(Texte inédit d’une con­férence don­née à l’Al­liance française d’Aoste)

 

Je suis un écrivain, c’est-à-dire un homme qui vit au milieu des livres et qui les aime assez pour avoir envie d’en écrire à son tour.

 

Mais j’appartiens à cette généra­tion, née au début des années cinquante, qui a assisté tour à tour au développe­ment de la télévi­sion et à celui de l’informatique. Ce qui sig­ni­fie que je suis sen­si­ble à ce que le soci­o­logue cana­di­en Mac Luhan a appelé le pas­sage de la galax­ie Gutem­berg à la galax­ie Mar­coni, c’est à dire de la civil­i­sa­tion de l’écrit à la civil­i­sa­tion de l’image, ou, plus récente encore, de l’ordinateur et du CD Rom. En dépit de mon pro­pre tra­vail, mon rap­port aux livres est insta­ble, incer­tain, inqui­et, comme celui de la plu­part de mes con­tem­po­rains. Quand j’ouvre, par exem­ple, une his­toire de la lit­téra­ture du début du XXème siè­cle et quand je regarde les pho­tos de Proust, de Gide ou de Valéry, il me sem­ble que tous ces écrivains sont d’un autre siè­cle: ils représen­tent ces  purs hommes des livres que nous ne sommes plus, que peut-être nous ne pou­vons plus être. Des “Hommes de Let­tres”. Ils sem­blent appartenir encore, jusque dans les détails de leur phy­s­ionomie ou de leur allure, (avec leurs cos­tumes som­bres et leurs gross­es lunettes d’écaille), à un temps sur lequel l’écrit rég­nait. Je les regarde donc avec une sorte de curiosité mêlée de nos­tal­gie, et je me sen­ti­rais très étranger à ces vis­ages pen­sifs, sérieux et loin­tains, s’il n’y avait pré­cisé­ment leurs livres pour main­tenir le con­tact entre leur temps et le nôtre. Leurs images me sépar­ent d’eux, mais leurs écrits m’en rap­prochent. Et c’est juste­ment de ce mys­tère que je voudrais aujourd’hui par­ler en essayant de pré­cis­er en quoi con­siste la com­pag­nie des livres et le mys­tère de la lecture.

 

La lecture est une compagnie

 

Car la lec­ture, pour com­mencer, est une com­pag­nie. Dans la soli­tude et l’oisiveté, le livre vient inscrire une présence : il apporte avec lui un monde, des paysages, des per­son­nages, des voix, des affec­tions et des pen­sées. Il rem­plit le vide, il fait oubli­er l’isolement. Il est, comme l’observait Vic­tor Hugo dans Notre Dame de Paris l’instrument “le plus sim­ple, le plus com­mode, le plus prat­i­ca­ble à tous”. J’ai envie d’ajouter “le plus fidèle”, car le livre ne trahit pas, il ne tombe pas en panne, sauf si vous man­quez de désir à son endroit. Il ne vous laisse pas tomber, il reste disponible, il suf­fit de l’ouvrir pour que la con­ver­sa­tion s’engage silen­cieuse­ment et que l’isolement soit rompu.

Sou­venez-vous du mot célèbre de Descartes : “La lec­ture de tous les bons livres est comme une con­ver­sa­tion avec les plus hon­nêtes gens des siè­cles passés qui en ont été les auteurs.” C’est bien là, en effet, l’un des pre­miers mir­a­cles opérés par le livre : nous per­me­t­tre de con­vers­er avec Rousseau, Flaubert ou Mal­raux en dépit de leur dis­pari­tion. Comme si le temps était aboli, comme si la mort était vain­cue, et cela par la seule grâce de quelques pages imprimées. Quand je lis les Con­fes­sions de Rousseau, la Cor­re­spon­dance de Flaubert ou les Antimé­moires de Mal­raux, j’entends la voix de ces écrivains et c’est ma pro­pre réflex­ion qui dis­cute avec la leur, comme s’ils étaient présents. Un écrivain est alors une sorte d’hôte invis­i­ble qui vous ouvre sa porte, vous invite à vous asseoir, vous offre à boire et à manger, vous par­le de sa vie pro­pre et vous aide à mieux com­pren­dre la vôtre.

