Un recueil signé Jean-Jacques Tachdjian … Reconnaissable, parce qu’il offre au signe une chance de révéler des dimensions inexplorées. Ce graphiste éditeur écrivain n’a pas fini de nous étonner. En l’occurrence ici, en binôme avec Marc Tison, nous avons entre les mains un ouvrage qu’il faut avoir vu et lu ! On ne sait qui accompagne l’autre. Ce qui est certain, c’est que la poésie de Marc Tison est une magnifique découverte. Un rythme ample et tonique, un lexique usuel chargé d’images et d’émotions grâce aux vers tissés par le poète. Le tout dans un écrin graphique remarquable. La Chienne éditions a encore de beaux jours à exister.
Marc Tison et Jean-Jacques Tachdjian à Lille, lors de la lecture de poèmes tirés Des nuits au mixer.
Le poème éponyme du recueil dit tout de cette poésie sculptée dans le vif des paysages du Nord dévolue à la vitesse, au choc de l’être versé dans une matière traversée comme un projectile va droit au but. Des assonances, des allitérations, et des images, qui sont métaphore de cette violence ressentie face aux villes de la région du poète, où l’abandon des populations motive le désoeuvrement et l’alcoolisme prégnants, insoutenables.
Des nuits au mixer
À courir éventré l’ennui au cul
Comme la mort
Les murs pris en face sans déciller
Bomber le corps
L’affolement en moteur de désir
Et la route qui se barre en chewing-gum
La vrille
Les pieds sur le vide
Plongeons profond dans la mélasse du spleen
T’avais les yeux en stroboscope
Ça faisait un boucan !!!
Des centaines de chevaux sauvages
Toi la crinière au vent du sang dans les naseaux
Dis quand reviendras-tu
Au petit matin blanc
Griffé rouille aux barbelés des solitaires
On s’enlacera dans nos bras scarifiés
On pleurera des perditions
Baisant à l’aube bleue qui puera un peu moins
Marc Tison, Des nuits au mixer, La Chienne Editions, collection Nonosse, Roubaix, 2019.
Ce poète originaire du Nord, tout comme son éditeur, semble avoir bâti ses vers comme sont construites les maisons de briques rouges feu de sa région. Dignes et hauts, ils portent l’interrogation d’un homme né dans un paysage dense et sans artifices. Nous suivons son parcours au fil des pages ornées par le travail de Jean-Jacques Tachdjian, qui décline titres et jeux graphiques grâce à des contrastes apportés sur certains vers ou strophes. Mis en exergue, certains passages se détachent de l’ensemble du poème. Les voir comme porteurs d’une dimension sémantique révélatrice de l’ensemble, parfois, mais pas toujours. Ces deux artistes sont capables de mieux qu’une systématisation des dispositifs scripturaux. Parfois la thématique du poème apparait dans le soulignement en noir opéré par le graphiste, parfois il souligne la beauté d’un ou deux vers, parfois il interroge le lecteur car aucunes de ces modalités n’apparait, et alors une mise en relation avec le travail sur le titre, jamais redondant, toujours d’une grande finesse pour ce qui est du lien de sens avec l’ensemble, ouvre la voie à une compréhension inédite.
Soutenu par ce dispositif, ce qui fait poésie ici c’est la même magie qui s’opère lorsqu’on arrive en pays Picard : le tracé des paysages aspire l’âme, la présence des mineurs vaincus par une économie sans concession rappelle que beaucoup ont été dignes et courageux, abandonnés sur cette terre ancestrale aux mille merveilles architecturales. Mais ce pays meurt, ce pays disparaît ignoré par tous ceux qui pourraient lui redonner vie. La poésie de Marc Tison dit cela, car elle nous offre, à travers la voix poétique qui guide le lecteur sur les chemins des pensées d’un homme du Nord, l’essence d’une âme façonnée par cette région. Ces poèmes de sont d’une extrême pudeur et d’une grande générosité. Le poète évite tout épanchement lyrique gratuit pour faire d’une expérience personnelle un point de départ pour parler le langage universel de l’humanité. Il crée des ponts qui élargissent l’évocation du particulier au tout de l’homme qui devra se montrer à la hauteur de ceux qui ont affronté le charbon des souterrains du Nord. Parole politique, en une modalité discursive qui entraîne une telle énergie que cette vague la poésie de Marc Tison soulève tous les horizons, et remue tout des Erreurs du genre :
La Dilection, Extrait du recueil Des nuits au mixer.
