Alain Freixe: Si mars est devenu le mois de la semaine du Printemps des poètes, mars était aussi le mois des grandes dionysies de la Grèce. J’aime à penser que de même que Dionysos — ce nomade — faisait retour pour troubler l’ordre établi, de même vos deux livres, cher Lorand Gaspar, viennent heureusement “tuer l’aisance”, selon les mots d’Henri Michaux que vous citez : celle qui consiste à faire de l’opposition entre vivre et écrire un lieu commun jamais remis en question, à opposer systématiquement l’art et les sciences, à ne plus poser la question de la beauté… Comment les voyez-vous jouer ensemble ?
Lorand Gaspar : Notre désir et notre capacité de comprendre la “nature”, les “mondes” qui nous entourent, dont nous faisons partie, comprendre l’homme, la complexité prodigieuse de son cerveau construit par des modestes mutations successives depuis au moins deux millions d’années, si l’on pense devoir commencer notre carrière avec l’Homo habilis, le premier “casseur” de silex (il ne s’agit pas des silex admirablement taillés de nos ancêtres de l’âge du Renne, qui sont les premiers de la lignée baptisée Homo sapiens, c’était hier, il y a à peine 30.000 ans). Capacité sans limites dans son ouverture, mais limitée par notre finitude, par la durée de chacun de nous comme par celle de l’humanité, de la planète, de notre système solaire. Spinoza avait émis l’hypothèse de l’existence d’une “pensée infinie”, parmi une infinité d’autres attributs, par nous ignorés, de la “substance infiniment infinie”. A l’état de nos connaissances actuelles, cette hypothèse n’a pas pu être confirmée…
Alain Freixe: Me suivriez-vous si je vous proposais de cette partie de la philosophie qu’on nomme depuis Aristote “métaphysique” l’approche suivante : étude de ces structures sur lesquelles nous sommes sans pouvoir et qui pourtant définissent nos pouvoirs, comme le temps par exemple. Me suivriez-vous toujours si je vous disais qu’il y a dans votre oeuvre la recherche d’une métaphysique de la lumière, la quête d’une “lueur” — le mot revient souvent sous votre plume — d’une “clarté”, celle qu’offrirait enfin ouverte “une fenêtre dans l’insaisissable et l’impensable”?
Lorand Gaspar : Je suis plus proche du peu que nos connaissons de l’enseignement de Socrate que de celui d’Aristote. Socrate savait que fondamentalement il ne savait rien. Pour ma modeste part, en tant que scientifique, poète et philosophe à mes heures, je sais que fondamentalement toutes mes connaissances sont relatives à mes sens et à mon cerveau. Je pense, sans prétendre à en être certain, que la Réalité est infiniment infinie (comme disait Spinoza en parlant de la Nature ou de Dieu-Nature pour moins choquer ses contemporains) ; que dans cette Nature infinie les informations que mes cinq sens et la panoplie, il est vrai considérable, de nos instruments de détection de toute sorte apportent comme informations à mon cerveau est peu de chose comparé à l’infini. Non seulement peu, mais même concernant ce peu, je sais que je ne peux avoir aucune certitude absolue. Cela ne nous empêche pas en tant qu’humains d’en tirer amplement profit dans notre vie quotidienne, même si nous avons tendance à oublier notre chère Planète où la vie a pu apparaître et évoluer grâce à certaines conditions précises, conditions que nous pouvons, hélas, détruire par nos pollutions diverses, mais cela c’est un autre problème. Voilà une poignée de clarté, entre autres, que me proposent deux poignées de neurones (cela doit faire quand même autour d’une bonne dizaine de milliards de neurones) situés dans mon cerveau antérieur. Que me disent encore ces neurones ? Qu’il faut apprendre à être “infiniment” ouvert, souple et fluide, rester toujours conscient de la complexité infinie du monde qui nous entoure de près et de loin, garder vivante aussi longtemps que possible son désir d’explorer plus loin ce qui nous est accessible de cet infini, de toujours mieux comprendre les choses du monde et nous mêmes, tout en sachant la relativité de notre compréhension finie. C’est cela ma “fenêtre” d’aujourd’hui. La poésie et tout art contribuent à me maintenir dans cette ouverture.