Fer­nand Léger, La lec­ture, 1924.

 

Si l’écrivain est un hôte, son livre est alors comme une cham­bre d’ami où l’on vous accueille pour la nuit, ou comme une sim­ple cham­bre d’hôtel, apparem­ment vide, mais toute pleine en vérité de la mémoire de ceux qui sont venus y dormir avant vous. Cette mémoire, c’est l’imaginaire même de l’auteur, réveil­lé par l’imaginaire du lecteur, venant se mélanger et se con­fron­ter à lui. Pour com­pren­dre cela, il faudrait imag­in­er une banale cham­bre d’hôtel de province, où le som­meil aurait la ver­tu de faire réap­pa­raître les songes de tous ceux qui se sont couchés là avant vous. Comme si vous par­ve­niez à faire sor­tir d’un lit la mémoire des corps qui s’y sont endormis, et du papi­er peint col­lé sur les murs celle des regards qui l’ont observé. (Mar­cel Proust a écrit à ce sujet une très belle page). La lec­ture est cette cham­bre dans laque­lle on viendrait à la ren­con­tre de la vie même, en per­dant ses pro­pres repères et en mélangeant un moment ses pen­sées à celles de per­son­nes incon­nues. Ain­si est-elle une sorte de “libre promis­cuité”. Elle donne accès à une vie nue et toute secrète, elle con­duit à se con­fi­er les uns aux autres des êtres qui pour­tant ne se con­nais­sent ni ne se voient. 

De même que leur auteur, les per­son­nages des livres sont d’invis­i­bles com­pagnons adop­tifs. De sorte que vous pou­vez songer aux livres que vous n’avez pas encore lus comme à des per­son­nes incon­nues qui quelque part atten­dent de vous ren­con­tr­er, avec leur his­toire, leurs idées et leurs sen­ti­ments pro­pres qui sont aus­si les vôtres, ou qui atten­dent de se révéler à vous pour que vous les fassiez vôtres, et pour que vous vous décou­vriez en eux. Les livres que vous n’avez pas encore lus sont des his­toires d’amour que vous n’avez pas encore vécues.

 

La lecture est une histoire d’amour

 

Car la lec­ture est aus­si une his­toire d’amour. Cha­cun de nous aime cer­tains livres plus que d’autres. Pourquoi ? On ne sait pas tou­jours le dire. Peut-être parce qu’ils nous ressem­blent, ou, au con­traire, parce qu’ils sont très dif­férents de nous. On peut aimer cer­tains livres jusqu’à la folie. On peut leur vouer une pas­sion exclu­sive. Ain­si Julien Gracq con­fie-t-il que Le Rouge et le Noir a été en lit­téra­ture son “pre­mier amour, sauvage, ébloui, exclusif et tel (qu’il) ne peut le com­par­er à aucun autre”. On peut, comme dans une his­toire d’amour avec une per­son­ne, aimer pas­sion­né­ment un livre à un moment don­né, puis s’en détach­er. Ce qui veut dire que les livres sont des moments de notre vie, des par­tic­ules de notre histoire.

 

Nous pou­vons égale­ment observ­er que nous aimons tel écrivain, sans le con­naître, juste pour l’avoir lu. Nous imag­i­nons en effet, à par­tir d’une écri­t­ure et d’un imag­i­naire, l’être même qui nous les offre et nous attribuons volon­tiers à l’écrivain des qual­ités de ses héros. C’est là une sim­pli­fi­ca­tion abu­sive qui par­ticipe de ce phénomène iden­ti­fi­ca­toire qu’est la lec­ture, mais qui me sem­ble surtout révéler l’appétit de con­fi­ance et de beauté qu’elle traduit. 

