Salah Stétié nous a quittés le 19 mai. Il avait 90 ans. Diplomate, poète et essayiste, il a tenté toute sa vie de faire le pont entre l’Orient et la France, entre les langues et les cultures.
Né à Beyrouth, le 28 décembre 1929, Salah Stétié a été rédacteur aux débuts de Lettres nouvelles en 1953, la revue de Maurice Nadeau, où il prend en charge la rubrique poésie. Puis il fonde l’hebdomadaire culturel L’Orient littéraire et culturel, supplément hebdomadaire du quotidien politique de langue française L’Orient, qu’il dirige jusqu’en 1961. Il fera connaître plusieurs poètes libanais comme Khalil Hawi, Adonis ou Fouad Gabriel Naffah, mais aussi des poètes français.
Dans les plis, livre pauvre,
sur un poème de Salah Stétié,
2014, par Marjolaine Pigeon
Il a été l’ami d’un grand nombre d’écrivains, comme Pierre Jean Jouve, Henri Michaux, René Char ou Yves Bonnefoy. Son œuvre a été couronnée par une multitude de prix littéraires, parmi lesquels prix de l’amitié franco-arabe, du prix Max-Jacob, du Grand prix de la francophonie de l’Académie française, du Grand prix de poésie des Biennales internationales de Liège (Belgique) et Grand officier de la Légion d’honneur, il était aussi membre de la Commission de Terminologie et de Néologie de la langue française.
Salah Stétié, En son fort intérieur,
France Culture, 2004.
Salah Stétié est l’auteur d’une œuvre monumentale, alliant l’art poétique arabe et la langue française. On peut notamment citer Les Porteurs de feu (Gallimard, 1972), Inversion de l’arbre et du silence (Gallimard, 1980), Le Voyage d’Alep (Les Cahiers de l’égaré, 1991), Signes et singes (Fara Morgana, 1996), Mahomet (Albin Michel, 2001), En un lieu de brûlure (Robert Laffont, 2009), L’Interdit suivi de Raisons et déraisons de la poésie (Les éditions du littéraire, 2012), Oasis, entre sable et mythes (Actes sud, 2016) ou encore son autobiographie L’Extravagance. Mémoires (Robert Laffont, 2014).
Jeudis de l’IMA, Hommage à Salah Stétié.
En 2019 il publie son dernier recueil aux éditions La Pierre d’alun. Il s’agit d’une compilation de courtes pensées et réflexions, Pensées pour soi.
Collectionneur, Critique d’art et collectionneur, il avait fait don d’œuvres picturales et de ses archives à des musées et aux bibliothèques dont notamment à la BNF.
Salah Stétié a fait l’objet de documentaires, d’expositions, et d’essais, dont le plus récent, Salah Stétié, d’ombres et de lumière, de Stéphane Nassif, est paru chez Hermann en 2019.
Recours au poème exprime toute sa peine, tous ses regrets, pour la perte de cet immense poète, de cet homme remarquable, et s’associe à la douleur de sa famille.
Paix
La paix, je la demande à ceux qui peuvent la donner
Comme si elle était leur propriété, leur chose
Elle qui n’est pas colombe, qui n’est pas tourterelle à nous ravir,
Mais simple objet du cœur régulier,
Mots partagés et partageables entre les hommes
Pour dire la faim, la soif, le pain, la poésie
La pluie dans le regard de ceux qui s’aiment
La haine. La haine.
Ceux qui sont les maîtres de la paix sont aussi
les maîtres de la haine
Petits seigneurs, grands seigneurs, grandes haines toujours.
L’acier est là qui est le métal gris-bleu
L’acier dont on fait mieux que ces compotes
Qu’on mange au petit déjeuner
Avec du beurre et des croissants
Les maîtres de la guerre et de la paix
Habitent au-dessus des nuages dans des himalayas,
des tours bancaires
Quelquefois ils nous voient, mais le plus souvent
c’est leur haine qui regarde :
Elle a les lunettes noires que l’on sait
Que veulent-ils ? Laisser leur nom dans l’histoire
À côté des Alexandre, des Cyrus, des Napoléon,
Hitler ne leur est pas étranger quoi qu’ils en disent :
Après tout, les hommes c’est fait pour mourir
Ou, à défaut, pour qu’on les tue
Eux, à leur façon, qui est la bonne, sont les serviteurs d’un ordre
Le désordre, c’est l’affaire des chiens – les hommes, c’est civilisé
Alors à coups de bottes, à coups de canons et de bombes,
Remettons l’ordre partout où la vie
A failli, à coups de marguerites, le détraquer
À coups de marguerites et de doigts enlacés, de saveur de lumière,
Ce long silence qui s’installe sur les choses, sur chaque objet,
sur la peau heureuse des lèvres,
Quand tout semble couler de source comme rivière
Dans un monde qui n’est pas bloqué, qui est même un peu ivre,
qui va et vient, et qui respire…
Ô monde… Avec la beauté de tes mers,
Tes latitudes, tes longitudes, tes continents
Tes hommes noirs, tes hommes blancs, tes hommes rouges,
tes hommes jaunes, tes hommes bleus
Et la splendeur vivace de tes femmes pleines d’yeux et de seins,
d’ombres délicieuses et de jambes
Ô monde, avec tant de neige à tes sommets et tant de fruits
dans tes vallées et dans tes plaines
Tant de blé, tant de riz précieux, si seulement on voulait
laisser faire Gaïa la généreuse
Tant d’enfants, tant d’enfants et, pour des millions
d’entre eux, tant de mouches
Ô monde, si tu voulais seulement épouiller le crâne chauve
de ces pouilleux, ces dépouilleurs
Et leur glisser à l’oreille, comme dictée de libellule,
un peu de ta si vieille sagesse
La paix, je la demande à tous ceux qui peuvent la donner
Ils ne sont pas nombreux après tout, les hommes
violents et froids
Malgré les apparences, peut-être même ont-ils encore
des souvenirs d’enfance, une mère aimée,
un très vieux disque qu’ils ont écouté jadis
longtemps, longtemps
Oh, que tous ces moments de mémoire viennent à eux
avec un bouquet de violettes !
Ils se rappelleront alors les matinées de la rosée
L’odeur de l’eau et les fumées de l’aube sur la lune.
Sur recours au poème :
Autour de Salah Stétié, par Pierre Tanguy
Salah Stétié, Le Mandiant aux mains de neige, par Eric Jacquelin
Salah Stétié à la BNF, par François Xavier