Mattia Scarpulla, Les cent pas et autre poèmes

Par |2021-01-16T09:41:05+01:00 5 janvier 2021|Catégories : Mattia Scarpulla, Poèmes|

I

Les cent pas

 

À Pep­pino Impastato

1

Depuis le Chili A. arpente le métro mon­tréalais se sent en sécu­rité par­mi les incon­nus     à cause de ses cauchemars d’enfants mère père sœurs frères assas­s­inés A. ne peut pas s’endormir sur un siège     A. se con­damne à marcher dans un métro par­courant la ligne orange jusqu’à son ter­mi­nus et repart dans un métro de la ligne verte ou jaune     le soir A. se cache avec l’aide des gar­di­ens d’origine irani­enne et des souris québé­cois­es     en com­pag­nie de deux cari­bous aca­di­ens rescapés d’un géno­cide dans une forêt de Gaspésie tous trois s’endorment en s’étreignant dans la chaleur d’un plac­ard rem­pli de bal­ais et de blattes slaves qui leur por­tent le café le matin      chaque matin A. recom­mence à par­courir les dédales du sous-sol et les couloirs et les entre­pôts et les rames du métro et à retenir sa dernière liberté

2

B. n’a plus de cœur  B. l’a arraché juste avant de mon­ter sur un car­go pour quit­ter le Venezuela  B. a arraché ses mains sa langue son nez ses oreilles ses yeux     résis­ter à trop de sou­venirs     B. pos­sède deux jambes et deux pieds mus­clés et marche du matin au soir en face du con­sulat du Venezuela    aller-retour aller-retour     les employés lui deman­dent en français en anglais et en vénézuélien pourquoi     aller-retour aller-retour      B. hurle que leur gou­verne­ment encour­age la mort et la mis­ère dans leur pays      aller-retour aller-retour     les employés nés au Venezuela main­tenant citoyens cana­di­ens ont des maris des femmes des enfants québé­cois une mai­son deux voitures un chalet dans les Lau­ren­tides ou les Can­tons de l’Est un arbre de Noël non syn­thé­tique et ne sup­por­t­ent pas la neige et le froid et leur passé vénézuélien n’existe finale­ment que comme une légende       les employés sor­tent et frap­pent B. à mort      

 

3

C. liste ses cours­es compte les arrêts de bus apprend leur nom      con­naît le nom­bre de pas pour mon­ter jusqu’à l’Oratoire Saint-Joseph       qua­tre kilo­mètres cinquante min­utes exacts de marche entre le parc de La Fontaine et le marché Jean Talon      marcher et respir­er     C. apprend les noms des bières de micro­brasserie des entrées plats desserts de ses restau­rants préférés où on l’informe aus­sitôt des nou­veautés     C. con­naît les noms prénoms de ses voisins leurs âges leurs signes zodi­a­caux grecs latins et chi­nois      C. a étudié et tra­vaille comme archiviste      on con­naît son tal­ent partout dans les min­istères parce que C. trie même les poubelles     dans lesquelles on jette par inad­ver­tance une fac­ture qui pour­rait équili­br­er un bud­get       un gob­elet qui pour­rait sauver l’écologie      et C. répète dans sa tête les noms réper­toriés dans les archives du Ser­vice Secret Com­mu­niste Roumain       depuis dix ans ouvertes publiques trans­par­entes       la dic­tature s’est écroulée le dic­ta­teur a été exé­cuté mais la dic­tature se pour­suit aujourd’hui la dic­tature ne peut pas être oubliée C. répète les noms de ses amis et de ses proches qui ont col­laboré avec la dic­tature  les noms de ses amis et de ses proches qui ont été tor­turés et élim­inés par la dic­tature    C. attend que les col­lab­o­ra­teurs sur­vivants obti­en­nent un per­mis de séjour pour le Cana­da     C. attend de les crois­er dans une rue

 