La lec­ture est alors une sorte d’amitié pure. Puisqu’elle s’adresse à des absents, elle ne se trou­ve entachée par aucun des embar­ras qui affectent nos rela­tions avec les êtres réels que nous con­nais­sonsPara­doxale­ment donc, cette ami­tié toute ver­bale qu’est la lec­ture est une “ami­tié sans phras­es”, “sincère”, “dés­in­téressée”, et qui naît et se développe dans le silence. L’une des choses les plus étranges, pour un écrivain, est sans doute d’imaginer les invis­i­bles liens qui l’attachent, sans même qu’il le sache, à des per­son­nes qu’il ne con­naît pas et qui pour­tant peu­vent lui être plus proches que celles qu’il fréquente réellement.

 

La lecture est une relation 

 

La lec­ture con­stitue donc un curieux sys­tème de rela­tions. Elle met les êtres en com­mu­ni­ca­tion les uns avec les autres sur un mode qui n’est pas très éloigné de celui de la prière. Le lecteur, en effet, attend de l’écrivain qu’il lui apprenne sur lui-même quelque vérité, qu’il l’aide à com­pren­dre la vie, et qu’il opère une sorte de révéla­tion. Proust, par exem­ple, racon­te de manière amu­sante, com­ment, enfant, il ado­rait Le Cap­i­taine Fra­casse au point d’espérer que la lec­ture d’autres livres de Théophile Gau­ti­er lui per­me­t­trait de savoir s’il avait “plus de chance d’arriver à la vérité en redou­blant ou non (sa) six­ième et en étant plus tard diplo­mate ou avo­cat à la Cour de Cas­sa­tion.” Nous retrou­vons là une man­i­fes­ta­tion de ce sin­guli­er pacte de con­fi­ance, ou de cet appétit d’amour que devient la lec­ture quand elle est pleine­ment vécue.

 

Cette rela­tion, si pas­sion­née soit-elle, demeure une chimère, mais il est cer­tain que sa force vient de là : c’est parce que le lecteur ne con­naît pas l’écrivain qu’il peut le lire avec une telle avid­ité. De même, il me sem­ble que l’écrivain ne peut lui-même véri­ta­ble­ment écrire qu’à la con­di­tion de ne pas con­naître ses lecteurs. Il lui faut, en un sens, par­ler dans le vide, ou plutôt faire dans la soli­tude des gestes en direc­tions de ses sem­blables incon­nus pour que s’accomplisse le prodi­ge de la créa­tion lit­téraire. Et ce prodi­ge, pré­cisé­ment, con­siste à met­tre des mots en rela­tion les uns avec les autres, ou encore, à tra­vers eux, de rap­procher des choses qui sans eux demeur­eraient séparés. Un livre est une affaire de liens, un réseau, un ensem­ble de pages cousues ensem­ble, un tis­sage de mots et de phras­es. C’est donc de part en part que l’écriture est rela­tion : rela­tion entre les choses, rela­tion entre les mots, rela­tion de l’auteur avec des lecteurs incon­nus, et rela­tion enfin des lecteurs avec le monde même que l’auteur a inven­té, voire rela­tion des lecteurs avec eux-mêmes grâce à ce puis­sant médi­um qu’est le livre. Car cet ensem­ble de rela­tions, dans la mesure où il porte sur des objets et des créa­tures absents, dans la mesure où il n’est que lan­gage, ne con­stru­it en défini­tive rien d’autre qu’une rela­tion entre soi et soi. C’est vrai pour l’écrivain qui se décou­vre lui-même dans l’écriture en s’adressant à des incon­nus; c’est vrai pour le lecteur qui se com­prend et qui s’éclaire dans la lec­ture au moyen de cet instru­ment mag­ique qu’est le livre.

