Mon cher Jean, nous commençons un entretien au long cours, au gré des occasions qui nous seront données de nous réunir. Pour entrer dans le vif, peux-tu nous parler de ton recueil Consolamentum ?
Tout d’abord, je vais essayer de développer en quelques mots la genèse de Consolamentum. Je vais parler à la marge possible.
L’écriture est implicitement autobiographique, le propre de la poésie est de transcender le biographique.
Le titre est comme souvent un de mes points de départ. Celui-ci appelle la question de la consolation cathare. Je me suis beaucoup intéressé au catharisme, et j’ai cherché à travers des lectures, et la visite des lieux historiques à comprendre ce projet spirituel. Je me suis interrogé sur ce fait : que devient le soldat qui va combattre dans les dernières heures de Montségur, et qui a reçu au préalable le Consolamentum, c’est-à-dire une forme d’extrême-onction ? C’est un sacrement d’un niveau tout à fait particulier. Il y a un engagement et une quasi impossibilité de retour en arrière. Je me suis interrogé : qu’est-il advenu des combattants qui ont échappé à la mort après la défaite ? Ma réflexion étant : “est-ce que le poète d’aujourd’hui n’est pas à l’image de ces rescapés qui ont reçu la consolation et qui sont en condition de survie dans ce monde ?”
Catharisme et catholicisme : pourquoi le catharisme ?
Je suis un catholique survivant à mon catholicisme. Je suis passé par une multitude d’épreuves qui m’ont fait circuler dans les différents registres de la pensée. D’autre part Saint Augustin, est au cœur de ma vie pour diverses raisons, en particulier, celle la plus évidente de mon berceau familial. J’ai approché le manichéisme, puis les cathares, et conjointement j’ai poursuivi ma redécouverte de la langue limousine, ma langue maternelle. Ce groupe a été de fait le défenseur implicite des cultures d’Oc.
D’autre part j’ai imaginé que le catharisme avait pioché dans les racines les plus primitives du christianisme, ce qui est pour une grande part faux. Les Cathares m’ont fasciné par certains aspects de leur mode de vie et de leurs convictions. Après approfondissement de la question, je me suis spirituellement éloigné d’eux mais j’ai gardé les fragments d’absolu dont ils me semblaient être porteurs.
Tu fais un lien en tant que mort-vivant ?
Je n’oserais pas dire mort-vivant car le poète est pleinement vivant. Je dirais : le combattant revient, il a conscience de ce qui lui est arrivé et il sait qu’il est aussi blessé, infirme, incapable d’assumer cet état de fait à hauteur exacte de ce qu’il croit possible
Quel état de fait ?
Etre au monde en ayant cette charge de conscience. Il doit néanmoins poursuivre le chemin dans une précarité extrême mais animé d’une sourde confiance. C’est une situation précaire voire dangereuse. Je veux dire par là que le poète, celui qui tente d’atteindre à la poésie, perçoit des manifestations qui lui donnent une ligne de conduite. Dans l’hypothèse où ces manifestations sont purement imaginaires ou subjectives, il n’en demeure pas moins qu’il y a une foi en la poésie comme moyen de continuité pour appréhender intuitivement le mystère de la vie et “l’être au monde”.
Dans quel sens ?
J’essaie dans Consolamentum de montrer par défaut le plus souvent ce qu’est l’essence poétique. Et d’autre part, j’insiste sur le rapport essentiel de l’amour et de la poésie, qui sont indissociables, une consolation par l’amour de « l’amour perdu ». Ce qui d’ailleurs n’est pas une grande nouveauté. C’est une façon d’ouvrir « une nouvelle porte ouverte. » En particulier les troubadours limousins, Bernard de Ventadour en tête et l’amour courtois ont placé l’amour au centre de l’œuvre poétique.
Comment la montres-tu, cette essence poétique ?
L’essence poétique, je l’entrevois aussi par défaut, c’est-à-dire je perçois l’ensemble de ce qu’elle n’est pas, de ce qu’elle ne peut pas être à mes yeux et en cela je me donne une ligne de conduite.
Ensuite je place la poésie dans ma vie comme l’art essentiel et donc, comment dire, de fait un art à sa source silencieux. Je sais qu’il n’est pas de bon ton aujourd’hui de hiérarchiser les arts, mais pour ma part, c’est ainsi. Ceci dit, j’admire et je suis à l’écoute de bien d’autres formes d’expressions
D’autre part, pour échapper à la partie séduction d’une poésie émotive, qui peut parfois être un moteur poétique, mais qui donne en général des résultats faibles dans l’essence, il faut travailler à une retenue où s’équilibrent l’intuition poétique, la qualité formelle et ce qui relève de la nature du poète en tant que personne. Lorsque cet ensemble est accompli, on est sur la voie d’une écriture poétique.
Art essentiellement écrit, dis-tu. Mais l’oralité ?
Avant de répondre à cette question, il y a un élément que je n’ai pas développé de Consolamentum et qui en est le moteur essentiel. J’évoque tout au long du recueil l’amour que l’on découvre par une femme, tant sur le plan des émotions intellectuelles, des émotions sentimentales, du désir et de leur accomplissement. Consolamentum se voudrait comme un creuset de la nécessaire conciliation de l’ensemble des éléments constituant l’amour. Et Consolamentum aussi, comme toute poésie qui cherche, plonge dans l’interrogation vers la mort, sans morbidité. Voilà.
