On ne quitte pas sa chaise, on se perd /dans cet élan de la chute d’où l’on ressort vivant.1
C’est le sentiment qui s’empare de nous quand nous lisons Avant d’apparaître, le nouveau recueil de Fabrice Farre dans lequel affleure un lyrisme sobre et mesuré. Au cours des cinquante poèmes numérotés (dont les titres empruntent le premier vers de chacun d’eux), l’auteur nous accompagne, pas à pas, dans un monde à la fois réel et rêvé.
Son chant, pudique et discret, nous conduit jusqu’à ses racines ancestrales. Nous avons là une poésie qui ne se livre pas au premier regard. Ce que nous percevons est avant tout une atmosphère, des lieux indéterminés où « l’amour court comme l’oubli de la route », où aux fenêtres des rares habitations flottent « des rideaux cousus de visages » et l’on progresse dans l’Hortus gardinus, (le livre s’ouvre sur la dénomination latine) « jardin clos » caché au fond de la mémoire, une mémoire qui ” fuit derrière un nuage d’encre”.
Je voudrais moi aussi la raconter, cette histoire
de l’oubli où plonge le corps dont le baiser
avec la nuit dissout le bruit.
Fabrice Farre, Avant d’apparaître, Éditions Unicité, Collection Le Vrai Lieu, 2020, 62 pages, 13€.
Une mémoire qui prend vie grâce aux mots. Car la vie est partout dans ce recueil où, paradoxalement, la silhouette de la mort se dessine en creux quand le souffle des mots se confond avec l’orgue sarde du vent.
Lorsque allongé dans l’herbe, le poète nous dit qu’il « touche aux racines », comment ne pas se douter qu’il ne s’agit pas uniquement des racines végétales mais aussi et surtout de ses origines ? C’est alors dans un jardin mental que nous pénétrons, un lieu empli de sons et de lumière, de saveurs et de couleurs, de sensualité, comme ce tu qui garde toujours « la sonorité / d’une eau qui passe et bruit / une fraicheur mouillée de bouche / à bouche… » mais où s’insinuent aussi le noir, le blanc, images en noir et blanc sur lesquelles tombent le silence, et la solitude : « L’air traverse chaque espace/ prêtant son masque à la solitude du berger. »
Les yeux et le regard habitent chaque page, qu’il s’agisse de parler de ce que l’on ne voit plus, de ce que l’on peut voir, de ce que l’on veut retenir, et que Fabrice Farre résume dans un aphorisme : « vivre est un jeu d’optique. »
Notre regard de lecteur, quant à lui, est immédiatement focalisé sur les détails, le poète ne donnant qu’une vision partielle des êtres et des choses, comme pour nous diriger au cœur même de ses propres perceptions, aller à l’essentiel, ainsi lors de cette visite au cours de laquelle « La main expliqua, s’agitant dans l’air, / tandis que les bords du chapeau devenaient plus nets », ou dans cette vue sur les champs où nous ne voyons que des « têtes au travail recourbées dans leur visage ». On en oublie le signifiant pour une nouvelle perception du signifié : les moutons apparaissent comme des « silhouettes à laine ». Un regard qui se déplace, s’éloigne du poète pour se fixer sur les éléments de son environnement : « La maison longtemps s’est étonnée », « Le seuil n’attendait personne », « le caillou se déplace seul » etc.
Nous ne savons rien des êtres qui traversent le recueil si ce n’est « des corps bleus au travail », des outils portés sur le dos et « noircis par la difficulté », un « tablier de cuir » qui s’obstine devant la forge « dans la lucidité du feu », des impressions plus fortes que toute description. Nous ne retenons que le travail acharné « une vie menée cent fois en une seule », le contraste entre le monde rural et l’enfer mécanique « au rythme des trois-huit » – labeur harassant et bruyant qui brouille les perceptions et que l’auteur condense dans « le son noir de la sueur ».
Des êtres qui survivent au cœur des poèmes, dans le plus grand secret, car seuls importent les sentiments qui s’emparent de nous, nous transpercent comme cette « flèche brisée d’une pensée muette » qui conclut un texte d’une intense gravité émotionnelle.
Au niveau de la forme, si Fabrice Farre a recours à la ponctuation, il se refuse à terminer ses questions par des points d’interrogation. Ainsi, à propos de la porte vitrée du tribunal, « une porte plus porte encore, porte pour séparer et contraindre. Le bâtisseur le savait-il. »
Veut-il signifier au lecteur qu’il connaît la réponse ? Veut-il nous dire qu’il n’y a justement pas de réponse ? Ou que la réponse ne concerne que lui-même ? Peut-être que la réponse importe peu, que ce qui compte, c’est le questionnement
Qui être après la pluie qui vous surprend,
les cultures inondées près du cheval
qui n’a pas résisté à la fuite.
Avant d’arriver, avant d’ouvrir
le jour, faut-il avoir songé au préalable,
l’improvisation conviendrait-elle davantage.
Qu’y a ‑t-il de nouveau pour que le quotidien
reçoive l’eau haute, se noie piétiné par
les sabots de l’animal à tes pieds
violents, sur la pierre du perron saisie par la pluie.
Quelle qu’en soit la raison, il réussit à nous faire éprouver ses hésitations, ses réflexions, et nous sortons de cette lecture éblouis par l’art de ce poète qui réussit, une fois de plus, à instaurer un parfait équilibre entre inspiration et travail du texte. Chaque mot est à sa juste place, rien n’est superflu, tout est harmonie autant dans l’écriture que dans ce jardin au goût de paradis perdu.
Note
- Avant d’apparaître Page 12
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