure de tout poète, n’ont pas plaidé en sa faveur de poète en vue.

Pour­tant, le temps fera son effet, et ses réc­its, d’une splen­deur excep­tion­nelle, émerg­eront des pro­fondeurs de l’ombre où quelques ini­tiés et quelques pas­sion­nés les tien­nent déjà en objet d’admiration. Gros­jean fut un poète parce qu’il écriv­it des poèmes. La Gloire, Hiv­er, livres superbes. Mais il devient un poète majeur lorsqu’il invente la forme du réc­it par lequel il racon­te la vie du Messie après sa Résur­rec­tion, dresse la fig­ure de Clause­witz, d’Elie, d’Adam et Eve, de Samuel, entre autres. Mal­raux, rece­vant son Messie, lui répond : « Le domaine de poésie qui n’existait pas avant cette œuvre, qu’elle devait créer, existe. Aux con­fins de la nature, du sur­na­turel, de l’histoire, du far­felu, et autres. Ce livre n’a pas de prédécesseur, et sur­git dans un champ qui n’est pas seule­ment le champ spé­ci­fique du rap­port des mots ; quelque chose comme une sci­ence-fic­tion sacrée où se meut un per­son­nage ( ?) d’autre-monde, qui n’est pas divin (je sup­pose que votre titre vient de là). Les moyens ne sont pas telle­ment dif­férents de ceux de Clause­witz, mais ils sus­ci­tent une dimen­sion de plus. C’est dif­fi­cile à définir, indéfiniss­able peut-être. Mais je sens très bien que vous échappez à l’univers auquel on recon­naî­tra les poètes d’aujourd’hui : il s’agit d’autre chose»

L’ambition de ce vol­ume, nous con­fie Jacques Réda au sor­tir de son avant-pro­pos, est de mieux faire enten­dre la voix de Gros­jean. Cette voix ori­en­tée par un regard soutenu sur les êtres et les choses à tra­vers les mul­ti­ples génies du poète qui, lorsqu’il com­pose un poème, lorsqu’il com­mente Jean, lorsqu’il traduit la Bible ou le Coran, lorsqu’il écrit sur Mar­tin du Gard, sur Mon­ther­lant, sur Michel Mohrt, sur Pierre Oster, sur Ponge, sur Que­neau ou sur Sen­g­hor, ne cesse à aucune ligne de demeur­er poète. Fréquenter ce regard, c’est s’offrir la promesse d’une vie plus étince­lante, l’intelligence rehaussée par la beauté de son regard.

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Gwen Garnier-Duguy

Gwen Gar­nier-Duguy pub­lie ses pre­miers poèmes en 1995 dans la revue issue du sur­réal­isme, Supérieur Incon­nu, à laque­lle il col­la­bore jusqu’en 2005.
En 2003, il par­ticipe au col­loque con­sacré au poète Patrice de La Tour du Pin au col­lège de France, y par­lant de la poé­tique de l’ab­sence au cœur de La Quête de Joie.
Fasciné par la pein­ture de Rober­to Mangú, il signe un roman sur son œuvre, “Nox”, aux édi­tions le Grand Souffle.
2011 : “Danse sur le ter­ri­toire, amorce de la parole”, édi­tions de l’At­lan­tique, pré­face de Michel Host, prix Goncourt 1986.
2014 : “Le Corps du Monde”, édi­tions Cor­levour, pré­facé par Pas­cal Boulanger.
2015 : “La nuit phoenix”, Recours au Poème édi­teurs, post­face de Jean Maison.
2018 : ” Alphabé­tique d’au­jour­d’hui” édi­tions L’Ate­lier du Grand Tétras, dans la Col­lec­tion Glyphes, avec une cou­ver­ture de Rober­to Mangù (64 pages, 12 euros).
En mai 2012, il fonde avec Matthieu Bau­mi­er le mag­a­zine en ligne Recours au poème, exclu­sive­ment con­sacré à la poésie.
Il signe la pré­face à La Pierre Amour de Xavier Bor­des, édi­tions Gal­li­mard, col­lec­tion Poésie/Gallimard, 2015.