 

La lecture est un transport

On par­le sou­vent de la magie de la lec­ture. Cette magie, nous la con­nais­sons tous, elle tient à cette capac­ité étrange que pos­sè­dent les livres de nous trans­porter, comme sur un tapis volant ou une machine à vis­iter le temps, dans un autre espace et un autre temps. La lec­ture met en mou­ve­ment notre imag­i­na­tion, nous fait oubli­er où nous sommes, qui nous sommes, en quel temps nous vivons et quels sont nos soucis. Et cepen­dant, tel est le para­doxe essen­tiel, cette activ­ité qui nous écarte du monde réel est aus­si celle qui nous le fait décou­vrir et con­naître, cette activ­ité qui nous fait oubli­er qui nous sommes est aus­si celle qui nous per­met d’apprivoiser nos pro­pres secrets. Autant qu’une dis­trac­tion, la lec­ture est un appren­tis­sage, mais un appren­tis­sage du sein même de la dis­trac­tion, comme si nos défens­es, nos pro­tec­tions, les bar­rages que nous opposons habituelle­ment à la per­cep­tion de l’essence même des choses étaient en quelque manière déjoués ou rom­pus par le charme sin­guli­er des livres. Je dirais que si la lec­ture nous apprend des choses, c’est tou­jours plus ou moins mal­gré nous.

Ces con­nais­sances que les livres nous appor­tent, ce sont avant tout des ouver­tures sur des mon­des aux­quels nous n’aurions pas accès. Comme le dis­ait Ruskin, on peut grâce à un livre “avoir une fois dans sa vie le priv­ilège d’arrêter le regard d’une reine.”  Ce même pou­voir d’irréalisation, direz-vous, le ciné­ma le pos­sède, et nous pou­vons égale­ment accéder grâce à lui à des univers qui nous sont incon­nus. Il serait stu­pide de le con­tester. Mais la puis­sance ou la magie de la lec­ture tient, par rap­port à lui, à son éton­nante économie de moyens : juste de petits signes noirs sur du papi­er blanc. Il n’y a pas d’acteur qui vient faire écran entre nous et le per­son­nage qu’il incar­ne. Per­son­ne ne nous impose son vis­age quand nous lisons un livre. Tout se passe dans notre tête, et tout s’organise en fonc­tion de notre per­son­nal­ité pro­pre. Au ciné­ma, il nous arriverait plutôt d’oublier le per­son­nage au prof­it de l’acteur. Ce n’est bien­tôt plus Mme Bovary que nous regar­dons, mais telle ou telle actrice dont nous savons qu’elle a tourné dans tel ou tel autre film, ou qu’elle est mar­iée avec tel ou tel pro­duc­teur, ou qu’elle vient de sor­tir un disque, etc, etc… Notre imag­i­na­tion se trou­ve alors par­a­sitée par quan­tité d’éléments sec­ondaires qui n’ont aucun rap­port avec l’oeuvre pro­pre­ment dite. Le phénomène iden­ti­fi­ca­toire est dévié ou per­ver­ti. Et surtout, nous ne sommes plus libres de don­ner à notre héroïne le vis­age même de nos désirs.

C’est ici, à nou­veau, la pureté de la lec­ture que je souligne, autant que sa docil­ité. Et pour accentuer encore cette idée, j’aborderai un autre aspect qui est la rela­tion entre lec­ture et mémoire.

 

La lecture est une mémoire

 

Proust a célébré la beauté des lec­tures enfan­tines. Ce sont à coup sûr les plus émou­vantes, car ce furent les pre­mières. Cha­cun se sou­vient des pre­mières his­toires qu’on lui a lues. Et si leur sou­venir est si touchant, c’est qu’elles asso­cient qua­tre choses : la présence d’une voix mater­nelle, le céré­mo­ni­al du couch­er, la décou­verte pro­gres­sive du lan­gage, les pre­mières échap­pées de l’imagination vers des mon­des incon­nus. Cette mémoire-là, on pour­rait l’appeler la mémoire du bonheur.

