Paul Nizan : le cheval de Troie

Par |2019-04-05T10:04:13+02:00 24 mars 2019|Catégories : Essais & Chroniques, Paul Nizan|

Nor­malien, ami de Sartre, mil­i­tant com­mu­niste, philosophe et romanci­er, Paul Nizan (1905–1940) vivait et écrivait en des temps extrême­ment périlleux. Se serait-il engagé dans la Résis­tance s’il n’était tombé sous les balles alle­man­des, près de Saint-Omer, en mai 1940 ? Sans doute. De cette vie fauchée dans la fleur de l’âge, il reste cepen­dant quelques livres majeurs de la lit­téra­ture française d’avant-guerre. Le cheval de Troie est de ceux-là. Moins con­nu que La con­spir­a­tion qu’il précède de quelques années, ce roman est la preuve assez par­faite que l’engagement ne nuit pas à la lit­téra­ture quand il est porté par la plume d’un grand écrivain.

Paul Nizan, Le Cheval de Troie,Edi­tion l’Imaginaire/Gallimard (avec une pré­face de l’historien Pas­cal Ory) 

Car Nizan fut un remar­quable prosa­teur capa­ble, tout comme Aragon, de tran­scen­der la réal­ité par des descrip­tions con­fi­nant à l’allégorie, usant avec bon­heur de l’analogie pour faire met­tre en lumière les rap­ports secrets entre l’activité humaine et les pro­duc­tions de la nature. Il excel­lait aus­si à cro­quer en quelques lignes des por­traits de mil­i­tants, à com­mencer par Antoine Bloyé, le pro­fesseur en quête d’un idéal frater­nel, l’âme pen­sante de ce petit groupe d’hommes et de femmes pré­co­ce­ment mar­qués par la dureté des tâch­es quotidiennes :

 

Le ven­tre de Berthe gon­flait sa robe : sur ses jambes nues se nouaient les ser­pents vio­lets des varices ; ses paumes tournées vers le ciel por­taient les ampoules, les cal­losités des mains d’hommes. Les yeux de Cather­ine étaient bor­dés de rouge ; ses seins étaient vidés. Ces deux corps man­i­fes­taient au grand jour par des signes acca­blants leurs fardeaux, leurs com­bats. Seuls le corps, les joues, les jambes de Marie-Louise prof­i­taient encore des sur­sis de la jeunesse. (Page 35) 

 

Car le Nizan de cette péri­ode est déjà un romanci­er du col­lec­tif, à l’opposé tant de Sartre et du Roquentin de La nausée que du Gilles de Drieu La Rochelle. Seul Lange, dans ce groupe, est celui qui, par son indé­ci­sion, se rap­proche le plus de ces fig­ures con­flictuelles de l’individualisme bour­geois. Nizan veut exal­ter l’union des pro­lé­taires en vue de faire advenir un monde plus juste. Si ce chemin-là passe for­cé­ment par la lutte con­tre les ten­ants du fas­cisme, il implique d’abord l’affrontement avec les représen­tants d’un pou­voir répub­li­cain résolu à faire régn­er l’ordre et la paix civile par les moyens les plus bru­taux. C’est pré­cisé­ment ce qui va arriv­er par un beau dimanche après-midi, avec un meet­ing socia­lo-com­mu­niste organ­isé sur la grande place de Ville­franche, com­mune rho­dani­enne où se situe l’acmé trag­ique de cette histoire :

 

La place de la Cathé­drale était encore déserte : il y avait sim­ple­ment des rangées de gardes-mobiles qui s’avançaient vers l’entrée des boule­vards ; les officiers com­mandaient leurs déplace­ments : sur le ter­rain pier­reux de la place et de l’esplanade qui descendait jusqu’au fleuve, ces gros vers noirs ram­paient comme les rég­i­ments dans les batailles de la guerre de Sept Ans.  (Page 182)

 Peu ou prou, nous con­nais­sons tous, par les doc­u­men­taires télévisés et les ouvrages d’histoire con­tem­po­raine, ce que furent les années Trente en France, avec leurs cortèges de grèves et de rix­es entre des fac­tions aux lignes idéologiques bien mar­quées. Mais ce savoir théorique ne nous dit rien sur les sen­ti­ments éprou­vés par ceux qui allaient ris­quer leur vie face à des policiers mieux armés qu’eux et qui n’avaient – con­traire­ment à ceux d’aujourd’hui – aucune lim­ite déon­tologique dans leurs moyens répres­sifs. Pour les con­naître, pré­cisé­ment, il faut lire les romanciers, comme Nizan, qui ont pris pour sujet ces luttes sociales sans lesquelles bien des acquis dont nous jouis­sons aujourd’hui seraient encore en jachère. Alors on com­prend mieux le courage de ces hommes et le sens de leur sac­ri­fice. Car ces batailles de rues ne fai­saient pas que des blessés mais aus­si des morts, surtout du côté des militants.

