La Déligature de Christine Bonduelle
Les sonorités de la langue se déploient à travers le rythme soutenu des vers libres et la jonction parfaite des nombres. On devine la très rigoureuse construction de l’ensemble en se laissant porter par l’émerveillement de cette résonance multiforme.
L’enchaînement et la combinaison des différents média (insertion des poèmes et des chorégraphies au cours des dialogues entre les personnages ou leurs « voix »), mais aussi le silence qui les sertit comme orfèvrerie, la basse continue de la chorégraphie des affects dans les strophes du prologue reprises au fil du texte, esquissent l’orbe des archétypes, au delà du drame qui se déroule à travers les quatre actes : celui du salut.
Temps d’un jour
D’une nuit
Ou sans même de corps l’approcher
Il a pu l’enserrer
Longuement (Page. 38, 1eracte, scène 3)
Christine Bonduelle La Déligature, Acte II, avec Louis Blanchier, le 01/04/16, video Dailymotion.
Avec un humour amplifiant le rire de Sarah à l’annonce par les trois visiteurs de la multitude de ses descendants, c’est la descente du divin dans l’union sexuelle qui est chantée. Elle n’y croit pas et pourtant le véritable miracle a lieu de deux façons opposées : la chasteté obligée d’Abimelek, et sa fécondité à Elle. Voilà ce que célèbre le deuxième acte à travers ses échanges avec le roi de Ghérard, puis ceux entre Abraham et Lui dont la colère sera vaincue par l’inconnu du songe : grâce de la retenue dont ce dernier fait don et de la fécondité du couple, dans laquelle se reflète indirectement l’énigme des trois anges annonciateurs de la naissance d’Isaac.
La pierre qu’inexcise l’épreuve (p. 33, 1eracte, scène 2)
La bouche tendue qui s’arrondit encore
Sous la double voûture des langues
Tournoyant au pressoir des vendanges tardives (p. 40 ; 1eracte, scène 3)
Dans ce compagnonage avec le roi et ses hôtes puis Isaac et ses parents, le passage du tutoiement au vouvoiement embarque le lecteur/spectateur dans la fiction d’une connaissance intérieure des figures mythiques rencontrées : on ne se les représente pas seulement, on est un instant tenu par le fil avec chacun d’eux, et cela se renforce encore sur scène par ce couplage du medium poème/théatre, ajout à l’ellipse soustractive mettant en valeur le mot chose ou la chose mot.
Intacte revenue de cette convoitise (p. 41, 1er acte, scène 3)
Le nu de revenue remémore au double miroir du poème et de la scène le passage des corps nus devant le vrai miroir sur la scène, preuve même de cette science du rayonnement dont la lecture/spectacle approche ici, par réunion du mythe et du quotidien, panis substantialis.
Sous toutes coutures
En passe
De connaître
L’habit de noces
Le passe (p. 86, 3èmeacte, scène 2)
Le jeu subtil sur les couleurs et les matières (rouge du sacrifice mais aussi du fruit de l’election, blanc de la tunique immaculée et de la neige), évoque l’élévation de la créature dans sa dimension mystique autant que corporelle, annoncée en légère ironie par les vêtements glissant sur une tringle comme autant de corps, signe de la multitude des âmes : en une langue tranchante comme le silex, ce qui nous est le plus charnel transposé au plan spirituel par la correspondance des éléments dans la communion des règnes végétal, minéral (pierre et eau) et animal.
L’orage du regard éclate en son midi
Pour son relèvement (p. 37, 1eracte, scène 3)
Christine Bonduelle La Déligature, Acte IV, scène 2, Jacques Kraemer et Louis Blanchier, le 7/10/17, video Dailymotion
La raréfaction du verbe favorise l’expression par le double, le corps, l’habit, les objets tenus en main, le cadre etc., ouverture qui encline les personnages et le lecteur à l’accueil d’une vision, d’une illumination, tant est puissante la force identificatoire non seulement aux figures du livre mais aussi au décor lui-même : métaphore du fruit rempli des nutriments en vue des vendanges terrestres et célestes (habit de noces, réunion mystique des opposés par le théâtre des mains actrices revenant plusieurs fois notamment à la scène 1 du 4èmeacte), acteurs et lecteurs/spectateurs en feuillaison, écriture et lecture/écoute climactérique, le temps de déplier parole.
Et l’on touche à ce que Merleau-Ponty nomme le rayon de l’univers dans cette parole du fils,
Telle étoiles des ciels
Graviers sur la lèvre des eaux (p. 63, 2èmeacte, scène 2)
sans s’interdire la grimace d’une gargouille de cathédrale gothique recrachant les liquides d’une secousse…
Le corps gueulant au foutre
Foutu
De sa semence (p. 63, 2èmeacte, scène 2)
Les correspondances entre l’espacement du temps et la musique textuelle, tels silex frottés l’un contre l’autre, étendent l’ère biblique à notre préhistoire où l’invention du feu se fit par tâtonnements comme la phrase se cherche et se renforce dans l’attente. Et ce téléscopage continuel des temps en écho avec les étincelles des pierres et le froufrou de la robe est bonne nouvelle. La science et l’être, la nature et l’industrie se regroupent en un ensemble plus vaste qui est leur commune vêture.
