Porte-paroles d’une généra­tion, les poètes syriens ont, par néces­sité, revendiqué les droits du peu­ple face à un régime total­i­taire. Ils sont encore  et plus que jamais mobil­isés. De par son his­toire, et les fig­ures incon­tourn­ables qui ont incar­né les grands mou­ve­ments de cet art, la poésie syri­enne a per­mis un renou­velle­ment du genre hors de ses fron­tières. Beau­coup d’artistes sont aujour­d’hui réfugiés poli­tiques. Qu’il s’agisse de femmes ou d’hommes, ils n’ont pas hésité à porter une parole engagée pour la lib­erté certes d’ex­pres­sion mais pas seule­ment… Ils revendiquent un des droits humains les plus élé­men­taires : évoluer dans une société por­teuse de bien être et d’avenir pour tous. 

Ado­nis, Arabesques sur papi­er de vers, col­lage.

Saleh Diab souligne que les poètes syriens ont joué un rôle essen­tiel dans la mod­erni­sa­tion de la poésie arabe.  Les caté­gori­sa­tions qu’il a opérées dans son Antholo­gie de la poésie syri­enne,  dis­tinguent la poésie ver­ti­cale, clas­sique à la métrique stricte, la poésie libre, dont les règles sont moins con­traig­nantes, et le poème en prose. Il faut soulign­er que ces étapes cor­re­spon­dent à une dynamique uni­verselle  qui a ryth­mé l’évolution de toute lit­téra­ture : un pas­sage des con­traintes formelles ou séman­tiques  à la lib­erté de créa­tion des sup­ports d’expression artis­tique. Ce mou­ve­ment d’émancipation pro­gres­sive, que com­muné­ment nous nom­mons moder­nité, ne peut être dis­so­cié du con­texte poli­tique. L’évocation du total­i­tarisme, de la guerre, de la résis­tance, demande l’invention d’une langue particulière.

Ain­si que l’a énon­cé  Saleh Diab, dans son analyse, la péri­ode dite clas­sique laisse place à une éman­ci­pa­tion pro­gres­sive. Les formes se délient, les sujets abor­dés le sont dans une langue qui intè­gre de plus en plus l’évocation du quo­ti­di­en. La poésie libre et le poème en prose font l’objet d’une caté­gori­sa­tion mise en place par Saleh Diab, qui dis­tingue trois « moder­nités »… La pre­mière est représen­tée par deux poètes d’Alep, Al-Asa­di et Muyas­sar, dont l’œuvre per­met une tran­si­tion entre la prose poé­tique et le poème en prose. La deux­ième moder­nité gravite autour de la revue Sh’ir, fondée à Bey­routh en 1957.

Elle est représen­tée par deux types de poésie, une poésie vision­naire, incar­née prin­ci­pale­ment par Ado­nis, et un courant, avec Al-Maghut et Qab­bani, qui rend à la langue sa dimen­sion émo­tion­nelle et val­orise l’évo­ca­tion du quo­ti­di­en con­vo­qué dans une langue courante. Mais celui qui rompt avec la ver­si­fi­ca­tion est Al-Maghut.

Il faut donc saluer l’im­mense tra­vail réal­isé par Saleh Diab, à qui nous devons un tra­vail incom­men­su­rable. Uni­ver­si­taire et poète, il pro­pose non seule­ment des caté­gori­sa­tions qui ren­dent compte d’une inscrip­tion de l’his­toire lit­téraire de son pays dans une visée évo­lu­tive, mais il per­met au lecteur français de décou­vrir de grands poètes incon­nus jusqu’alors…

 

 

Saleh Dieb, Antholo­gie de la poésie syri­enne,
Le Cas­tor Astral

Ain­si, par­al­lèle­ment au développe­ment d’une libéra­tion formelle, les thé­ma­tiques abor­dées sont vastes. Les élé­ments de la vie quo­ti­di­enne et le rap­port à la terre y sont les mêmes que ceux qui guident la mise en scène du  corps : ils sont vecteurs de sen­sa­tions, de sen­ti­ments, et d’un rap­port au sacré qui les trans­fig­urent. Dans la poésie ori­en­tale, les per­cep­tions sont d’abord celles offertes par la matière, dont elle révèle le lien puis­sant avec dieu. La pos­ture du poète est alors celle d’un voy­ant, d’un témoin, d’un homme sage. Et il est aus­si celui qui porte la parole de son peu­ple et qui dénonce, à tra­vers l’évo­ca­tion de la terre, de l’ex­ode, de la guerre, de la femme et du sen­ti­ment amoureux, les abus d’un pou­voir totalitaire.

