Yi-Ping Yang, née à Taïwan et 1er prix du Concours international de Timbales de Lyon en 2006, et Jérôme Dorival, clarinettiste et musicologue, composent ensemble au sein du Centre national de création musicale, le GRAME.
J’ai écouté avec beaucoup d’intérêt leurs passions, leur fougue et leur complicité à faire revivre dans le monde musical et poétique d’aujourd’hui la compositrice et interprète, Hélène De Montgeroult, figure du 18ème siècle, jusqu’alors totalement tombée dans l’oubli.
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Du renouveau dans la percussion contemporaine
En octobre dernier, Yi-Ping Yang intervenait à Lyon dans Monstration, Level 1, La boite à Bijoux mise en scène par la comédienne et performeuse Karelle Prugnaud1.
Pour cette première version, le quatuor d’acteurs avait improvisé une matière scénique foisonnante et fascinante : l’audacieux solo de clavier vibraphone et marimba surfant sur la musique d’Hélène de Montgeroult et les textes poétiques de Tarik Noui, interprétés par Karelle Prugnaud, scandaient toute une navigation d’images, de corps stéréotypés en construction et déconstruction sous l’objectif du photographe Michel Cavalca. Un espace intimiste d’expérimentations scéniques et de photos live, qui à terme viendra remplir aux côtés d’Hèlène de Montgeroult la Boite à bijoux2, disons la boite de Pandore, des talents de femmes musiciennes, grandes figures du passé, et, en miroir, artistes d’avant-garde comme Yoko Ono, Charlotte Moorman ou encore Catherine Jauniaux.
Karelle Prugnaud et Yi-Ping Yang dans Monstration.
En octobre dernier, Yi-Ping Yang intervenait à Lyon dans Monstration, Level 1, La boite à Bijoux mise en scène par la comédienne et performeuse Karelle Prugnaud3.
Pour cette première version, le quatuor d’acteurs avait improvisé une matière scénique foisonnante et fascinante : l’audacieux solo de clavier vibraphone et marimba surfant sur la musique d’Hélène de Montgeroult et les textes poétiques de Tarik Noui, interprétés par Karelle Prugnaud, scandaient toute une navigation d’images, de corps stéréotypés en construction et déconstruction sous l’objectif du photographe Michel Cavalca. Un espace intimiste d’expérimentations scéniques et de photos live, qui à terme viendra remplir aux côtés d’Hèlène de Montgeroult la Boite à bijoux4, disons la boite de Pandore, des talents de femmes musiciennes, grandes figures du passé, et, en miroir, artistes d’avant-garde comme Yoko Ono, Charlotte Moorman ou encore Catherine Jauniaux.
Cette performance « montre » la figure de la femme qui se débat dans un monde masculin et déploie une énergie fantastique pour exercer son talent. Une question particulièrement vive dans le monde de la musique, aussi bien dans les répertoires classiques que contemporains. Yi-Ping se sent particulièrement concernée.
Lorsqu’elle arrive en France, à l’âge de 21 ans, il n’y a pratiquement pas de percussionnistes dans les orchestres symphoniques.
Les choses changent un peu, mais les pupitres de percussions sont encore occupés par des hommes, et il n’y pratiquement pas de timbalière. C’est un milieu masculin. C’est un peu plus souple dans le registre contemporain, mais la femme n’y est pas non plus en position de force, et je le regrette. Je me bats beaucoup pour faire évoluer les choses.
Elle est vite remarquée par la qualité de son interprétation. Ce soir d’octobre dans le petit théâtre de l’Elysée, l’audace et la liberté de ses improvisations m’ont littéralement sidérée.
Toute légère, fluide, elle dirige avec une poigne inouïe son petit monde d’instruments. Elle est timbalière et claviériste, mais aussi multipercussionniste. Elle joue le marimba, le vibraphone, les cymbales, le xylophone, et bien d’autres encore. Avec talent, elle dialogue avec eux, les fait parler, les fait sortir de leur gong dans un phrasé sonore aux nuances infinis.
