Un second ouvrage écrit par les mêmes auteurs sur le même thème engendre toujours un risque de lecture. La lectrice se méfie de toute généralisation hâtive – même la sienne — qui pourrait supposer que tel nouvel écrit est de qualité (ou non) puisque le précédent l’était (ou non).
Un sophisme à dénoncer, même s’il fait ou défait les réputations : un Pamuk n’est pas tous les Pamuk, un dentiste n’est pas tous les dentistes et … un lecteur n’est pas tous les lecteurs ! Ce pourquoi Le corps des pierres est resté longuement posé sur une pile propice de bureau. Il lui fallait être patient après la beauté des Arbres au vent. Le temps que la lectrice se déshabitue de ses habitudes pour acquérir – si possible — un regard neuf. De fait, le nouveau recueil du duo Christine Durif-Brukert et Pascal Durif a la même présentation éditoriale (réussie par Pauline Bony) et la même construction que le recueil précédent, cumulant photos et poèmes pour explorer la Nature. Le même peut-il engendrer des différences ? Est-il condamné à l’immuabilité ou à la versatilité de notre regard, nécessairement égoïste ?
Les photos sont toujours produites par l’homme du duo, Patrick Durif. Elles rendent visible une approche à la Bachelard de ce qui émane, s’enfouit ou s’enracine sur le sol1.
Christine Durif-Bruckert, Le corps des pierres, photographies de Pascal Durif, Editions Le Petit Véhicule, 25€
Les ombres lumineuses composent avec des taches de lumière ourlées d’ombres en une sorte de tissage que le regard parcourt. Les roches sont soit fossilisées dans leur état naturel en une rondeur massive ou en tuyaux basaltiques, soit transformées pour l’usage (mur de pierres sèches, pont ancien) ou par un art brut en une tombe ou une croix rustique. Elles se conjuguent à deux reprises à leur propre reflet dans l’eau vive. L’eau en solitaire y est présente sous forme d’éclaboussures, de flaques de boue ou de cascade troublante : le jeu du noir et du blanc force notre attention pour ressentir ou comprendre ou imaginer ce qui est représenté. Une énigme en soi, même si l’eau est dite « triste » ou « trouble ». L’homme du terroir se glisse enfin sur la photo avec la présence d’une main paysanne froissant des épis (Ardèche) ou d’une silhouette courbée de paysan (Queyras). Un vol d’étourneaux, de petits points noirs, envahi le ciel à la Hitchcock au-dessus d’un chemin sinueux s’enfonçant dans le noir. Les paysages, ainsi photographiés, signent au fond le lien que ce photographe entretient avec lui-même, en une sorte de médiation de soi à soi2. Leur nostalgie ou leur mélancolie envoûtante prélude ou suit une aventure duelle dont les protagonistes apparents (la Nature face au photographe) ne sont pas nécessairement les protagonistes réels (entre soi et soi) du photographe pénétré et envahi par le paysage photographié. Un point de vue que conforte la dame du duo, Christine Durif-Brukert : « le dedans de soi /au plus loin d’en soi / le dedans d’ici / s’est arrêté de parler / le dedans fait rouler / ses lourdes pierres ». Au demeurant, ces paysages particuliers sont « raturés », marque du travail des artistes sur le monde extérieur.
La poétesse dit de maintes façons que la Nature (pierre et eau) lui est un corps, la continuité du sien. Elle découvre ainsi « les paupières du sol », les « pores de la terre mouillée » ou « les os aiguisés » de certaines roches. Cette présence d’un corps qui parvient ou découle du sien propre est confortée au fil des poèmes : « La couleur / des pierres / tiédit / entre nos doigts / fait des accrocs dans les lumières / loin / derrière les monticules du vent ». Les ricochets et échos venus de cette matière qu’est la Nature se développent tous azimuts : ici « L’eau abreuve les peurs », là se découvre « la gravité de la lumière », là encore « la leçon de pierre ». En conséquence, le texte est-il « inachevé » ? N’est-il pas « le début de toi-même » (cad de C. Durif). Ce qui est écrit « se dérobe / dans le sanglot / comme une question / la parole d’un arrière-pays / ton exil / un sourire à la déchirure de tes lèvres ».
Pourquoi ne pas revenir à Bachelard dont nous sommes spontanément partis ? Dans sa Préface à Je et Tu de Martin Buber, n’affirme-t-il pas qu’ « Il faut être deux – ou, du moins, hélas !, il faut avoir été deux, pour comprendre un ciel bleu, pour nommer une aurore ». Ce qu’ont réalisé les deux auteur.es, sans doute en connaissance de cause ! Tout, comme toute lecture qui ouvre généralement sur un dialogue (à travers le discours) se mue ici en trilogue.
