Les éphémérides de Haute Vue : Aubes de Bernadette Engel-Roux
A quoi tient l’essence de la poésie ? Les manuels scolaires enseignent avec science et considération ce que peuvent signifier le style, le vers, la prosodie, tous ces calques offrant leur cadre à l’analyse et à la compréhension du poème. Or, à la source de la création poétique, il est quelque chose de plus fondamental, au sens strict de ce qui détermine tout ce qui pourra exister dans la lettre : c’est le rapport au monde singulier d’un être humain. Un corps et une âme, jetés dans l’existence, sont traversés par l’infinie variété des manifestations du monde – « singularité de ce spectacle de l’aube en son ciel, jamais semblable à lui-même. » (21 novembre 2009) Nous les êtres humains, « petits crochets dérisoires branlant mal assurés mais debout quand même, les yeux ouverts, la nuque basculée, les mains abandonnées » (28 novembre 2004), malgré la précarité terrible de notre condition, mais peut-être grâce à cette fragile facticité, nous recevons le monde à travers toutes les modalités de notre perception, et cet accueil en nous constitue d’emblée une lecture du monde, davantage, une forme d’inscription initiale – ne serait-ce que le modeste petit « crochet » de la cédille, plié sous le fardeau du caractère –, d’écriture primitive : le monde parle un langage sans mots que mystérieusement nous pensons entendre lorsque, récusant la pulsion de la maîtrise, nous en acceptons le « don ».
Aubes de Bernadette Engel-Roux constitue d’abord un poème sur ce rapport fondamental au monde, au « donné », toutes choses qui se donnent librement à celui qui cherche à l’accueillir. C’est ce que pose l’auteure dès l’incipit : « quelque chose m’est donné. Ou plutôt, quelque chose là se donne, un don absolu fait de vaste, de silence et de clarté lunaire » (28 novembre 2004). On pense un instant à la « donation » de la phénoménologie husserlienne, part irréductible à la raison de la manifestation du monde dans l’expérience intentionnelle de la conscience. Cette reconnaissance première, encore indéfinie, mais qui initie effectivement ce texte-ci comme le fait poétique lui-même, s’ouvre rapidement, avec une forme de jubilation pudique, à la diversité de la « révélation ».
Le poète recueille en lui ces « grâces », ces signes élémentaires qui le dépassent, irréductibles à la plus sensible des capacités créatives du langage. En effet, devant eux « tout le lexique se perd » (26 janvier 2008), et en définitive même « la perception sensible […] a comme altéré la nature de ce paysage, en tentant de lui donner son corps de mots […]. » (29 novembre 2010, dernière aube) Cependant, ce donné qui nous dépasse, fait certainement de néant et de présence inquiétante en gestation, demeure proprement la matière vive de la poésie, son combustible fossile ou bien les champs magnétiques indiquant la direction à « une écriture qui remonte vers la source. » (p. 100)
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Le temps de l’aube n’est que celui d’instants durables ; cependant, sa nature est pleine, et dans ce « plein du monde » (janvier 2010), elle convoque ensemble dans une complexe alchimie tous les éléments qui s’entremêlent : l’air du brouillard avec l’eau des brumes avec la terre de la rosée avec la chair de l’animal avec, au dernier moment peut-être, la braise rougeoyante du premier soleil à l’orient. « Quelque chose brouille, dérobe, efface la liseuse, la chaise, le livre. Ne laissant errer, se suspendre, qu’un long regard sur l’incertain tissu de terre et de brume, de ciel et d’arbres, d’herbes et de nuées. » (4 septembre 2009) Avant la lumière éblouissante qui donnera à toutes choses ses contours nets, qui fera s’évanouir les spectres dans les angles des ombres courtes, naît la lueur de l’aube, incertaine, fugace, qui laisse pour son temps chaque forme indistincte. « Le fusain des arbres encore trop net tout à l’heure n’est plus qu’estompe mangée de brume sur un fond vaguement bleuté. » (26 janvier 2008) De la patiente contemplation de la progression lumineuse et des phénomènes afférents restera ces textes, sortes d’archives de bulletins météorologiques, d’éphémérides incertaines.