4

Pep­pino Impas­ta­to a protesté seul et s’est fait tru­cider par la mafia dans son petit vil­lage sicilien      par malchance il s’est réin­car­né dans un corps ita­lo-cana­di­en à Mon­tréal      mal­gré lui Pep­pino a repris son com­bat et marche ses cent pas des insti­tu­tions fédérales jusqu’aux insti­tu­tions provin­ciales jusqu’aux bâti­ments des entre­pris­es de l’immobilier jusqu’aux maisons des mafieux de Mon­tréal qui règ­nent avec la béné­dic­tion de l’État   Pep­pino marche et crie ses cent pas en atten­dant sa prochaine con­damna­tion à mort      en espérant qu’il ne sera pas seul cette fois à marcher      en espérant avoir la chance de se réin­car­n­er dans un corps non-ital­ien qui aime oubli­er qui aime Ash­ton le Hock­ey et la chas­se à la per­drix et non à l’humain

 

 

 

 

 II

L’écriture d’ongles sur ma peau

les livres brû­lent dans la bib­lio­thèque   les vit­raux explosent    les cen­dres étouf­fent les gorges de leurs bour­reaux    les pages cri­ent pen­dant que les mots s’effacent avec les his­toires     les pier­res en chute libre écrasent tout le passé

on est venu chercher mes livres    on a rem­pli des car­tons et des sacs     on a cri­tiqué leur lour­deur    la pous­sière sur les étagères    leur odeur leur moi­sis­sure    on a ouvert des livres et lu des para­graphes en gri­maçant les voix et les mim­iques des per­son­nages    on en a fait des cha­peaux et des avions     le soir ma voix explo­rait en écho la soli­tude de mon corps dans mon bureau devenu un désert infini

on m’a enlevé mon ordi­na­teur    mes dis­ques durs     on m’a appris que la lec­ture ser­vait à s’orienter dans la ville     à com­mu­ni­quer les nou­velles     à don­ner des ordres     on m’a appris à ne pas imag­in­er d’histoires       à ne pas imag­in­er les gens      à suiv­re une direc­tion      un tra­jet uni­voque     établi   bien défi­ni avec une seule des­ti­na­tion plusieurs seuils et trappes       j’ai appris à répon­dre je n’existe pas

on m’a arraché mes crayons mes cahiers mes sty­los mes pho­togra­phies mes col­lec­tions de tim­bres de pièces      on m’a appris à ne pas savoir écrire      que l’écriture n’a jamais existé que le lan­gage était une illu­sion que je pou­vais mon­tr­er un pouce pour recevoir mon plat de viande et légumes

on m’a coupé les pieds et on m’a cloué sur une chaise pour aider dans une cui­sine près d’un lit où je vivrai tra­vaillerai mon exis­tence      pour­tant la nuit la lumière éteinte les yeux fer­més je trace avec mes ongles sur ma peau       j’invente des vies picaresques     mon sang me lave de la tor­ture et de l’ignorance     mes cica­tri­ces me rap­pel­lent mon existence

 

 

Mat­tia Scarpul­la lit un extrait de son pre­mier roman Errance, une vidéo Ulaval nou­velles.

III

Chairs amies

je me réveille et je ne me sou­viens pas si j’ai vingt trente quar­ante ans     j’enfile mes plus vieux vête­ments      eux aus­si ont tra­ver­sé la France le Cana­da la Bel­gique la Roumanie et l’Italie et l’Italie et l’Italie et l’Italie       j’ouvre la porte et je suis à Rome ou à Gênes ou à Turin     j’ouvre les yeux et je me retrou­ve à Québec      je dés­in­tè­gre mon passé présent en sueur dans ma course du matin      

je croise en courant mes librairies préférées en France et Ital­ie   des man­i­fes­ta­tions tou­jours défaites sur Place de la République à Paris sur la place du dôme à Milan sur la place de l’Union à Cluj-Napoca     je m’essouffle en tra­ver­sant les Galeries royales à Brux­elles      j’accélère en m’extirpant de mon corps et je m’enfonce dans un vor­tex de sensations