Alain Freixe : Après Sol absolu, Corps corrosifs et autres textes (Poésie/Gallimard, 1986) et (Egée, Judée suivi d’extraits de Feuilles d’observation et La maison près de la mer (Poésie Gallimard, 1993), Patmos et autres poèmes continue à interroger l’élémentaire, “la force tranquille d’être là des choses”, les pierres quelconques “si intenses d’être là sur un chemin de hasard” et qui “nous éclairent”, “une feuille au sommet de l’été”, “un grand vent accouplé à la mer”, “la présence sans mots de la rose”, l’irruption d’un vol de martinets…” le festin joyeux” des choses naturelles quand elles s’offrent à la rencontre…
Lorand Gaspar : Oui, dans tout ce que je rencontre sur mon chemin je perçois toujours quelque chose de nouveau, de plus, de différemment éclairé par l’environnement, par la mémoire de mon cerveau. Quelque chose qui me parle tant que je reste ouvert, attentif, curieux, heureux de pouvoir accueillir une nouvelle connaissance (aux deux sens de l’expression), de l’explorer, de l’interroger. Rien n’est inintéressant tant qu’on garde les yeux de son cerveau ouverts. Certes, mais comme toute chose, toute rencontre deviennent plus intéressantes en les approfondissant, il faut aussi apprendre à choisir. Il est vrai que si je trouve tout intéressant dans la Nature qui nous entoure et dont nous faisons partie, c’est l’homme qui m’intéresse le plus. J’ai compris cela, quand je me suis vu émerger vivant des horreurs vues de près de la dernière guerre.
Alain Freixe : Si on devine toujours dans vos poèmes cette “joie” (…) simple au bout du chemin obscur”, si elle est leur ligne de flottaison, on sent aussi dans votre oeuvre comme une sourde mélancolie, celle “d’un espoir insensé qu’un jour dans une phrase s’enfle irrémédiablement le chant — le silence qui ne repose sur rien”, écrivez-vous. Me permettrez-vous d’ajouter sur rien que sur lui-même, comme “cette écriture ample” des martinets sur le ciel. Mélancolie de ne pouvoir passer la frontière, de rester de ce côté-ci du langage où l’articulation trahit toujours l’effusion. Mélancolie de ne pouvoir “faire entendre les sons / si justes et si amples” de la rumeur des eaux…
Lorand Gaspar : J’accepte sans ambiguïté, l’existence dans ma poésie de cette part de mélancolie. La cause de cette tristesse m’apparaît plus clairement aujourd’hui. La poésie et d’autres arts continuent à m’apporter au tournant d’un chemin des instants de rencontres d’une clairière. Ces fenêtres de clarté (qui peuvent surgir aussi bien de la souffrance) qui s’ouvrent en moi-mêmes ou dans ce qui m’entoure, correspondent depuis mon adolescence à des intuitions d’appartenir à une “réalité” ou “nature” ouvertes. Aujourd’hui, sans en avoir la certitude parfaite que semblait avoir donné à Spinoza sa “science intuitive” je sais qu’il s’agit d’intuitions d’un infini auquel rien ne peut être extérieur.
Ce qui me guérit, je pense, peu à peu de ces moments de mélancolie ne peut être que la compréhension grâce à l’accès à ces structures de mon cerveau antérieur (qui reçoivent toutes les informations captés par mes sens et élaborées dans diverses aires corticales), c’est que la seule certitude qu’une intelligence humaine finie puisse avoir c’est que toute certitude est vaine.
Alain Freixe : : Sourde mélancolie, disais-je — nulle tristesse, bien sûr — parce que vous énoncez toujours très clairement le surgissement d’un impossible. Toujours un torrent surgit et “les eaux emportent / les mots que je cherche”- écrivez-vous. Et vos poèmes font voir et le geste pour saisir l’insaisissable et le retrait de ce même geste. Mais se retirant, les eaux laissent en alluvions heureuses “l’ardeur d’aller / encore et toujours plus loin dans l’ouvert”. Si on ne peut clôturer la poésie, s’il nous faut à chaque fois “rapprendre à parler”, qu’aurons-nous eu, cher Lorand Gaspar, en fin de compte ?