Notes
(1) Dans La terre ou les rêveries du repos, l’épistémologue perçoit la vie souterraine à l’image du repos. Dans L’Eau et les rêves, il émane aussi de l’eau maintes images.
(2) In Le génie du paysage, Luc Lefort, 2018.
Présentation de l’auteur
- Revue Dissonances n°42, mai 2022 - 6 juillet 2023
- Revue Dissonances n°42, mai 2022 - 5 septembre 2022
- Christine de Pizan, Cent ballades d’amant et de dame - 6 juillet 2022
- La revue Florilèges n°187 - 28 juin 2022
- Armand Dupuy, Selfie lent - 28 décembre 2021
- Gilbert Lascault, Petite tétralogie du fallacieux - 6 octobre 2021
- Marie Etienne, Antoine Vitez et la poésie, La part cachée - 6 mai 2021
- L’Intranquille 19, revue de littérature - 21 février 2021
- Florilège, revue trimestrielle, n°174 - 6 février 2021
- DISSONANCES, Feux, n°38 - 5 janvier 2021
- Barry Wallenstein, Tony’s blues - 5 janvier 2021
- Luminitza C. Tigirlas, Noyer au rêve, Avec Lucian Blaga, Poète de l’autre mémoire, Fileuse de l’invisible, Marina Tsvetaeva - 6 octobre 2020
- Verso n°179, Ici & ailleurs - 6 septembre 2020
- Aragon, La grande Gaîté suivi de Tout ne finit pas par des chansons - 6 mai 2020
- Albertine Benedetto, Vider les lieux - 21 avril 2020
- Clara Régy, Ourlets II - 5 février 2020
- Christine Durif-Bruckert, Le corps des pierres - 20 décembre 2019
- Louise de Coligny-Châtillon dite Lou, Lettres à Guillaume Apollinaire - 19 novembre 2019
- Christine de Pizan, Cent ballades d’amant et de dame - 6 novembre 2019
- Cairns 25, Murs, portes ou ponts - 6 novembre 2019
- Estelle Fenzy, La Minute bleue de l’aube - 14 octobre 2019
- Philippe Jaffeux, 26 tours - 25 septembre 2019
- Patrick Pécherot, Lettre à B - 1 septembre 2019
- Wislawa Szymborska, de la mort sans exagérer - 4 juin 2019
- Fil autour de Catherine Gil Alcala, Serge Pey, Olivier Domerg - 4 mai 2019
- Christine Durif-Bruckert , Arbre au vent, Joseph Thermac, Du sublime moderne - 3 février 2019
- Jean-Claude Pirotte et Didier Cros, les livres bilingues pour la jeunesse : Maya Angelou, Carson McCullers - 4 janvier 2019
- Xhevahir Spahiu, Urgences — Urgjenca - 5 novembre 2018
- Constance Chlore, L’Alphabet plutôt que rien - 4 septembre 2018
- Patrick Chamoiseau, L’Empreinte à Crusoé, La Matière de l’absence - 6 juillet 2018
- Jean Fanchette, L’île équinoxe - 5 juillet 2018
- Revue TXT 32 : le retour - 3 juin 2018
- Roland Dubillard : Je dirai que je suis tombé, suivi de La boîte à outils - 5 mai 2018
- Christian Bobin, L’homme-joie - 5 mai 2018
- Écritures féminines : découvertes de Claire Dumay, Doina Ioanid, Marcelline Roux - 6 avril 2018
- André Velter, N’importe où - 1 mars 2018
- Ecritures féminines : découvertes - 1 mars 2018
- Carole Carcillo Mesrobian et Jean Attali, Le sursis en conséquence - 26 janvier 2018
- Les carnets d’Eucharis, La Traverse du tigre, hors série - 26 janvier 2018
- Baptiste Pizzinat, Les mots rouges - 26 janvier 2018
- Bernard Fournier, Lire les rivières, précédé de La rivière des parfums - 22 novembre 2017
- Robert Desnos, Nouvelles Hébrides suivi de Dada-surréalisme 1927 - 22 novembre 2017
- Jacques Demarcq, Suite Apollinaire - 22 novembre 2017
- Jacques Demarcq, d’ubu fait dure loupe - 22 novembre 2017
- Les cahiers du sens, 2017, n° 27 - 11 octobre 2017
- Le Journal des poètes 2, 2017, 86e année - 11 octobre 2017
- Dissonances – Le Nu - 30 septembre 2017
- Fil de lecture autour de Marilyne Bertoncini, Denis Emorine et Jasna Samic - 29 mai 2017