avec son livre son appareil pho­tographique et son vélo mon amie Agli­ka con­tem­ple les gestes les plus sim­ples des pas­sants      mon ami Mouthé pédale d’un cam­pus uni­ver­si­taire africain à l’autre en évi­tant les explo­sions de Boko Haram et en cher­chant à trans­met­tre le plus de lib­ertés pos­si­bles à ses étu­di­ants       Katia et Marie organ­isent en riant un thé une ran­don­née un apéri­tif      Miri­am Car­oli­na Niels com­men­cent un périple de con­ver­sa­tions et de chan­sons en con­sumant leurs pieds dans une nuit mét­ro­pol­i­taine qui ressem­ble un peu à Rome et un peu à Barcelone

on se retrou­ve tous à seize ans dans le bus 56      le même con­duc­teur forcené qui par­le de soc­cer et de piz­za      vers l’école de nos pre­miers désirs et de nos pre­mières erreurs       avec la migraine de bière du dernier amour       avec des ambi­tions d’écrivains cuisiniers pho­tographes sportifs et avec

tous les matins je cours avec les jambes de Katia      les poumons de Marie     avec les bras de Mouthé     le sourire de Car­oli­na      le cœur de Niels     les yeux et le nez d’Aglika       les pieds et les mains de Miri­am      je retrou­ve leurs odeurs dans l’effort       je suis prêt à com­mencer ma journée 

IV

Mari et femme

 

la femme ne sait plus où se trou­ve la tête de son mari      son mari mani­aque de l’ordre     il net­toie net­toie net­toie      et il l’oblige à net­toy­er à net­toy­er à net­toy­er     le con­nard elle me répète en rigolant       et moi je les aime mari et femme     lui pour sa danse qu’il a apprise au Liban avant de par­tir en Europe pour les études     elle pour son odeur mus­clée qu’elle amène d’un ter­ri­toire à l’autre d’une guerre à l’autre et parce qu’elle hurle pen­dant l’amour en se rap­pelant l’explosion des corps de sa famille      lui rit en me racon­tant leurs exploits sex­uels toute une nuit ou tout un dimanche finis­sant inévitable­ment par l’entremêlement de leurs orgasmes et de leurs larmes       

mais le mari est mort      bête­ment       un cafard avalé de tra­vers       ça aurait pu être une réac­tion allergique à la piqure d’une guêpe grande comme un lion     ou un vase tombé du dix­ième étage d’un grat­te-ciel sur le pau­vre mari qui danse en chemise blanche jupe noire et talons aigu­illes rouges     le con­nard me vole tou­jours mes vête­ments    sa femme me répète en rigolant     on peut aus­si mourir à cause d’une veste oubliée quand il fait moins vingt degrés        à cause d’un doigt enfon­cé et blo­qué dans la nar­ine tout en pen­sant à sa pro­pre mère qui inter­dit avec un index ten­du de met­tre ses doigts dans le nez     le résul­tat des acci­dents de notre exis­tence belle mer­veilleuse riche mag­nifique est trag­ique­ment le même        le mari est mort    

le mari est mort en avalant un cafard de tra­vers pen­dant qu’il me racon­tait ses exploits sex­uels avec sa femme      sa tête ne lui ser­vant plus je la lui ai volée et sa femme la cherche      je me coupe la tête et la rem­place par celle du mari       

le mari voy­ait des étoiles filantes en plein jour     était attiré par l’odeur de gâteaux et de plats de viande et de pommes de terre au four      souri­ait aux incon­nus jusqu’à se faire tabass­er      pen­dant un ren­dez-vous de tra­vail il aimait s’imaginer les femmes et les hommes nus et il éclatait de rire      rêvait de chang­er de ville de pays d’essayer d’autres corps et d’autres têtes

j’apporte ma tête à la femme     elle hurle sur la tête de son mari vis­sée sur mon corps      elle m’engueule j’ai trahi notre ami­tié      lasse elle prend ma tête et la met sur le corps de son mari qui se met à ron­fler       en écho à son ron­fle­ment je me sou­viens du vil­lage et de la plage de mon enfance       je pleure dans les bras de la femme qui se sou­vient d’une comp­tine apprise au temps de la guerre     nous nous dénudons et faisons l’amour en retombant en enfance et en guerre bercés par mon ron­fle­ment sur­gis­sant de ma tête sur le corps du mari

 

