Dès 1926, sept ans après sa paru­tion, le pre­mier recueil de poèmes de Julian Tuwim est un clas­sique en Pologne : ses poèmes sont lus par les enfants et les ado­les­cents dans les manuels sco­laires de l’époque. Poète forte­ment aimé par le pub­lic – large pub­lic dans un pays où l’on a tou­jours lu beau­coup de poésie –  Tuwim est con­sid­éré comme l’un des poètes polon­ais les plus impor­tants de la pre­mière moitié du 20e siè­cle. Il fut pour­tant rejeté dans la Pologne autori­taire et réac­tion­naire des années 30. Tuwim cadrait mal dans le paysage, lui le poète Juif et l’homme de gauche. On lui fit pay­er son oppo­si­tion à l’ambiance nation­al­iste général­isée en lui refu­sant par trois fois l’entrée à l’Académie des Let­tres Polon­ais­es. À l’époque, les can­di­dats étaient des écrivains, non des star­lettes télévi­suelles. Tuwim a même eu l’honneur d’être insulté dans la presse poli­tique de caniveau, celle qui voy­ait des « com­plots judéo-bolcheviques » partout. Et par­ti­c­ulière­ment dans cer­tains milieux poé­tiques. Un temps où la poésie jouait un rôle con­cret dans la société. Et en Poli­tique. Cela le choquait bien sûr mais il s’amusait aus­si de cette drôle de sit­u­a­tion : lu, réc­ité, chan­té même dans les rues, le poète mis à la cave par les autorités ressor­tait par la fenêtre, et vivait en nom­bre de ses con­tem­po­rains. Ce poème de 1929 en particulier :

 

À l’homme de la rue
 

Quand de som­bres proclamations
De nou­veau englueront nos murs
Quand « Appel aux populations »
De noires let­tres hurleront,
Quand chaque morveux, chaque faux dur
Chantera leur vieille chanson :
Qu’il faut y aller, tous aux armes ;
Tuez, pillez, son­nez l’alarme !
Quand ils met­tront le mot patrie
À mille sauces magnifiques,
Avec de vieux emblèmes fleuris,
Avec les « raisons historiques » ;
Fron­tière, gloire, peu­ple, nation,
Pères, aïeux, cités, drapeaux,
Nos vic­times et nos héros ;
Lorsqu’évêques, rab­bins, pasteurs
Vien­dront bénir les mitrailleurs,
Car le Bon Dieu lui-même dit
Qu’il faut tuer pour la patrie ;
Lorsque l’ignominie hurlante
De nos jour­naux rejaillira
Et que des femelles effrayantes
Jet­teront des fleurs à « nos p’tits gars »,
Ô toi, mon ami peu savant,
D’ici, d’en face, mon prochain !
Sache que si les possédants
Soudain ont son­né le tocsin,
Que s’ils te cri­ent « Arme sur l’épaule ! »
C’est un men­songe, c’est du fard,
C’est qu’ils ont trou­vé du pétrole
Et qu’ils vont en faire de dollars,
Que quelque banque va à vau l’eau,
Qu’ils ont sen­ti le gros pognon,
Ou bien qu’ils visent, gros salauds,
Un bel impôt sur le coton,
Crosse en l’air, crosse en l’air !
L’or est à eux, à toi le sang !
Allons, par-dessus les frontières,
Crions pour inter­dire la guerre :
« Sans nous, messieurs les possédants ! »

 