Je reviens à la question de l’oralité. Il y a un contresens permanent avec le mot chant, accepté souvent pour des raisons politiques. Ce contresens est maintenu car il permet d’élargir considérablement la spéculation. Or pour moi, les mises en musique, des accompagnements divers relèvent de moments exceptionnels, la poétique est une respiration abstraite du langage, elle s’accomplit pleinement, dans un certain recueillement Sa présence muette dans les livres n’exclut en rien sa participation au monde. Ça n’exclut pas les possibilités de mise en voix, de lectures publiques, ni l’accompagnement musical s’ils permettent une audience plus large, une forme de présence aux autres. Mais l’écrit poétique et la lecture du poème sont dans leur plénitude dans l’intimité silencieuse.
Politique ?
Je veux dire, il y a une surenchère démagogique menée depuis bien longtemps autour de l’expressivité, et en particulier depuis quelques générations, qui pousse à une facilité : la mélodisation des émotions. Donc à produire une émotivité, une hypersensibilité autour du « sentimental » ou du « guerrier » aux dépens de la retenue nécessaire. Politique parce que cette démagogie renforce les faux semblants, donnent à croire que tout est équivalent dans l’expression. Il ne s’agit pas pour moi là de prôner une culture élitiste car je pense bien au contraire que la poésie la plus exigeante s’adresse à chacun. Ça n’est pas pour autant que chacun est poète. A comparer, celui qui bâtit une maison bâtit pour celui qui va y loger. Celui qui va y loger n’est pas forcément un bâtisseur. Ce qui n’enlève rien ni à l’un ni à l’autre, il s’agit de discernement.
Une audience plus large. Est-ce la vocation de la poésie ?
Il y a une contradiction apparente mais pas vraiment car il y a une liberté d’entreprendre en art qui ne doit être gouvernée par personne d’autre que celle ou celui qui mène ce chemin. Je considère que l’on peut, dans un souci de partage avoir envie d’aller vers un public qui sera retenu davantage par la présence d’un acteur lisant. Il n’y a pas un interdit de cette nature dans mon raisonnement. Mais dans le premier état poétique, il y a le silence ouvrant l’écoute à une voix intérieure. Restituer cela, en tout cas, en conserver la possibilité est fondamental.
Il faut creuser la question. Elle renvoie, cette notion d’audience, à l’essence de la poésie et du lien entre le mot et le monde.
Tout d’abord je ne crois pas que le poète écrive pour l’univers entier. Le poète écrit dans une confidence à lui-même avec plusieurs desseins, probablement au départ un souhait de séduction. Il peut écrire aussi pour chercher à travers l’épuration de sa langue la carte d’identité ou l’essence de son propre langage et donc de son appartenance au monde, de sa réalisation dans ce monde et par l’établissement de son langage, le rétablissement ou l’établissement de sa personne. Ensuite, le poète concentre ou peut concentrer une recherche collective inconsciente et expose à travers son art un état des lieux en un temps donné. C’est pourquoi il y a une historicité de l’écrit et du langage et en même temps une évolution de la langue et du langage. C’est pourquoi le poète est formellement dans une contemporanéité, mais il est également pleinement dans une tradition, consciemment ou non, nourri par ses filiations dans la perspective du dessein poétique qu’il porte.
L’émotion. Céline : « Au commencement, il y a l’émotion ». Ce disant, il dévie l’affirmation originelle : « Au commencement était le Verbe ». Il ne fait ainsi du verbe qu’un mouvement psychique.
Je partage ton point de vue. Cet auteur place l’émotion avant le verbe. Pourquoi pas ? Pour ma part, me référant à un des plus grands auteurs tant au point de vue spirituel que littéraire, Saint Jean, je ne peux que dire, répétant sa formule : « Au commencement était le Verbe ». Je ne cherche pas à nier l’émotion et je rappellerai ici le merveilleux texte de Reverdy « cette émotion appelée poésie », ou Pierre Reverdy débute avec l’anecdote du scalpel. Car pour moi l’émotion n’est pas que psychologie, que perception charnelle. Lorsqu’elle est pleinement accomplie, elle relève de sa cohérence entre les sens physiques et la sensibilité spirituelle de l’être. Cette émotion montre à la fois la fragilité de notre condition et la qualité de notre condition, qualité au sens de hauteur, de possible. L’émotion nous permet la mansuétude, l’intelligence, la charité, la perception des nuances, elle ne limite pas nos états à la médiocrité de certains de nos aspects, à la différence de l’émotivité qui harcèle l’émotion et la détourne vers ce qu’il y a de plus sommaire dans les comportements, et atteint le contrôle de nous-mêmes en flattant notre ego, notre désespérance, notre mélancolie, et qui joue avec l’incertitude comme avec une arme de guerre. Cette émotivité est alors attractive dans ses extrêmes avancées, voire fascinante. Mais dans ses excès purgeant l’urgence de vivre, dans un présent sans concessions, voire sans limites, cela n’est pas une garantie de qualité d’écriture. Il faut oser être sincère et simple. Je ne veux pas nier l’existence de l’émotivité, je veux lui laisser libre cours dans la vie quotidienne. D’ailleurs, elle ne me demande pas mon avis pour être présente. Mais je souhaite l’écarter de l’écriture poétique pour chercher à atteindre la rive plénière.
La poésie est réminiscence. Elle interprète l’état du monde à un instant donné. C’est pourquoi l’exercice que nous faisons est extrêmement difficile et factuellement complexe. La poésie est essence et peu théorie. Sur tout ce que je viens de dire, à la volée, il faudra probablement revenir dans quelques temps et corriger ces propos à l’aune du jour nouveau.
Propos recueillis par Gwen Garnier-Duguy
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