Les éléments se mêlent, les règnes s’interpénètrent, le regard diurne de l’homme privé de ses repères habituels, des sobres perspectives, assiste comme vierge et fragile au spectacle quasi hallucinatoire de l’aube. « C’est à peine si le monde d’en haut et celui d’en bas se distinguent, tant la nuit et le jour, la terre et le ciel (ou ce que nous nommons tel) se mêlent à leur seuil incertain » (10 octobre 2007). Moment baroque dans sa dimension monstrueuse, interrogeant les certitudes de l’homme si largement fondées sur l’inscription – matérielle ou catégorielle – des limites des espaces et des propriétés.
Cependant, tout au long de son recueil, Bernadette Engel-Roux attire notre attention sur une autre dimension de l’expérience de l’aube. En effet, dans cette terrible et merveilleuse fusion des choses, l’aube – période étrange, entre-deux, elle-même indéterminée – signifie le déclin de la nuit comme la naissance de la lumière, le recul des « fantômes sans-poids de la nuit noire » (janvier 2010) et autres « monstres » (16 décembre 2007). Davantage, elle offre à la sensibilité la grâce d’un accès original au monde : le sentiment extatique d’une forme d’union avec lui, d’être porté un instant en son sein avec tous les êtres, accueilli. Cette expérience constitue le cœur de ce livre, le cœur du désir qui a animé la plume de l’auteure. Nous lisons : « Par le langage quelquefois, […], je cherchai moins à rejoindre le réel qu’à tenter de dire, pour essayer de la comprendre, cette sensation d’inclusion, cette expérience de fusion involontaire, cette participation inconsciente d’elle-même, par laquelle j’avais, auparavant, été reçue comme partie d’un vaste tout, dans un si bref instant. » (3 mars 2010) Ainsi, manquer le temps éphémère de l’aube pourra signifier vivre une expérience autrement douloureuse, celle de séparation du chez-soi, de la mise au ban de l’unité consolante : « le jardin, même à cette heure très matinale, est déjà trop précis dans ses contours et rien ne demeure de ce qui fut donné quelques heures auparavant, rien sinon moi debout […], abandonnée. » (5 décembre 2004)
Guidé par son cœur nostalgique, le poète trouve parfois le courage d’affronter dans l’entrebâillement de l’ouvert l’étrangeté du monde, ce sentiment d’être étranger, unheimlich, pour mieux quêter le sens de sa place au monde, mieux élucider le sens de son existence. Ne pas domestiquer la nuit mais se laisser apprivoiser par la nuit. Familiariser l’Unheimlichkeit, en soulager la douleur. Le poème est la relique de cette quête.
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L’aube en gestation dans la nuit serait une expérience de renaissance quotidienne, une expérience de la Naissance comme si le règne du néant était en sursis. Le mouvement vital des êtres qu’éclaire à chaque aube la fissure radieuse de la nuit ne nous rend-il pas plus assurés « de la réalité vivante et périssable du monde, et […], comme éternelle en son renouvellement ? » (27 janvier 2007) En cela, la nuit, si elle est pleine d’ombres, porte plutôt l’étoile de la promesse, la bonne nouvelle de la venue prochaine de la lumière sur toutes choses, du don de la couleur. Expérience « transcendantale » d’une certaine manière, en tout cas relation à la transcendance – dont nous retrouvons tout le lexique éparpillé dans le recueil –, à l’invisible qui nous dépasse. Ex nihilo, un démiurge déchire la large toile du vide ; des formes naissent, découpées par la lumière ; la diversité des choses s’étend, réclamant un nom, l’acte divin par excellence pour l’homme. Cette dimension créative de l’aube invite le poète à penser le fondement de la poésie, ce travail en définitive de nomination des choses, beau et dérisoire, l’acte de « baptême » (26 janvier 2008). « Mais le regard posé […] murmure parfois un nom dans le souvenir d’une désignation amie pour le bonheur secret de rêver l’escalade d’un corps autour de ce seul nom lumineux. » (ibid.) ; puis plus loin, avec la pudeur des parenthèses : « (Ailleurs, par l’écriture, nous poursuivons obstinément le vain désir de faire coïncider une présence humaine et tout le corps du réel, dans l’assomption d’une parole.) »
Ce qui garde l’expérience de l’aube, cette « heure trop fragile » (12 novembre 2006), tendue vers une forme d’extase, c’est un paradoxe, le paradoxe typique de la révélation : le temps fragile de l’éphémère d’une part, et la gestation absolue de la présence d’autre part. Pour évoquer la part sublime de cette expérience, Bernadette Engel-Roux convoque les mots justes de Philippe Jaccottet : « il y a des instants, et ce sont peut-être ceux-là qui fomentent le poème, où on a l’impression d’être sorti du temps […], de la prison du corps, où on a l’impression de toucher les limites de l’espace. » (p. 107). Quant à la part précaire : « Un deuxième pas, et le charme cesse. Tout se met en route. La pensée perd le don. L’ancre est jetée. » (7 avril 2009) Le recueil des grâces de l’aube est tout à fait dépourvu de garantie. Cela tient à une téchnè propitiatoire que le poète peut approcher sans jamais, de par sa nature humaine, en connaître les tenants et les aboutissants. La joie du large, de l’errance libre au large de nos berges sommaires, est aussi changeante que le ciel en bord de mer.