De mau­vais esprits ver­ront une cer­taine actu­al­ité dans un texte de cette sorte.
Le poète par­le à tout le monde, de tout le monde ; sa poésie va au plus pro­fond de l’être mais elle emprunte des chemins hum­bles, ceux du quo­ti­di­en. On a beau­coup par­lé à son sujet de poésie du détail. La force pop­u­laire du poète vient du fait qu’il est perçu comme celui s’exprimant au nom de tous : il est la voix des sans voix, ce que l’on dis­ait autrement en Pologne avec l’expression de « bouche des sans bouch­es ».La plu­part du temps, du moins, car il est aus­si arrivé à Tuwim d’écrire une poésie moins « acces­si­ble ». Au fond cette sim­plic­ité n’est qu’apparente. Tuwim par­le au cœur de l’être, c’est-à-dire à la part végé­tale de l’humain. L’âme. Non une âme au sens chré­tien du terme, l’âme des hommes reliés à l’Ame du monde. Le poète marche sur la route de l’immortalité, non de sa per­son­ne ou de son corps, celle de l’instant : quand l’âme de l’homme entre en com­plé­men­tar­ité amoureuse avec l’Ame du monde. C’est plus en ce sens que la poésie de Tuwim est poésie du réel, une poésie non pas ancrée dans un quel­conque, et dis­ons-le peu intéres­sant réal­isme, mais plutôt reliée au réel pro­fond de la vie. Le poète est poète parce qu’il par­le à l’univers. La poésie est là. Le reste, c’est de la chan­son pop­u­laire. Respectable certes. Ne con­fon­dons cepen­dant pas tout ce qui s’écrit avec de la poésie. Jacques Burko com­para­it la poésie de Tuwim à celle de Prévert. Ce n’est pas faux. Il y a un ésotérisme pro­fond, et dis­cret, dans la poésie de Prévert. Et cet ésotérisme naît du rythme. Du son. Comme l’univers.

Julian Tuwim est l’un des prin­ci­paux mem­bres fon­da­teurs du groupe du Sca­man­dre, en 1918. L’action se déroule dans l’un de ces nom­breux cafés lit­téraires que comp­tait alors la Pologne. Très ancré à gauche, proche de la jeunesse du bolchevisme, le Sca­man­dre s’oppose aux groupes dom­i­nants de la poésie du moment, celui de Jeune Pologne, courant qui s’inscrivait dans le com­bat pour l’indépendance nationale de la Pologne, inclu­ant toutes formes de visées nation­al­istes. Cepen­dant, cette oppo­si­tion est moins poli­tique que poé­tique. Les sca­man­drites visent avant tout au com­bat éthique. Ils s’expriment dans la revue éponyme du groupe, Ska­man­der. Elle est pub­liée jusqu’à 1939.

Tuwim passe la guerre en exil : France, Etats-Unis, Brésil. Trau­ma­tisé par le géno­cide, de retour en Pologne, il écrit moins, presque pas, de poésie et con­sacre l’essentiel de son tra­vail à la tra­duc­tion. Il n’approuve pas la sit­u­a­tion poli­tique polon­aise, vit en exil intérieur. Tuwim n’est pas un poète com­mu­niste, encore moins une sorte de stal­in­ien à la Aragon, bien qu’il ait écrit un poème à la gloire de Staline. Drôle d’époque. C’est que le poète est pris au piège, récupéré, ser­vant de cau­tion à son corps défen­dant au régime com­mu­niste polon­ais. On l’honore, on lui accorde les priv­ilèges de la nomen­klatu­ra. On ne note pas encore assez com­bi­en ce monde qui se récla­mait claire­ment de la Révo­lu­tion française, ver­sant robe­spier­riste, a pro­duit une sorte de mon­stre virtuel et poli­tique­ment schiz­o­phrène. Les courants nos­tal­giques ou ostal­giques con­tem­po­rains que l’on ren­con­tre autant en Pologne ou Russie qu’en Europe de l’Ouest oublient com­bi­en le Priv­ilège était devenu le mode socié­tal pri­or­i­taire du monde com­mu­niste de l’époque. Ce même Priv­ilège que Robe­spierre et ses amis s’étaient éver­tués à détru­ire. Le mot mérit­erait un grand roman.

 

Le Grand nettoyage
 

Actions absur­des. L’aspirateur-éléphant
Hurle à pleine trompe. Et la cire
Inonde le par­quet déjà brillant,
Frotte, frotte, jusqu’à ce qu’on s’y mire…

Ils tuent les mites d’or et les punaises
Déjà empoi­son­nées de notre sang.
Ils chas­sent l’araignée, sacrilèges,
Et fou­et­tent les tapis sauvagement.

Et après tout ce remue-ménage
Je me couche, doux, limpi­de, bon,
Dans une pièce pro­pre, aérée, sage,
Avec l’angoisse : où est ma maison ?

 

La ques­tion date de 1933. Elle ne quit­tera jamais le poète Julian Tuwim.

Texte traduit par l’auteur et revu par Sophie d’Alençon

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