Écrire la lucidité
Ainsi parlait, Giacomo Leopardi
Écrire quelques lignes sur le recueil que consacre le dernier « Ainsi parlait » à Giacomo Leopardi, est une tâche difficile. Non pas que le texte en lui-même se présente difficilement, au contraire, le choix de courts extraits permet de pénétrer dans la pensée touffue du poète italien.
Mais c’est la finesse extrême du raisonnement et le très haut degré de lucidité anxieuse qui m’ont frappé fortement. Pour dire vrai, je fus un lecteur du Zibaldone,et avec ce journal intellectuel, j’avais ressenti déjà le pessimisme profond, une sorte de volonté schopenhauerienne, dont le mot essentiel était le désespoir, le désespoir disons comme une volonté de représentation. Ainsi, grâce à l’introduction et au choix des textes de Gérard Pfister, j’ai suivi un chemin différent, axé sur le caractère asocial du poète, qui s’exprime dans un cynisme philosophique. Ces « dits et maximes de vie » mettent en valeur une lucidité presque violente, une lucidité crue et qui avance coûte que coûte, quoi qu’il en coûte, pour distinguer la vérité exprimée ici dans le désespoir et l’angoisse de vivre.
On suit ainsi le chemin paradoxal des illusions par exemple, illusions malgré tout nécessaires au cours de la vie, et peut-être cyniquement grâce à elles. C’est encore malgré tout une vérité. Pour moi qui fus longtemps attiré par le stoïcisme, et plus tard par le scepticisme, cette logique léopardienne m’a fait l’effet d’une petite révélation. Cette absolue ténacité dans le désespoir et le pessimisme, dans l’ennui aussi, ce travail de l’écriture du Zibaldone poussent à davantage de confiance. Paradoxalement, l’angoisse du poète favorise le sentiment de l’existence. L’ennui, pour tout dire, conçu par Heidegger notamment, qui débouche sur le néant, occupe une place centrale. Il est le ferment de l’action d’écrire, de la manifestation du discernement et de la pénétration intellectuelle, d’un désespoir vivace et engageant, si je puis dire.
Ainsi parlait, Giacomo Leopardi, trad. Gérard
Pfister, éd. Arfuyen, Paris, 2019, 14 €
La douleur ou le désespoir qui naît des grandes passions et illusions ou de n’importe quel malheur de la vie n’est pas comparable à l’impression d’asphyxie qui naît de la certitude et de la sensation aiguë de la nullité de toutes choses et de l’impossibilité d’être heureux en ce monde, ainsi que de l’immensité du vide que l’on sent dans l’âme.
En vérité, on ne balance pas vraiment entre espoir et désespoir, mais on est bel et bien gagné par le pessimisme de la vision léopardienne. Le désespoir est plus fort que la vie elle-même et entraîne le lecteur dans un monde fait de clarté brutale, d’une conscience aiguë du néant comme adossée à la mort. Est-ce la hantise du suicide qui détermine le fond de la réflexion du poète italien, comme je l’avais compris lors de la lecture ancienne de l’œuvre en prose de Leopardi — suicide pourtant impossible au chrétien mais plutôt envisagé comme état de l’être-là de l’homme dans le monde ?
Qu’est-ce que la vie ? Le voyage d’un boiteux et infirme qui, le dos chargé d’un très lourd fardeau, à travers des montagnes terriblement escarpées et des lieux extrêmement âpres, pénibles et difficiles, marche dans la neige et la froidure, sous la pluie, le vent et la brûlure du soleil, jour et nuit sur une distance de plusieurs journées sans jamais se reposer, pour arriver enfin à un précipice ou un fossé, et inévitablement y tomber.
Prôner l’angoisse et le côté sombre de l’existence, fournit tout à la fois aux lecteurs une sorte d’apaisement et de tension de vivre. Car ces vérités, tout le monde peut les vérifier et s’approprier une vraie sagesse affective.
L’homme est par nature le plus antisocial de tous les êtres vivants qui ont par nature entre eux une forme de société.
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