N’y a‑t-il pas dans ces pages l’image d’une pratique rituelle, presque liturgique ? Nous imaginons l’auteure passant dans la pénombre pour rejoindre la petite chaire de sa lucarne, retrouvant les instruments précieux de son travail, papier et crayon – surface et tracé –, le corps étrangement allégé par le manque de sommeil, et lever lentement mais très intensément ses yeux vers le ciel invisible, vers l’encre pure où se mêlera bientôt les couleurs magiques de l’origine – déchaînement des nuées, courbes des auspices chères à son cœur, oscillation pendulaire des arbres. Les Aubes de Bernadette Engel-Roux, ce sont ces fines tablettes d’un blanc de coton qu’une femme digne grave de quelques signes encore nocturnes le temps de son sommeil perdu ; heures abandonnées à elle-même, à la pratique anachorétique et parfois thérapeutique de l’écriture ; instants consacrés à la naissance de la Naissance, au spectacle cinématographique (car l’aube n’est-elle pas entière un mouvement et une transfiguration ?) de la présence qui apparaît à elle-même.
L’aube serait la métaphore par excellence de l’acte poétique. Sublime, impossible, inédite, a‑linguistique et pourtant si prégnante.
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Aubes se présente comme un journal. A l’exception du dernier, où l’auteure se dévoile et offre quelques repères de lecture dans une manière de postface, chaque texte est daté, parfois même avec la précision de l’heure précoce, et évoque la contemplation d’un lever d’aube. Peter Sloterdijk écrit : « la théorie, selon ses définitions antiques, équivaut à un regard par la fenêtre : elle est en premier lieu une affaire de contemplation », dont le mot grec est théôria. Comme nue derrière la fine et transparente vitre de sa demeure, la poétesse, au fil des jours, des saisons et des années, contemple le défilé toujours inédit des aubes au-dessus des arrêtes monumentales des Pyrénées : « Ce pourquoi j’aime notre maison, ici. Elle nous a posés, d’un bond, sur les coteaux, face aux montagnes, à chaque heure du jour et de la nuit au plein des choses, de leur vie la plus secrète et la plus évidente. » (13 novembre 2009) Se trace ainsi un splendide carnet de voyage immobile, métaphora que le lecteur reçoit lui-même comme une succession d’épiphanies kaléidoscopique. Derrière l’apparence paisible du calendrier poétique, de collection chronologique de sensations, ce qui se joue dans l’expérience retracée dans ce texte, finalement si loin de l’anecdote, c’est ce rapport direct au monde – non le monde des philosophes (« l’être en tant qu’être »), mais le mouvement vital sans fin des êtres, réalité inqualifiable et mouvante dont la philosophie depuis Platon se méfie tant. Bernadette Engel-Roux écrit ainsi, avec des italiques marquant la méditation étymologique sur le mot théôria : « Le monde, l’aube et le regard assembleraient une contemplation, une théorie, oui, mais active, vive. » (4 septembre 2009) ; et plus loin : « J’éteins la lampe pour me rapprocher des vitres, voir, contempler longuement ce spectacle […], cette théorie céleste. » (21 novembre 2009) ; enfin : « cette contemplation, cette ’’théorie’’ sans dieu » (28 novembre 2010).