Elle sait « travailler » les sons, les faire vibrer dans l’espace comme des bruits d’aile et de vent. Elle va les chercher loin, quelquefois « à la main » par des frôlements, des caresses, des tapotements, des griffures sur la peau des cymbales ou encore par des crissements d’archet sur les bords métalliques des timbales. Il lui arrive de faire naitre, de terres plus lointaines, des sons caverneux, qui par leur soudaineté laissent surgir une émotion très organique.
Les rythmes et l’évolution de leur intensité deviennent de véritables écritures, exubérantes, sourdes ou incantatoires, quelquefois plus silencieuses. La manière dont elle fait apparaître le silence, et le conçoit comme une présence rythmique centrale est l’une des forces poétiques de son jeu : la musique c’est le silence aussi, elle met dans le silence. Un silence suspendu au bout de ses baguettes, au bord d’elle-même, juste le temps de bouleverser l’écoute : si c’est trop bruyant ou trop plein, on perd la puissance de la musicalité et du ressenti.
L’engagement artistique de Yi-Ping Yang est total. Il est important dit-elle avec conviction, de savoir et de décider si l’on veut être artiste. Et de l’être.
Elle l’est à n’en pas douter : une présence intuitive, des compositions de gestes, de voix et de corps, qui forment un langage chorégraphique subtil, sur le mode primitif, sensuel ou plus recueilli. Et puis ce désir intrépide, qui lui est propre, de produire un monde sonore des plus poétiques.
Dans sa recherche insatiable de sonorités nouvelles, elle fait le choix du métissage. Elle mixe son savoir-faire avec d’autres musiques, jazz, folk, traditionnelles, étrangères, et avec d’autres registres artistiques, la danse sous toutes ses formes, le théâtre, le chant et la poésie, au croisement de la vidéo, des musiques électroniques et des enregistrements : Je veux sortir de mes habitudes, de mon seul rôle de musicienne classique, des cases qui sont habituellement assignées aux musiciens.
Ses créations de poésie sonore sont de ce point de vue une révélation : elle a entre autre créé tout un univers autour du dadaïsme, où s’entremêlent poésie et musique. Ainsi son adaptation pour percussion du célèbre poème phonétique Ursonate (1922 1932) de Kurt Schwitters qui fut sans doute l’une des incarnations les plus étonnantes de l’esprit dadaïste. La Ursonate traduite quelquefois par « Sonate en sons primitifs » fut enregistrée par son auteur lui-même en 1932. Il en existe un arrangement pour quatuor (Alexis Agrafiotis), une version avec trombone et clavier (Einleitung und Zweiter) et l’adaptation en quatre parties de Yi-Ping Yang, avec percussions et objets.
Monstration.
Elle a par ailleurs composé de nombreuse performance autour des poèmes sonores de Ghérasim Luca extraits de Héros-Limite. Dans la performance Danse(s) plein-vide construite sous sa direction, la thématique du Plein-Vide s’incarne dans l’espace et le temps par des jeux de contrastes et d’interpénétrations des partitions dansés, jouées et parlées.
Le parlé-chanté que produit Yi-Ping sur les poèmes de Ghérasim Luca naît du cœur même de la matière sonore. Elle nous en fait découvrir le pouvoir primordial, originaire, aussi envoûtant que les chants des rituels chamaniques.
Yi-Ping Yang. Ursonate (Part 1), Kurt Schwitters (PercuFest 2012).
Elle est également très proche du milieu théâtral.
C’est le théâtre qui m’a initiée à la performance, mais aussi qui m’a poussée à trouver de nouvelles perspectives pour la percussion. Ça a donné une autre couleur à mon parcours Je crois qu’aujourd’hui de nombreux jeunes musiciens classiques aimeraient ça, mais ils n’en ont pas l’opportunité ».
Dans une grande liberté d’improvisation, elle met en scène une musique qui révèle les textes, en libère le sens :
C’est mon travail de construire un discours ou une rythmique intérieure pour amener le texte vers une certaine évidence, vers une intensité.
Il ne s’agit pas pour Yi-Ping Yang d’accompagner les comédiens, mais de créer avec eux :
Tout ce que j’improvise, les timbres, les nuances et les sonorités, c’est ma parole en fait. Je choisis certains instruments et pas d’autres. Je mûris la mise en scène avec l’équipe théâtrale, je n’aime pas l’idée d’une musique d’accompagnement. La musique ce n’est pas ça. Pour « Le tigre bleu de L’Euphrate », j’ai choisi des instruments et une musique en lien avec la culture orientale, ça organisait un voyage sur le monologue d’Alexandre3.