Mais Proust a surtout observé que ces lec­tures enfan­tines ont déposé en nous, plus que le sou­venir de leurs his­toires, celui “des lieux et des jours où nous les avons faites”. C’est dire que les livres ont ici par­faite­ment rem­pli leur office : ils nous ont séduit pour s’effacer ensuite devant quelque chose d’infiniment plus pré­cieux qu’eux-mêmes qui est la vie. Ils ont représen­té de tels moments de bon­heur que le sou­venir de leur entourage l’emporte sur celui de leur con­tenu, ou plutôt que leur entourage s’est amal­gamé avec leur con­tenu. Si je sors du gre­nier tel vieux livre d’histoires que ma mère me lisait lorsque j’étais enfant, ce n’est pas la mémoire de l’histoire qui me revient, mais le sou­venir même de ma mère.

Ain­si pour­rions-nous dire que la lec­ture fixe l’enfance. Elle en sauve, elle en imprime au sens pro­pre la mémoire. Curieuse­ment, les endroits où nous sommes allés, les maisons dans lesquelles nous avons vécu, les cham­bres où par­fois nous nous sommes endormis, resteraient moins gravés dans notre mémoire si le sou­venir des livres (c.a.d. d’une vie imag­i­naire) n’y était lié. Encore une fois, c’est un détour par l’imagination, c’est-à-dire par ce qui n’existe pas, qui per­met notre rela­tion au réel et qui la sauve ou l’accomplit.

La lec­ture est donc ce sor­tilège qui, loin de se fer­mer sur soi-même, s’ouvre sur autre chose que soi-même. Elle est une forme d’expansion.

 

La lecture est une expansion

 

On pour­rait la définir à tra­vers l’image d’une fleur sèche qui reprend vie quand on l’arrose, ou d’une fleur en papi­er pliée qui se déplie dans l’eau.

Car un livre c’est d’abord un vol­ume clos qui se déplie puis se replie et se range : cela est vrai pour sa réal­ité physique comme pour sa vie imag­i­naire. Une page imprimée est un espace restreint, austère, d’allure rébar­ba­tive même, mais qui se dilate étrange­ment dans l’esprit qui en fait la lec­ture. Celle-ci con­siste donc dans un curieux phénomène d’expansion et de con­ver­sion de la page imprimée.  Si vous observez une per­son­ne en train de lire, vous ver­rez quelqu’un d’infiniment con­cen­tré, qui ne se préoc­cupe plus de ce qui se passe autour de lui, et dont toute l’attention est req­uise par une suc­ces­sion de lignes noires de petite dimen­sion. Or, ce qui se passe dans la tête de cette per­son­ne est pré­cisé­ment tout le con­traire de ce que son apparence laisse entrevoir : un voy­age à tra­vers l’espace et le temps, une sol­lic­i­ta­tion des sens et des émo­tions, une vie intense mais invis­i­ble. Il y a dans la lec­ture quelque chose de jubi­la­toire qui tient sans doute à ce vio­lent con­traste entre la mod­estie de l’objet et sa puis­sance d’évocation. Le lecteur est quelqu’un qui se déplie de l’intérieur et qui s’épanouit sans même que bouge un seul mus­cle de son visage.

La lec­ture est une expan­sion car elle est aus­si une tra­duc­tion. Elle con­siste à détailler et inter­préter des signes et des scènes, tout comme l’écriture con­siste à détailler et inter­préter le monde. Lire, c’est donc recou­vr­er le sens du détail. Et faire ain­si sor­tir de sa com­pac­ité et de son inertie…

Ce déploiement que le livre per­met, je le car­ac­téris­erais alors comme un emboîte­ment de lec­tures. En effet, on ne lit pas seule­ment l’ouvrage que l’on tient entre les mains. La lec­ture que l’écrivain a fait du monde se trou­ve prise dans celle que le lecteur fait du livre. Et cet emboîte­ment de lec­tures est aus­si un emboîte­ment d’écritures, puisque l’écrivain est aus­si un homme qui a lu et qui a aimé les livres. Comme le dis­ait Claude Simon dans son dis­cours de Stock­holm, “c’est le désir d’écrire sus­cité par la fas­ci­na­tion de la chose écrite qui fait l’écrivain”. De sorte que le lecteur, en même temps qu’il fait tra­vailler son pro­pre esprit ou son pro­pre imag­i­naire, est reçu dans la com­mu­nauté même des écrivains par son amour du livre.