Intoxiqué aux chimies civilisées
Je chiale sur l’abandon humanitaire supposé
Je suis fier de dire non et un non ahané
Je mésestime la pensée des pauvres
Je prétends à l’absence d’erreur du système
Je déplore la famine en Afrique
Je suis con mais con
Insuffisant (mais) insuffisant
J’efface de ma mémoire les regards fatigués
Je détourne la tête quand on m’appelle
Je renvoie ceux que je ne désire pas
Aux erreurs du genre
Je m’indigne maquillé sur les plateaux de tv
Comme une starlette du sitcom
J’invente des parades dialectiques
Je paye au noir une femme de ménage immigrée
Je suis con mais con
Insuffisant (mais) insuffisant
Et puis, ne pas croire que le pronom de première personne est investi par le même énonciateur… Non, le talent est extrême, de mélanger les voix, comme dans un bon roman on aurait une multitude de narrateurs…Points de vues multiples, tantôt de ceux qui ont commis un monde imbuvable, tantôt au féminin, tantôt voix du poète, une poésie kaléidoscopique, qui ne se décolle pas du regard, de la tête, du coeur, quand on y est pris, à parler le langage de Marc Tison.
Litanie des Petra Laszlo
…J’ai plus le temps de regarder
par la fenêtre de ma voiture
les vaches fantômes nourries
d’anabolisantsJe suis pressée d’être pressée de
penser vite. Plus vite c’est plus
court de penser court Je n’attends
plus et je meure tout le temps Et
j’ai peur tout le temps Je ne sais
pas ce que c’est de mourir J’ai
peur tout le temps de ce que je ne
sais pas Je ne sais rien
Dans ce second recueil, il n’y a pas de texte en Picard, mais Marc Tison a souvent usé de ce langage vernaculaire pour avoir grandi dans sa musicalité. La poésie est partie prenante du verbiage de cette langue séculaire qui constitue une des instances qui portent l’identité culturelle du Nord de la France. Il faut signaler au passage qu’elle n’est pas lexicalisée, ni considérée comme langue régionale, donc pas enseignée dans les établissements scolaires ! Ce qui fait la richesse et la force du dialecte picard c’est la puissance évocatoire des morphèmes qui le constituent. C’est cette force époustouflante que nous retrouvons dans cette poésie, aussi, dans l’évocation de tableaux de vie, de pensées lyriques d’un multiple donné à voir, à entendre.
Cette poésie, qui fait de l’espace scriptural un lieu d’expression, au même titre que le mot, exploite toutes les dimensions artistiques. Nous avons évoqué le travail du graphiste qu’est Jean-Jacques Tachdjian : il apporte son savoir-faire inestimable aux espaces de la pages sur laquelle se décline les vers de Marc Tison. Mais ce dernier, également homme de scène, envisage le poème dans sa dimension orale. Il ne manque pas une occasion de dire ses vers. C’est alors un cri, porté par les rythmes incantatoires des poèmes, heurtés et puissants comme la terre picarde. Le poète se tient comme un funambule entre la langue écrite et la parole, et la richesse de ses poèmes lui permettent cet exercice. Rejoignant une tradition orale, il parle ses vers, les vit, devant un public de lecteurs mués en auditeurs. Se produit alors le miracle d’une communion grâce à la dimension incantatoire de ses vers. Passeur de mots, d’émotions dans l’entière acception de ce que peut dévoiler les multiples strates sémantiques de la langue, Marc Tison offre au cours de nombreuses performances qu’il assure auprès de ses lecteurs l’univers de cette antique tradition du verbe remué et révélé par la parole.
Nous aurons besoin de tels duos, Marc Tison et Jean-Jacques Tachdjian, pour relever les défis que nous impose une époque où tout montre qu’il sera nécessaire d’inventer de nouvelles voies/voix pour dire, pour montrer et continuer, sans aucune concession, à offrir à l’art sa pérennité, et à lui restituer sa puissance énonciatrice des forces vives et éruptives de la fraternité. Ils poursuivent la lutte, ils ne se taisent pas, et peu importe, l’horizon reste à conquérir, et hier doit être évoqué, sans Fleurs ni couronnes…
J’ai vu les terrils arasés et la silicose du ciel
Couvrir nos souvenirs de conquêteLes foules de gens joyeux se sont évaporés
Sur l’épopée razziée et les bistrots fermésDes tignasses blondes flottaient toujours au vent des ruines
Les rires secouaient les poussières grasses
Collées dans l’air encore rougiLes enfants dansaient comme des derviches défoncés
Sur le débris des usines
Les tapis de ferraille rouillésDans la terre noire reste une éternité toxique
Un désert acide de sueur et de sangRien n’y poussera plus
Ni fleurs
Ni couronnes
“Prends”, lecture à Lille à l’Illustration le 04/02/2019.
Marc Tison est à ne jamais perdre, rare et précieux, comme les poètes advenus. Et même si désormais il ne vit plus en sa terre, voici comment il se présente, à l’orée Des nuits au mixer :
Marc Tison est né entre les usines et les terrils, dans le nord de la France. Fondamental. A la lisière poreuse de la Belgique. Conscience politique et effacement des frontières.
Rien à ajouter, il faut le lire, Marc Tison !
Extrait de la lecture performance de Marc Tison (textes) et Raymond Majchrzak (sons) à Bereldange Luxembourg le 06 février 2019. Texte extrait du recueil Des nuits au mixer, édition lachienne.
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