« L’aube aux doigts roses », entendons-nous souvent dans le vieux poème d’Homère. Pourquoi les instants fugaces de l’aube ont-ils une telle puissance évocatrice chez les poètes ? Peut-être parce que l’aube renvoie l’homme à lui-même, à sa relation à lui-même, sa part de solitude – si nécessaire à la création –, qu’elle recentre dans l’œil la fonction véritable du regard, celle de voir et d’observer les choses, et non simplement de les laisser défiler devant soit comme le quotidien trop souvent l’exige, mais pour méditer sur leur nature, découvrir leurs qualités singulières. Le regard se resserre sur l’apparition de l’être, sa survenue d’abord minuscule puis immense à la surface de l’iris et du derme. La dernière strophe de la dernière aube l’atteste : « Un arbre haut sur les coteaux griffe ses ramures et le triangle d’une maison, floue dans son halo laiteux, dit qu’il y a déjà trop à voir. Il est déjà trop tard. » (28 novembre 2010)
Peut-être également parce que l’aube est le printemps du jour, le premier temps qui voit la lumière se délivrer des ténèbres, offrant ainsi à l’œil qui sait regarder une libre grâce. Cette grâce, c’est d’abord la joie ressentie devant le spectacle de ce qui (re)naît, devant l’instant (re)naissant du cycle des heures où prend part tous les règnes de l’être, du végétal à l’animal, du minéral à l’éthéré. Joie, et non bonheur, avec certes sa part sacrée de terreur, d’angoisse, puisque restent présentes, même dans leur retraite momentanée, « les bêtes déchirantes de la nuit. » (11 mai 2007) : « La nuit, nous abandonnons le dehors pour un repli vers le monde clos de nos hantises, de nos songes, où se déchaînent nos forces mentales et se recomposent nos forces physiques. » (27 janvier 2007) Il se jouerait davantage pour l’homme dans la profonde gestation nocturne qui prépare l’aube que pendant le jour.
« L’aube aux doigts roses », oui. Dans le recueil, le rose, le camaïeu des roses, si propre à l’aube, fait naturellement de fréquents retours dans le regard de l’auteure, et sa palette mobile trouve parfois un reflet dans l’éclat de la fleur naissante d’un bourgeon on une impression humide. La morphologie monumentale de l’éther qui se transforme est impressionnante. Nous lisons, dans un regard presque inversé par rapport à celui d’Homère : « nos doigts de chair sont trop pauvres pour appréhender quelque chose de ce bois de lune de l’aube. » (28 novembre 2004) La vulnérabilité de l’homme et l’expression supérieure de la personne immortelle – ici « le monde », par exemple –, semblent transiter de poème en poème depuis des siècles, bien que dans la pratique de vie et le projet esthétique de Bernadette Engel-Roux, la relation immanente à la nature, au transcendant, se trouve renforcée et menée dans le temps. « L’invisible est sans images. Le visible est notre lot de pauvres, notre portion congrue. Et merveilleuse. La relique sensible de l’invisible. » (2 décembre 2008)
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Météorologique, phénoménologique, cinématographique, anachorétique, thérapeutique : de grands mots qui voudraient trop dire, et manqueraient sans aucun doute de saisir la vérité de la langue souple et si évocatrice de Bernadette Engel-Roux. Alors écoutons encore : « Plus tard, les pinsons du nord, rares chez nous, abattus, en rafales par le mauvais temps de leurs pays de migration, ventileront de mille feuilles et cris le début du jour. Comme de violents automnes dépouilleraient soudain tous les arbres du jour et souffleraient dans le ciel leurs chaudes petites balles de coton jaunes. » (26 janvier 2008) Magnifique.
L’immense tourment du ciel de l’aube atteste l’infinie nuance de la vie. Au seuil de chaque jour peut s’offrir, pour celui qui trouve le courage de se tenir éveillé et de regarder, le don consolant du printemps. Premier texte : 28 novembre 2004 ; dernier : 29 novembre 2010 – comme s’il ne s’était passé qu’une seule et longue journée, d’une aube à l’autre. Toutes les aubes de Aubes ne décriraient-elles pas qu’une seule grande Aube, le sentiment si proprement humain, universel et pourtant toujours singulier en chaque être, de notre présence vivante interdite devant le roulement visible du temps ? Sentiment avec lequel pour un instant nous sommes, comme l’écrit Gustave Roud dont Bernadette Engel-Roux reprend la noble formule, « admis vivant à l’éternel ».