Que la poésie vous garde
La poésie est comme la mer, toujours recommencée, qui dépose, à chaque marée, des recueils de poésie comme autant de vagues singulières, furieuses ou douces, en colère ou sentimentales, lyriques ou sobres, c’est selon la saison. En ce printemps deux mille douze, la marée est abondante et variée. Tout d’abord, « Orphée » nous revient des enfers … Chacun se souvient de cette « folie » éditoriale qu’avait été cette collection de poche entre mille neuf cent quatre-vingt neuf et mille neuf cent quatre-vingt dix-huit. Près de deux cent vingt recueils avaient jalonné cette aventure audacieuse et ambitieuse. Les éditions de La Différence, toujours aussi exigeantes, ont confié de nouveau au même Claude-Michel Cluny la direction de la collection. Et celui-ci a repris son travail d’explorateur et de défricheur, avec la même rigueur et le même enthousiasme. Tandis que sont réédités Anna de Noailles, Federico Garcia Lorca, Adonis, ce pêcheur de perles en a trouvé deux pour inaugurer ce relancement : Ulysse brûlé par le soleil de Frederic Prokosch et Sur la terre comme en enfer de Thomas Bernhard. . Si l’on connaissait de ces auteurs l’œuvre romanesque, peu avaient pu goûter la saveur de leur poésie. Bien que la lecture des romans du premier nous ait donné à voir que la fibre poétique y était essentielle, jamais elle ne s’était exprimée avec autant de lyrisme exacerbé. S’élève de ces pages un chant qui n’est pas sans rappeler celui d’Höelderlin, à qui Prokosch vouait un véritable culte et c’est bien un romantisme renouvelé qui s’épanche dans ses vers : Du fond des ténèbres montait le chant d’Aquina , / Son cœur est brisé./ Les corbeaux se rassemblaient, et peu à peu/ Les feuilles tombaient des arbres, La neige tombait, et les cloches sonnaient, / Et les amants s’envolaient/ Dans des postures obscènes et frémissantes/ Par-dessus les mers déchainées. A l’opposé,Thomas Bernhard plonge le lecteur dans un univers sombre et trouble, à la langue rugueuse au goût âpre voire amer. Colère, rage et révolte parcourent ces pages où le tragique de la condition humaine côtoie la misère dits avec parcimonie. Si romantisme il y a aussi dans ce recueil, et c’est le cas, c’est celui des ténèbres de l’âme allemande, d’abord celui de la nostalgie mais surtout celui, plus morbide, de l’appel au néant par trop de soif d’absolu : Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit,/ rien de ce tourment qui m’épuisait/ comme la poésie qui portait mon âme,/ rien de ces mille crépuscules, de ces mille miroirs/ qui me précipiteront dans l’abîme. Ces deux recueils augurent bien de ce que va être, de nouveau, la ligne éditoriale de la collection dans laquelle paraîtront six ouvrages inédits par an : l’envie de faire découvrir d’autres cultures, d’autres langues, d’autres écritures, avec comme seuls guides l’exigence et la subjectivité du poète qui la dirige : Claude-Michel Cluny, qui écrit là, d’une certaine manière, « son » anthologie universelle de la poésie, œuvre parallèle à celle qu’il poursuit par ailleurs. Œuvre, oui, dont les éditions de La Différence viennent de publier le premier tome réunissant les textes écrits des années soixante à la fin des années quatre-vingt. « La poésie, elle, échappe, à l’école, au savoir-faire. Elle est l’essence même de l’art, l’anima de toute création » écrit, dans sa préface à ce premier volume Claude Michel Cluny. La sienne se déploie, au fil des années, en prenant des formes diverses, du recueil de poésie rassemblant des poèmes divers au livre de poésie conçu autour d’un seul thème. Comme il le dit lui-même, comme tout poète authentique, Claude Michel Cluny a mis du temps pour se dégager des influences, alors même qu’il s’est toujours méfié des « écoles » et des théories qu’elles professent, et pour atteindre la solitude souveraine. Il nous permet ici de suivre l’évolution de cet apprentissage de la solitude, de l’acquisition de la maîtrise. Pourtant, dès l’origine de cette trajectoire, une voix singulière se fait entendre , cette parole essentielle au bord du silence du néant et c’est bien la même exigence, dans son travail de directeur de collection et de poète, qui a guidé ses choix et son travail, exigence qui fait de lui, un poète majeur à la frontière de deux siècles.