C’est ce qui advient ici au per­son­nage de Paul, nerveux ouvri­er des Lignes des Postes qui sera tiré comme un lapin avant d‘être achevé à coups de pied par les policiers. Cette nou­velle pro­duira un effet de sidéra­tion sur ses camarades :

 

Mais quelqu’un était mort par­mi eux. Tué. L’adversaire repre­nait toute sa taille, la colère repre­nait sa sève, la haine sa ver­tu. Le mot mort, le mot tué étaient des mots qui exigeaient soudain un sens char­nel, un sens sanglant, un accent fam­i­li­er. Ils lui don­naient d’abord le sens de la fureur. (Page 209) 

 

C’est à l’hôpital voisin qu’ils iront nuita­m­ment iden­ti­fi­er son cadavre. Du reste, la mort plane d’un bout à l’autre sur les pro­tag­o­nistes de ce grand roman pro­lé­tarien. Et cer­taines des pages qu’elle inspire à Nizan con­finent à l’insoutenable, telle­ment elles scru­tent les sen­sa­tions qui accom­pa­g­nent le proces­sus létal. C’est le cas pour la jeune Cather­ine qui meurt dans son lit d’une hémor­ragie pen­dant que Cravois, son époux, assiste au meeting :

 

C’est l’heure où Cather­ine fut enlevée par un ver­tige : elle se sen­tait bas­culer en arrière, fil­er la tête la pre­mière au fond d’un abîme d’obscurité, de tour­bil­lons, d’étoiles, elle tombait, et comme elle tombait, pour la pre­mière fois depuis son réveil, elle essaya de résis­ter à la mort. Cette résis­tance exténuée n’avait aucune chance de vic­toire. (Page 164)

 

Peut-être est-ce  la mort, le véri­ta­ble cheval de Troie dans la vie incer­taine de ces femmes et de ces hommes égarés, bous­culés dans un siè­cle d’airain – qui fut aus­si le nôtre. Depuis, d’autres ont repris le flam­beau de la révolte con­tre les injus­tices et les iné­gal­ités ; car l’humanisation de la société – à défaut de chang­er le monde – est une tâche à pour­suiv­re sans relâche, généra­tion après généra­tion. On aura com­pris qu’on ne sort pas tout à fait le même de cette lec­ture, dés­espéré ou tonifié selon son tempérament.

Présentation de l’auteur

Paul Nizan

Paul-Yves Nizan est un romanci­er, philosophe, et jour­nal­iste français (1905–1940). 

La pub­li­ca­tion en 1931 de son pre­mier ouvrage, “Aden Ara­bie” lui per­met d’être remar­qué dans le milieu lit­téraire et intel­lectuel. Il est nom­mé pro­fesseur de philoso­phie au lycée Lalande de Bourg-en-Bresse ; en 1932, il pub­lie “Les Chiens de garde”, réflex­ion sur le rôle  de la philoso­phie qui prend la forme d’un pam­phlet dirigé con­tre ses anciens maîtres, en par­ti­c­uli­er Hen­ri Berg­son et Léon Brun­schvicg. En 1933, il pub­lie “Antoine Bloyé” qui évoque le thème de la trahi­son de classe.
Il écrit dans l’Hu­man­ité entre 1935 et 1937 puis dans le quo­ti­di­en Ce soir entre 1937 et 1939. Il rédi­ge notam­ment des arti­cles sur la poli­tique étrangère et des cri­tiques littéraires. 

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Jacques Lucchesi

En réponse à votre demande, voici une note biographique ain­si qu’une pho­to (récente) avec un loin­tain cousin. Je vous laisse devin­er qui est qui. Cor­diales salu­ta­tions. J.Lucchesi.”

Né en 1958, Jacques Luc­ch­esi s’est rapi­de­ment tourné vers le jour­nal­isme et la cri­tique d’art. Il est, par­al­lèle­ment, l’auteur d’une œuvre éclec­tique et abon­dante (recueils de poèmes et de nou­velles, essais lit­téraires et philosophiques). En 2006, il a fondé une struc­ture édi­to­ri­ale, les édi­tions du Port d’Attache, pour pub­li­er de petits textes sans con­ces­sion sur le monde.

Depuis longtemps intéressé par le théâtre, il a adap­té pour la scène Les dia­logues avec Leu­co de Cesare Pavese (en 2000) et pub­lié une pièce aux édi­tions EGTSO, Les mono­logues de l’Homme-Serpent (2011). Celle-ci a été créée à Mar­seille en 2008.

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