Par le service ordinaire
Du détail et de l’horizon(p. 37, 1eracte, scène 3)Le temps à prendre et l’espace a laisser
Entre nous (p. 35, 1eracte, scène 2)
Il y a certes, sur ce terrain une rencontre allègre avec Claudel dans l’appropriation du sol et le rapport à un coin de terre comme demeure abritée par Dieu. La scène d’Abraham devant le tombeau de Sarah à Hébron, sur le lieu du bien foncier qu’il vient d’acquérir, signe un rapport entre croyance et sol approprié ; il figure le territoire singulier, projection terrestre d’une âme singulière (avec Amrouche Claudel médite devant le tombeau de sa soeur, dans son jardin) mais à la différence de celle de L’annonce faite à Marie, l’intrigue n’est pas traitée de façon linéaire mais au moyen d’une mise en perspective avec alternance de dialogues rééls et phantasmatiques ; le degré zéro du vocable établit une distance entre les voix, qui, sans se répondre toujours ni se toucher matériellement, s’interpellent jusqu’au cri.
La déligature
Note d’intention musicale
La pièce de Christine Bonduelle « La déligature » dont j’ai connu plusieurs étapes de rédaction et l’intérêt de l’auteure pour un déploiement musical de l’œuvre suscitent chez moi un écho et un désir musical.
Le terreau archétypal biblique, avec la péricope fondatrice de la ligature d’Isaac, sa réécriture au féminin (c’est Sarah et non pas Abraham qui agit en figure d’inacomplissement pour le sacrifice ultime) et le travail très personnel et précis sur la langue qui atteint un degré d’abstraction symbolique, un raffinement et une densité propice à l’ouverture vers la musique m’incitent à penser à plusieurs projets de composition musicale possibles à partir de ce texte.
La première option envisagée serait une musique d’accompagnement pour une mise en scène théâtrale de l’œuvre. Une alternance entre l’accompagnement instrumental de certaines scènes (percussions agrémentées d’un ou deux instruments aux possibilités évocatrices, tels que l’accordéon micro-tonal, le cymbalum, l’euphonium etc.) et la mise en chant d’autres scènes constituerait dans ce cas l’une des possibilités. La musique se cantonnerait alors tantôt au rôle de soulignement ou de contrepoint discret, tantôt se mettrait en avant sous forme d’œuvre quasi autonome, au sein d’une continuité du déroulement théâtral.
La déligaturede Christine Bonduelle,
tituli, 2017, 104 pages.
A l’autre extrémité du spectre, une forme d’opéra de chambre pourrait être envisagée, à 3 ou 4 voix, avec un ensemble instrumental réduit, éventuellement augmenté d’électronique. Dans ce cas une refonte du texte dans la perspective d’un livret serait à envisager avec l’auteure. La particularité du texte littéraire inciterait alors à la recherche d’un type d’écriture vocale cohérente et nouvelle, nourrie par mes propres travaux de philologie et à partir de mon expérience de compositeur où j’ai pu travailler sur le lien entre son et sens d’un texte, en particulier à partir de textes anciens en langues dites mortes (« Amours sidoniennes » à partir d’une inscription grecque, « Comme un feu dévorant… » à partir d’un fragment du livre de Jérémie, « La première aube » à partir d’une hymne éthiopienne, « Horae quidem cedunt… » à partir du texte de la Genèse et les Géorgiques de Virgile, etc.)
Entre ces deux pôles, musique de scène et opéra de chambre, plusieurs réalisations seraient envisageables, en fonction du lieu, du cadre et des conditions possibles.
L’idée fondamentale à ce stade, c’est de rendre possible une rencontre entre l’univers de Christine Bonduelle et le mien, qui consonne à ces champs de profondeur multiples d’une œuvre qui appelle des degrés de lecture divers, le sentiment de la continuité dans le temps véhiculé par le recours à des sources fondatrices de notre civilisation et une vraie négociation du seuil de la modernité. En effet, cette dernière question ne se pose pas de la même manière aujourd’hui comme elle se posait hier, et la réflexion sur la spiritualité, le féminin redéfini au sein même des structures qui semblaient l’exclure, le travail sur la personnalisation de langage artistique non pas à partir de l’idée du style mais de l’ouverture à l’imaginaire et la suscitation d’un univers me paraissent féconds et porteurs pour un dialogue entre les disciplines.
Michel Petrossian, compositeur