Tandis que les éditions de La Différence relancent « Orphée », Danny-Marc et Jean-luc Maxence continuent, eux, à nous faire redécouvrir des « Poètes trop effacés ». C’est ainsi qu’est à l’honneur, dans cette livraison qu’ils font chaque année, avant le marché de la poésie, Michel Héroult. C’est ce dernier qui, sur l’invitation des éditions du Nouvel Athanor, a choisi les textes de ce florilège d’une vie, avant de « s’échapper de la vie » comme le dit Jean-Luc Maxence dans la préface. « Toute cette vie n’est qu’une déchirure/ passages pour des oiseaux déments/ élan vers d’autres planète ». Je ne sais sur quelle étoile s’est réfugié pour l’éternel séjour celui qui avait fait de sa vie une longue quête spirituelle mais il nous laisse, pour notre bonheur, de lumineuses traces pour éclairer le cheminement des hommes de bonne volonté. Quête spirituelle aussi dans ce recueil de Pierre Bonnasse, L’amant du vide. Celui –ci, depuis déjà de nombreuses années chemine sur la route de la soie autant que sur la route du soi. C’est donc de l’au-delà du Penjab qu’il nous revient, de cette Inde où tous les sens sont en permanence mobilisés. « Ivre du nectar de la Mère/ Tu danses nue dans le grand vide/ En chantant de tout cœur/ La présence de Shiva » chante Pierre Bonnasse dans Gloire à Lalla. Car c’est l’amour, charnel et spirituel, que glorifie Pierre Bonnasse avec une générosité exacerbée et une sensualité mystique, retrouvant à sa manière le ton de « l’offrande lyrique » de Rabindranath Tagore. L’amour de la femme, la sienne et la femme éternelle qui se confondent en sa compagne mais l’amour fraternel aussi : « Buvons encore mon frère, / Et laissons couler le nectar/ Pour laisser se rejoindre les deux courants !/… « Car nous sommes Cela,/ Libres, immortels et joyeux ! ». Il a écrit que « L’amant du Vide n’est pas venu porter une clef de sol/ Mais une clef de Ciel / — une clef de vie pour libérer les morts/ ‑une clef de mots pour libérer le vent ». Pierre Bonnasse a dans ce recueil trouvé la clef ; espérons qu’il saura ne jamais la perdre.
La poésie est « Une, comme la Vérité, mais, comme elle, a de multiples facettes et il n’y a, finalement que la « bonne » et la « mauvaise » poésie en dernier recours. N’ayant pas, à priori, de comptes à régler, et la moisson de ce printemps poétique étant généreuse, je n’ai pas le goût de séparer le bon grain de l’ivraie et ne veux parler ici que de ce que je considère être le bon grain. Celui des « Soleils chauves » d’Anise Koltz, par exemple, publié par Anne et Gérard Pfister, les éditeurs d’Arfuyen. Eux aussi, comme les éditeurs précédents, sont exigeants, comme on peut en juger en feuilletant leur catalogue … Anise Koltz est une des voix majeures de la poésie francophone, cela est reconnu. De recueil en recueil, son écriture se fait de plus en plus profonde, âpre, économe, essentielle. Elle cherche à saisir, avec persévérance, ce qui infiniment lui échappe : « Un vide infranchissable/ enveloppe ma voix//Vie et mort sont contenues/ dans ma parole//Je la crache/ comme un cracheur de feu/ jusqu’à ce que ma salive/ tourne au noir ». Elle dit que ces mots sont des « soleils chauves ». Disons que ce sont des soleils noirs qui trouent la nuit, comme des fulgurances affutées.
« Il faut donner aux opprimés, aux damnés du monde / La parole de justice et de vérité/ Même si les politiciens, les carcérocrates/ Les médias joufflus s’y opposent » clame, haut et fort, Jean Métellus dans Voix nègre Voix rebelles voix fraternelles, le recueil publié par les éditions Le temps des Cerises. C’est, effectivement, ce que fait le poète haïtien, à travers cette série de poèmes épiques rendant hommage à quelques figures marquantes du combat émancipateur des noirs. Faire entendre une parole de justice et de vérité, c’est aussi l’objectif que s’est assigné la poète Maram al-Masri, en sélectionnant les textes de l’anthologie Femmes poètes du monde arabe chez le même éditeur. On ne sait sans doute pas assez, dans notre Occident quelque peu ethno-centré, ce que la poésie universelle doit à certaines femmes poètes arabes, dès l’origine de la culture arabo-musulmane. On le sait d’autant moins que, et c’est le moins que l’on puisse dire, l’expression de la poésie féminine n’est pas favorisée dans certains pays. Pourtant, on peut parler de phénomène historique car, depuis quelques années, on assiste à une véritable explosion de la poésie féminine arabe. Et s’il est vrai qu’internet a permis l’éclosion de quelques printemps arabes, c’est bien dans le domaine de la poésie que cela apparait avec le plus d’évidence. Certes, bien peu de ces femmes sont « prophétesse en leur pays » et c’est pourquoi il est important de lire cet ouvrage, frappant par la modernité de son expression poétique. « La vie n’est rien où le rêve n’est pas/ Etrange dédale où j’ai mis le pas/ Instant éreinté lourd de tourments/ L’avenir n’est déjà plus que du passé/ Blessure béante tout de noir vêtue/ Venue droit des chimères de la poésie… »
Poésie intimiste, poésie engagée (mais quelle poésie ne l’est pas ?), poésie lyrique ou sobre, la poésie est vivante et ses moyens de diffusion n’ont jamais été aussi puissants. Il est rassurant de constater qu’à une certaine mondialisation marchande répond avec une force et une vigueur jamais égalées, grâce aux nouvelles technologies, une mondialisation de la poésie. Comme un derniers recours. Cela étant, que cela ne vous empêche pas d’acheter des recueils, car c’est de la vente des recueils, que vivent (mal) ceux qui vivent de leur plume et ceux qui les éditent. Que la poésie vous garde…