Lorand Gaspar : La capacité chaque jour accrue d’accepter (qui est le contraire de se résigner) , d’aller aussi loin que le permet notre “intelligere”, dans la connaissance même relative de la vie, de l’homme, des lois de la nature sur terre (s’il y a bien des lois immuables) et l’aptitude de nous adapter de s’adapter activement dans les limites de notre biologie et de notre intelligence humaine. Nous avons tout ce qu’il faut dans notre cerveau pour vivre le plus possible dans la clarté, pour essayer de comprendre l’autre et nous ouvrir à lui s’il renonce à son propre enfermement dans toutes sortes de convictions, de valeurs , de connaissances dogmatiques, qui peuvent être aussi bien scientifiques, philosophiques, politiques, religieuses, etc…
Alain Freixe : Michel Butor défendait ici-même — c’était en février dernier — l’idée d’une “utilité de la poésie “. Le suivriez-vous sur cette voie ? Et dans quelles conditions ?
Lorand Gaspar : Il y a des choses dont je sais, à l’état actuel de nos connaissances qu’elles sont ou seraient utiles à tous les humains, mettons le respect de nos instincts de vie et de survie. Je pense aussi — toujours à l’état actuel de nos connaissances — qu’il serait extrêmement utile à tous les humains d’apprendre à mieux connaître le fonctionnement du cerveau humain en général et du sien propre en particulier. Spinoza avait raison en pensant que la plupart de nos misères venaient de ce qu’on appelait au XVIIe siècle nos “passions” et qu’aujourd’hui j’appellerai une méconnaissance, un manque d’intérêt pour la connaissance que nous pouvons avoir de l’homme, du fonctionnement du cerveau humain en général et de notre propre cerveau en particulier. Je pense que toute culture ouverte est bonne et utile. Nos maladies graves mises à part, l’immense majorité de nos misères individuelles, interindividuelles, sociales, interethniques, sans parler des croyances religieuses ou autres fermées à triple tour, semblent bien liées à des dysfonctionnements au niveau de nos structures cérébrales.
Tout ce qui nous aide à mieux nous connaître, à mieux nous comprendre, à mieux comprendre les autres, la nature qui nous entoure (relativement, bien entendu, à nos sens et cerveau), bref, tout ce qui nous permet de mieux vivre, nous est utile. Même la souffrance. Je dirai, par exemple, qu’apprendre à se nourrir intelligemment (chose rarissime), serait utile à tout être humain. Ce n’est pas le cas de la poésie, ni d’aucun des arts. Néanmoins je sais que indépendamment des contacts enrichissants que certains lecteurs m’ont apporté, l’écriture poétique m’a beaucoup appris sur moi-même, mes problèmes, mes difficultés.
Mais la sagesse, la connaissance du fonctionnement de son cerveau, seraient plus utiles encore à tous. Pourtant très très peu de gens éprouvent le désir de mieux se connaître, de comprendre comment ils “fonctionnent”, comment nous pouvons accéder à une intelligence plus souple, plus fluide, plus nuancée, plus relativiste, plus ouverte.
Mais la poésie “qui nous parle” est un plaisir, une joie. (Spinoza dit dans son Ethique : “La joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection.”
Alain Freixe : Comment dès lors prendre soin de la poésie ? La lire certes, partager cette parole qui se risque, comment cela est-il possible ? qu’est-ce que lire, selon vous, et tout particulièrement de la poésie ? Qu’attendez-vous de votre lecteur ?
Lorand Gaspar : Je commence par la dernière question, en pensant que ma réponse peut s’étendre, éclairer les trois autres.…
J’essaie d’accepter les autres tels qu’ils sont. Bien sûr, s’ils souffrent et viennent demander conseil au médecin que je reste au fond de moi-même, autant que poète, je leur livrerai les quelques connaissances que j’ai et que je continue à développer, à élargir selon mes moyens.
J’ignore s’il existe une poésie universelle. Il me semble que la plupart des artistes expriment leur propre structuration, plus ou moins composée, complexe de “personnalité”, leur “expérience de vivant”, leur “culture”, voire leur propre psychopathologie.
Je pense que toute poésie née d’une expérience de vie trouve un jour ses lecteurs.