V

Prêt au combat

effon­dré mon cœur vide     ma peau en sueur glacée     je crains une nuit de soli­tude angois­sante      je devrais sor­tir et crier la douleur de Rick Grimes      son fils Carl mor­du par un zom­bie      je ne peux pas dormir et regarde encore dix épisodes The Walk­ing Dead en me deman­dant si cette tragédie était le des­tin de Carl en buvant de l’eau pétil­lante en mangeant deux piz­zas et en lais­sant à sept heures du matin un mes­sage à ce zom­bie de secré­taire de mon chef      pas de tra­vail aujourd’hui     deuil deuil deuil deuil     pas tous les jours que Rick perd son enfant       que nous per­dons Carl  

mon som­meil agité de cauchemars      mes col­lègues de tra­vail et mes amis du soc­cer veu­lent me mor­dre         je me réveille courageux mange huit œufs crus comme Rocky Bal­boa bois du thé vert pompe mes bras en flex­ion hurle après mon cen­tième abdom­i­nal    je me douche m’habille d’un t‑shirt blanc d’une veste et d’un pan­talon en jeans et passe une demi-heure à coif­fer avec du gel mes cheveux frisés comme ceux de Rick Grimes      je véri­fie tout en ordre dans les armoires les tiroirs    je plie encore une fois des chaus­settes. je déplace deux coussins lave et essuie la vais­selle    c’est mon des­tin      je suis prêt au com­bat 

nous vivons le temps des zom­bies    la neige nous enseveli­ra l’océan dévastera la terre le soleil nous brûlera     et nous arpen­terons le monde en sur­vivant     nous vivons le temps des zom­bies     nous ne savons plus marcher sommes branchés aux voitures boî­tons dans des chaus­sures achetées sur Inter­net en répé­tant de brefs tra­jets de l’épicerie à la banque du tra­vail à la mai­son en répé­tant des codes des chiffres pour nous iden­ti­fi­er      mais moi je suis prêt au com­bat en atten­dant l’apocalypse

Place d’Youville je regarde les gens descen­dre du bus les pas­sants tra­vers­er    les zom­bies imi­tent bien les humains    cette vieille femme s’aide d’une canne pour cacher sa démarche incer­taine     je la suis et mesure son crâne d’un coup d’œil       je m’approche d’un ado­les­cent aux pieds plats et aux épaules cour­bées       je mesure l’épaisseur de ses genoux en pen­sant à la lame qui pour­rait les sec­tion­ner      je suis une itinérante aux mou­ve­ments lents et elle s’enfuit après m’avoir décou­vert reni­flant son cou      je m’assois dans les cafétérias près d’étudiants qui râlent qui grog­nent les yeux figés sur leurs écrans     je regarde dans la bouche d’hommes de femmes d’affaire qui par­lent dans leur cel­lu­laire    je veux assis­ter à la chute de leurs dents pre­mier symp­tôme de la dégénéres­cence de leurs fonc­tions vitales      j’esquive leur mor­sure quand les mâchoires se resser­rent à la vitesse d’une guil­lo­tine     oui    j’observe et me pré­pare au com­bat      fort et courageux      demain je me porterai de nou­veau malade au tra­vail     je trou­verai les couteaux et les tournevis adéquats pour trouer des cerveaux d’un seul coup

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

Mattia Scarpulla

D’origine ital­i­enne, Mat­tia Scarpul­la vit au Québec. Il a pub­lié de la poésie, col fia­to (Man­ni, 2006), jour­nal des traces (L’Harmattan, 2011), hal­lu­ci­na­tions désirées et orig­ines en fuite (L’Harmattan, 2018), un recueil de nou­velles, Pré­pa­ra­tion au com­bat (Hash­tag, 2019), et un roman, Errance (Anni­ka Parance Édi­teur, 2020). Tit­u­laire d’un doc­tor­at en arts, spé­cial­ité danse, il est doc­tor­ant en études lit­téraires – volet recherche et créa­tion à l’Université Laval. Il organ­ise des ate­liers cor­porels d’écriture et col­la­bore à la créa­tion de spec­ta­cles littéraires.

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