Ces poètes per­me­t­tent l’essor d’une moder­nité formelle mais aus­si séman­tique : Le poème porte des préoc­cu­pa­tions poli­tiques et sociales qui remet­tent en ques­tion les fonde­ments de la société tra­di­tion­nelle. Tous, à l’exception de Qab­bani, appar­ti­en­nent au Par­ti nation­al social­iste syrien.

 

 

 

shi’r, numéro 21, vol­ume 6, hiv­er 1982. 

Voie est donc ouverte pour que s’incarne ce que Saleh Diab appelle la troisième moder­nité. Des poètes comme Al-Hamid, Monz­er Mas­ri, pro­duisent une poésie ancrée sur le quo­ti­di­en et leurs textes intè­grent les préoc­cu­pa­tions poli­tiques et sociales. Appar­tenant à la gauche com­mu­niste, ils per­me­t­tent d’é­clore à la jeune généra­tion des poètes de l’université d’Alep des année 80. Ils repren­nent le flam­beau d’une poésie du quo­ti­di­en, engagée et mil­i­tante. Ils fondent le Forum lit­téraire qui joue un rôle essen­tiel dans l’évolution des formes poé­tique syri­ennes. Ils organ­isent des ren­con­tres et des débats, et per­me­t­tent à divers­es sen­si­bil­ités poé­tiques de se crois­er, d’expérimenter et de don­ner nais­sance à un renou­veau qui reste por­teur d’une parole poli­tique libératoire.

Le rôle de poète, celui de l’artiste, est resté celui de guide, de résis­tant, de porte voix d’un peu­ple opprimé. Il est engagé dans ce com­bat pour la lib­erté. La résis­tance se porte plus que jamais dans le poème. Aujourd’hui, Ado­nis et d’autres pour­suiv­ent leur combat.

 

 

A leur côté, la résis­tance fémi­nine porte elle aus­si des vis­ages emblé­ma­tiques : Samar Yazbek a pub­lié plusieurs recueils. Elle allie le com­bat pour la libéra­tion de sa terre à celui qu’elle incar­ne pour que les femmes recou­vrent les droits les plus élé­men­taires en Syrie : con­duire, étudi­er, tra­vailler, vivre libres. Aïcha Arnaout vit en France, d’où elle porte tou­jours la parole de sa généra­tion de femmes dont le des­tin est con­damné par le pou­voir en place. Hala Moham­mad poète roman­cière et cinéaste est elle aus­si réfugiée… Et com­bi­en d’autres, réfugiées, empris­on­nées… Razan Suleiman…!

Qu’ils soient déportés, réfugiés, ou dis­parus, les poètes syriens ne se taisent pas, ils lut­tent avec leur arme, les mots, et ce qu’ils représen­tent de dig­nité et de courage. Alors, offrons  l’e­space du silence à Adonis :

 

Mon corps est mon pays1Ado­nis, Mon corps est mon pays, in Mémoire du vent, tra­duc­tion André Vel­ter, NRF, coll. poésie, ed Gal­li­mard.

 

 

Je rêve au nom de l’herbe,
quand le pain devient enfer,
quand les feuilles sèch­es en leur ancien livre
devi­en­nent cité de terreur,
je rêve au nom de la glaise
pour abolir les ruines, recou­vrir le temps,
pour appel­er le sec­ours du souf­fle premier
récupér­er ma flûte la première
et chang­er de parole.

Après les cen­dres de l’univers,
le rêve est la couleur et l’arc de la couleur,
il sec­oue ce temps qui dort dans l’é­pais­seur du givre,
muet comme un clou,
et le verse comme une urne
et l’a­ban­donne au feu, à l’in­stant bondissant
du germe des âges et l’a­vancée des enfants -
et por­tent l’ét­in­celle, la lumière.

Je me suis lavé les mains de ma vie
frag­ile comme un papillon,
j’ai réc­on­cil­ié l’é­ter­nité et l’éphémère
pour désert­er les jours, pour accueil­lir les jours,
les pétrir comme du pain, les puri­fi­er des rouilles
de l’his­toire et de la parole,
pour me gliss­er dans leurs châles
comme une chaleur ou un symbole,
car il est dans mon sang une éter­nité de captive,
une éter­nité d’ex­pi­a­tion col­portée par ma mort
et autour de ma face une civil­i­sa­tion en agonie.