 

La lecture est une écriture libre

J’irais alors jusqu’à dire que la lec­ture elle-même est une écri­t­ure. La vie imag­i­naire du lecteur con­stitue en effet un tra­vail d’écriture interne symétrique dans sa tête de celui qu’a pro­duit avant lui l’écrivain. Le lecteur ne se con­tente pas de déchiffr­er, il crée. Selon Sartre, “le lecteur a con­science de dévoil­er et de créer à la fois, de dévoil­er en créant.” La lec­ture en effet est une inven­tion, une pro­jec­tion, une recom­po­si­tion per­son­nelle. Pour cha­cun de nous les mots ont une his­toire dif­férente. Ils ren­voient à des réal­ités dif­férentes, ils por­tent la mar­que de per­cep­tions et d’expériences tout à fait sin­gulières. Cha­cun de nous pos­sède par ailleurs sa syn­taxe per­son­nelle, c’est-à-dire sa manière pro­pre d’articuler les images et les pen­sées les unes aux autres, selon son rythme propre. 

Encore une fois, au ciné­ma, je ne pos­sède pas cette même lib­erté : je suis mené de bout en bout par l’enchaînement des plans et des séquences, je ne peux pas m’en sor­tir, je ne peux pas laiss­er mon esprit suiv­re ses pro­pres méan­dres, je ne peux pas ajouter mes pro­pres chapitres rêveurs à l’histoire. Le film, surtout s’il est réus­si, me happe et me main­tient en son pou­voir. Il y a en lui quelque chose de total­i­taire (ce qui explique que nous puis­sions pass­er des heures à regarder des navets). 

Dans un arti­cle du Monde de 1981, Bertrand Poirot-Delpech oppo­sait la lib­erté de la lec­ture à “la dic­tature pois­seuse de l’image iden­tique pour tous”. Il y a en effet une uni­voc­ité de l’image qui s’impose avant tout à l’oeil par son évi­dence. Une image, ça se regarde, mais ça ne se dis­cute pas, car ça ne mon­tre que ce que ça veut mon­tr­er, et ça ne dis­simule que ce que ça veut dis­simuler. Flaubert dis­ait : “Une femme dess­inée ressem­ble à une femme voilà tout. L’idée est dès lors fer­mée, com­plète, et toutes les phras­es sont inutiles, tan­dis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes.”

 

Dès lors, la valeur de la lec­ture, qui est une com­pag­nie, tient para­doxale­ment à la soli­tude dans laque­lle elle nous laisse. Nous ne sommes pas en présence des êtres dont nous lisons l’histoire ni des choses ou des mon­des qui nous sont offerts. Nous demeu­rons libres de notre rythme, de nos pen­sées, de nos écarts, de notre “quant-à-soi”.

La fécon­dité même de la lec­ture tient donc à cette lib­erté qu’elle ne brise pas, mais accroît au con­traire, puisqu’elle excite notre con­science et toutes nos fac­ultés intel­lectuelles. Selon Jean-Paul Sartre, “l’auteur écrit pour s’adresser à la lib­erté des lecteurs et il la requiert de faire exis­ter son oeu­vre.” La lec­ture se définit alors comme “un pacte de générosité entre l’auteur et le lecteur”. C’est ain­si que deux êtres qui ne se con­nais­sent pas se don­nent mutuelle­ment la vie : le lecteur fait exis­ter l’écrivain qui, de son côté, aide son lecteur à mieux se con­naître et mieux vivre.

 

La lecture est une découverte de soi

 

C’est ici le moment de rap­pel­er le célèbre mot de Proust : “En réal­ité, chaque lecteur est, quand il lit, le pro­pre lecteur de soi-même. L’ouvrage d’un écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui per­me­t­tre de dis­cern­er ce que sans le livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même.”

Pour illus­tr­er cette idée par une toute autre image, je dirais que chaque livre est sem­blable à une écorce dont chaque lecteur tour à tour serait l’arbre. Le lecteur seul ramène de la vie sous l’écorce.C’est la lec­ture qui est la sève.

