Ce n’est pas sans respect, et donc timid­ité, qu’on évoque la fig­ure lit­téraire du poète Paul Valet, (né Grze­gorz Swzarc en 1905 en Ukraine), pianiste venu étudi­er auprès de Vin­cent D’Indy, poly­glotte, licen­cié est Let­tres, médecin français (doc­tor­at en 1934), chef Résis­tant des FFI de Haute-Loire.

Tous ses proches gazés par les Nazis. Il prend vers quar­ante ans le nom de plume « Paul Valet » pour des raisons intimes, qu’il voil­era d’une expli­ca­tion moyen­nement con­va­in­cante, selon laque­lle il se voulait « valet de la poésie ». On peut sug­gér­er qu’en réal­ité, avec une pointe d’ironie, « valet » est la troisième per­son­ne du verbe latin « valere » : « Il est en pleine forme, il va bien, il survit (etc.)». Ou peut être phoné­tique­ment « Paul valait » ?… Bref, ce nom en tout cas, tel qu’il est, témoigne d’une for­mi­da­ble humil­ité de la part de ce per­son­nage de poète sur­doué. Une humil­ité qui n’était pas feinte, et qui mal­gré l’estime que lui ont porté la plu­part des grands noms de l’art et de la lit­téra­ture de son temps, ne l’a jamais poussé à rechercher les van­ités de ce monde. Médecin dis­cret, acharné au ser­vice de tous et surtout des moins favorisés, il a écrit une œuvre poé­tique attachante, face à la mort comme un qui se tient face au mur d’une impasse, et qui se utilise le désas­tre inévitable qu’est la vie humaine, pour faire pièce au ter­ri­ble trag­ique qui la car­ac­térise. Il aurait pu entr­er dans l’anthologie du Dr Bruno Rostain*.

Paul Valet – La parole qui me porte et autres poèmes, NRF - col­lec­tion Poésie/Gal­li­mard, 2020, 224 pages, 7 50.

C’est donc une œuvre poé­tique rel­a­tive­ment som­bre, que peut-être seul Zéno Bianu, grand con­nais­seur, a naguère ten­té d’exhausser jusqu’au pub­lic, une oeu­vre mys­térieuse­ment para­doxale, con­stam­ment proche de la mort mais très éloignée de l’ambiance assez mor­bide et réal­iste d’un Got­tfried Benn : de ces poèmes sou­vent durs et amers, on sort plutôt rasséréné, forte­ment encour­agé à vivre, même si « der­rière chaque bon­heur / court un fan­tôme en détresse ». Valet s’exprime en poèmes brefs, sou­vent en dis­tiques laconiques, ou en suite de dis­tiques, et son pro­pos général se résumerait assez bien dans ces vers-ci :

 

Dans mon défilé de paroles
Il est une faille infaillible

 J’y planterai mon poème destructeur
comme un Arbre de Vie

 

En somme, Valet s’applique à résis­ter « à tout » en s’appuyant sur une destruc­tion fécon­dante. En retour­nant la destruc­tion grâce à la parole « qui le porte » pour en faire une arme de vie. Car Valet, est avant tout un résis­tant, ancré dans une lib­erté qui ne se laisse pas séduire par les flon­flons et les appâts d’une société que son prin­ci­pal tra­vail de médecin général­iste con­siste à soign­er, alors même qu’il a tout vécu de ce qui pour­rait dés­in­té­gr­er l’âme d’un homme : quit­té ses racines, per­du les siens, sa sœur, ses par­ents, dans des con­di­tions atro­ces, mais aus­si cer­tains de ceux qui lut­taient à ses côtés, per­du l’avenir musi­cal auquel son tal­ent sem­blait le promet­tre, etc. La grandeur de Valet est de « revenir de loin », selon le titre d’un de ses recueils, et d’avoir livré du poème-remède.