Me voilà pareil au fleuve
et je ne sais com­ment en tenir les rivages
moi qui ne sais rien excep­té la source
l’er­rance où vient le soleil comme une jument rouge
voy­ante du bon­heur du mal­heur, devin ou lion
un aigle qui dort comme un collier
au front de l’éternité.
.

 

 

 
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Carole Mesrobian

Car­ole Car­cil­lo Mes­ro­bian est poète, cri­tique lit­téraire, revuiste, per­formeuse, éditrice et réal­isatrice. Elle pub­lie en 2012 Foulées désul­toires aux Edi­tions du Cygne, puis, en 2013, A Con­tre murailles aux Edi­tions du Lit­téraire, où a paru, au mois de juin 2017, Le Sur­sis en con­séquence. En 2016, La Chou­croute alsa­ci­enne paraît aux Edi­tions L’âne qui butine, et Qomme ques­tions, de et à Jean-Jacques Tachd­jian par Van­i­na Pin­ter, Car­ole Car­ci­lo Mes­ro­bian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Flo­rence Laly, Chris­tine Tara­nov,  aux Edi­tions La chi­enne Edith. Elle est égale­ment l’au­teure d’Aper­ture du silence (2018) et Onto­genèse des bris (2019), chez PhB Edi­tions. Cette même année 2019 paraît A part l’élan, avec Jean-Jacques Tachd­jian, aux Edi­tions La Chi­enne, et Fem mal avec Wan­da Mihuleac, aux édi­tions Tran­signum ; en 2020 dans la col­lec­tion La Diag­o­nale de l’écrivain, Agence­ment du désert, paru chez Z4 édi­tions, et Octo­bre, un recueil écrit avec Alain Bris­si­aud paru chez PhB édi­tions. nihIL, est pub­lié chez Unic­ité en 2021, et De nihi­lo nihil en jan­vi­er 2022 chez tar­mac. A paraître aux édi­tions Unic­ité, L’Ourlet des murs, en mars 2022. Elle par­ticipe aux antholo­gies Dehors (2016,Editions Janus), Appa­raître (2018, Terre à ciel) De l’hu­main pour les migrants (2018, Edi­tions Jacques Fla­mand) Esprit d’ar­bre, (2018, Edi­tions pourquoi viens-tu si tard), Le Chant du cygne, (2020, Edi­tions du cygne), Le Courage des vivants (2020, Jacques André édi­teur), Antholo­gie Dire oui (2020, Terre à ciel), Voix de femmes, antholo­gie de poésie fémi­nine con­tem­po­raine, (2020, Pli­may). Par­al­lèle­ment parais­sent des textes inédits ain­si que des cri­tiques ou entre­tiens sur les sites Recours au Poème, Le Cap­i­tal des mots, Poe­siemuz­icetc., Le Lit­téraire, le Salon Lit­téraire, Décharge, Tex­ture, Sitaud­is, De l’art helvé­tique con­tem­po­rain, Libelle, L’Atelier de l’ag­neau, Décharge, Pas­sage d’en­cres, Test n°17, Créa­tures , For­mules, Cahi­er de la rue Ven­tu­ra, Libr-cri­tique, Sitaud­is, Créa­tures, Gare Mar­itime, Chroniques du ça et là, La vie man­i­feste, Fran­copo­lis, Poésie pre­mière, L’Intranquille., le Ven­tre et l’or­eille, Point con­tem­po­rain. Elle est l’auteure de la qua­trième de cou­ver­ture des Jusqu’au cœur d’Alain Bris­si­aud, et des pré­faces de Mémoire vive des replis de Mar­i­lyne Bertonci­ni et de Femme con­serve de Bluma Finkel­stein. Auprès de Mar­i­lyne bertonci­ni elle co-dirige la revue de poésie en ligne Recours au poème depuis 2016. Elle est secré­taire générale des édi­tions Tran­signum, dirige les édi­tions Oxy­bia crées par régis Daubin, et est con­cep­trice, réal­isatrice et ani­ma­trice de l’émis­sion et pod­cast L’ire Du Dire dif­fusée sur radio Fréquence Paris Plurielle, 106.3 FM.

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