En latin “liber” sig­ni­fie écorce et livre, ce qui peut s’expliquer par le fait qu’à l’origine on écrivait sur l’écorce de cer­tains arbres1. Mais “liber” en latin veut égale­ment dire “libre”, “enfant” et “vin” : que la lec­ture soit une bois­son qui donne de la force, une ivresse, une enfance et une liberté.

Cette sorte de philtre qu’est la lec­ture vient restau­r­er une con­fi­ance en l’idéalité du lan­gage. Cet idéal que nous recher­chons et que nous nous désolons de ne pou­voir retrou­ver nulle part, les livres en restau­rent en nous l’idée, à cause de leur beauté même.  N’est-il pas vrai que l’on attend tou­jours plus ou moins d’eux qu’ils vien­nent nous livr­er la clef de la vie ou tout au moins qu’ils nous en ren­dent le goût.

Ain­si que l’observe Proust, le pro­pre des livres est de “nous don­ner des désirs”. Ce qui est con­clu­sions pour l’auteur devient inci­ta­tion pour le lecteur.

La lec­ture n’est pas une fin, mais un com­mence­ment. Elle n’est pas une fuite, mais une rencontre. 

 

  ***

 

Mon­taigne : “faire lire un enfant, ce n’est pas emplir un vase, c’est allumer un feu.”

 

Je ne voudrais pas con­clure cette apolo­gie sans rap­pel­er com­bi­en les écrivains ont célébré la vie et com­bi­en celle-ci leur paraît préférable à la beauté même qu’ils pro­duisent. Gide, par exem­ple, cri­tique dans Les Faux Mon­nayeurs l’un de ses per­son­nages en dis­ant de lui : “Il a trop lu déjà, trop retenu et beau­coup plus appris par les livres que par la vie.” Ou encore, dans les Nour­ri­t­ures ter­restres, cette phrase que je cite de mémoire : “il ne me suf­fit pas de lire que les sables des plages sont doux, je veux que mes pieds nus le sentent.”

Faut-il donc crain­dre de per­dre dans les livres le goût de la vie ? Je ne le crois pas. Les livres sont des instru­ments sim­ples et dociles qui n’aspirent eux-mêmes en fin de compte qu’à s’effacer, une fois leur office accom­pli, devant la vie même qu’ils nous ont aidé à mieux percevoir. Les livres vien­nent répon­dre au besoin qu’on en éprou­ve. Ils sont ce qu’on en fait. Ils ne s’imposent pas à nous et nous tombent des mains si nous n’en voulons pas. 

Je ne crois pas non plus qu’il soit souhaitable de pass­er sa vie dans une bib­lio­thèque. Il me sem­ble plutôt que la posi­tion la plus juste est celle qui con­duit à cir­culer entre le dehors et le dedans, entre la vie réelle et la vie rêvée, entre le côté des choses et le côté des mots, entre l’expérience de la vie et sa com­préhen­sion ou sa décan­ta­tion dans l’écriture. Paul Valéry dis­ait “Tout homme est fait d’une mai­son et d’une abeille”. J’aime cette image, qui vaut pour l’écrivain comme pour tout indi­vidu, car elle souligne à la fois la mobil­ité de l’être humain et son besoin d’immobilité, de tra­vail, de repli sur soi et de com­préhen­sion. Ce bat­te­ment de la vie est aus­si un bat­te­ment de cœur. 

Note 

[1]. Voir Michel Tournier, Petites pros­es,  Gal­li­mard, “Folio”, 1986, p. 165.

Ecrire la poésie, (1/5) : Un devoir à chercher, avec Jean-Michel Maulpoix. Les Chemins de la con­nais­sance Émis­sion dif­fusée sur France Cul­ture le 07.03.2005. Par Jacques Munier et Chris­tine Berlamont.

Image de une :  Kees Van Don­gen, La Lec­ture, 1911.

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Jean-Michel Maulpoix

Jean-Michel Maulpoix est écrivain et critique.