On a relevé qu’en tant que ten­ant de l’homéopathie, en poésie aus­si il exprime sa volon­té de soign­er la mal­adie du « mal-être » par le min­i­mum du même mal, en y « enfonçant son désert ». C’est-à-dire en y employ­ant le presque rien, la quin­tes­sence, qui seront dans la parole les généra­teurs d’anticorps face au malaise cos­mique, en quelque sorte. Et de fait, la sec­tion qui évoque cela s’intitule « Amos », ana­gramme du grec « sôma »(= « corps »). Pour celui qui vit envi­ron­né secrète­ment de fan­tômes impal­pa­bles, le corps est d’une pesante exis­tence et den­sité. Et pré­cisé­ment le prénom Amos en hébreu a le sens de « lesté d’un fardeau ». On peut imag­in­er, en par­ti­c­uli­er, qu’il existe un rap­port avec le fardeau de celui qui a seul survécu et, de ce fait,  dont la pen­sée s’interroge inces­sam­ment sur le plus grave : la mort, la mort physique con­tre lequel la voca­tion du médecin est de com­bat­tre mal­gré tout, mais aus­si le temps, et la faille « en soi» que l’on ne peut combler (et qui évoque en écho à la blessure d’un autre pro­fond poète, Joe Bous­quet.) Sur toutes ces ques­tions, l’indispensable (et pas­sion­nante) pré­face de Sylvie Naul­leau est éclairante et précise.

Par ailleurs Paul Valet, quoique ne par­lant qua­si­ment que de lui, très sou­vent s’emparant du « je » des soli­taires, d’une étrange façon laisse le sen­ti­ment d’une parole chargée d’une fra­ter­nité, d’une prox­im­ité, d’une dis­cré­tion, per­ma­nentes. Une sorte de noblesse voilée, intimé­ment con­san­guine des autres humains. Sans doute est-il con­scient que le lan­gage est un out­il pau­vre, dés­in­car­né, qui fait exis­ter les choses aux­quelles il se réfère sans per­me­t­tre d’accéder à leur être, et plus par­ti­c­ulière­ment en ce qui con­cerne la poésie. La justesse de sa façon « orgueilleuse­ment hum­ble » d’écrire, provient de ce fait. À cela il faut ajouter un autre trait remar­quable : notre poète dans sa jeunesse avait été éduqué avec, en sus du polon­ais et du russe, l’usage du français. Or sou­vent les écrivains de langue mater­nelle étrangère écrivent de belles choses, mais en poèmes, ils n’ont pas l’oreille de la langue française. Ain­si de Rilke, dont les poèmes en alle­mand sont bien supérieurs à ceux en français, qui n’ont pas la juste musi­cal­ité. Or, dans le cas de Valet, son oreille de musi­cien, quoique for­mée au polon­ais, sem­ble s’être très tôt, d’instinct, imprégnée des sonorités et rythmes du français, à l’instar d’un locu­teur dont le français serait la langue mater­nelle. Sans doute est-ce pour cela qu’il n’éprouve pas le besoin de « dadaïs­er » la langue de son poème, et qu’il se con­tente, comme il dit, de « désher­ber le poème / Sans touch­er aux racines ». Pour lui, les choses qu’il éprou­ve le besoin de met­tre en mots vien­nent de suff­isam­ment loin dans l’indicible, pour qu’il n’ait pas besoin d’obscurcir son pro­pos, de le ren­dre « pré­cieux », de le « sur­réalis­er ». Évidem­ment, cela attire moins l’oeil que le vacarme des « épous­tou­flants » par­mi les com­pagnons de route ses con­tem­po­rains. Cela explique sans doute pourquoi ses poèmes sont demeurés assez con­fi­den­tiels jusqu’au présent vol­ume, et je rends per­son­nelle­ment grâce au directeur de cette col­lec­tion d’avoir été l’artisan de la réap­pari­tion de ce poète étrange, qui prophéti­sait sur lui-même :

 

« Pro­pre, bal­ayé par la peur, mort bien-por­tant moi-même, je m’en irai avec eux**, loin dans le temps, habiter un poète impos­si­ble à venir ».

 

Poète « impos­si­ble », je veux bien, et le lecteur du livre, de page en page, com­pren­dra mieux pourquoi, mais néan­moins, poète lis­i­ble, poètes certes para­dox­al, mais poète majeur…

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Xavier Bordes

Xavier Bor­des, né le 4 juil­let 1944, dans le vil­lage des Arcs en Provence (Var)…

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