Dans le projet Migrance(s)4 créé par la Compagnie des Lumas pour les Rendez-vous internationaux de la Timbale, elle est à la fois musicienne et comédienne, jouant sa propre trajectoire artistique en duo avec la comédienne Béatrice Chatron. Entre réalité et fiction, ces deux femmes interrogent les raisons de leur exil. Migrer, quitter son pays natal, faire sa vie ailleurs, à quel prix, et pour réaliser quels rêves ?
Ces dispositifs de co-écriture sont essentiels pour elle en ce qu’ils transcendent le rêve de chacun pour en réouvrir la portée. Elle précise néanmoins combien ces collaborations sont exigeantes et nécessitent une attention à la sensibilité et aux positions esthétiques et théoriques de ses partenaires de jeu. Mais, elle n’en doute pas, c’est dans l’épreuve créative de ces altérités et la remise en cause des mondes clos que surgit la poésie. Elle a même introduit la performance dans les jurys de percussion où elle est très impliquée au niveau international :
Je défends les compositeurs classiques les plus pointus musicalement et à la fois je défends les notions de performance.
Aujourd’hui, elle veut aller plus loin dans l’improvisation pour élargir ses propres espaces imaginaires :
On est dans une autre interrogation, on ne sait jamais où on va. En tant qu’artistes, on a encore trop de craintes, il ne faut pas avoir peur de faire certaines choses à la hauteur de l’art de la musique.
Il n’est pas surprenant, au regard d’un tel état d’esprit, qu’elle veuille faire vivre « au présent » la musique de cette grande pianiste de la Révolution, Hélène de Montgeroult que Jérôme Dorival, par ses recherches passionnées d’historien a fait sortir de l’oubli.
Une musicienne du 18ème siècle d’une incroyable modernité
Jérôme Dorival, questionne l’oubli total et incompréhensible de cette grande artiste : comment ça s’organise l’oubli d’une musicienne aussi talentueuse ? Pourquoi son parcours d’interprète, de compositrice est-il à ce point méconnu ? Et plus concrètement, comment réparer et mettre en plein jour ce qui peut encore l’être ?
Pour moi dit-il l’urgence c’est que cette musique soit accessible aux artistes contemporains. Il fallait éditer ses partitions. Donc j’ai créé une maison d’éditions. C’était la seule possibilité pour que sa musique soit accessible. J’ai produit un disque, j’ai engagé un pianiste, Bruno Robillard, et un ingénieur du son. Ce disque a été très bien accueilli.
Lorsqu’il découvre ses partitions, il est « soufflé » : J’ai eu du mal à le croire, quelqu’un qui était capable d’écrire ça. A vrai dire, je n’avais jamais rencontré un tel talent, à la fois par la dimension poétique de ses compositions, l’exception de son jeu et ses pratiques pédagogiques totalement révolutionnaires. Professeure au Conservatoire en 1795, la première femme dans un milieu alors masculin, elle a publié la plus grosse méthode de piano forte du XIXème siècle qui comporte 114 Etudes, et bien d’autres pièces, dont neuf Sonates. Ce Cours monumental commencé vers 1788 et publié vers 1812, montre que le piano romantique était déjà présent à Paris sous la Révolution et l’Empire, bien avant l’essor de Mendelssohn et de Schumann. Jérôme Dorival voit même dans les plus modernes de ses études composées de 1788 à 1810 des anticipations de Chopin, de Schumann, et même de Brahms (Étude n° 104).
Parallèlement, il publie en 2006 aux éditions Symétrie un premier ouvrage (un 2ème est en préparation), Hélène de Montgeroult, la Marquise et la Marseillaise. Il est difficile de mettre à jour des archives sur des artistes dont la vie fut si peu publique. Hélène de Montgeroult n’a jamais fait de concerts. Il y a dans la noblesse de l’époque un certain nombre d’interdits, dont celui de ne pas exercer de métier. Elle faisait des auditions privées, ce que l’on appelait la musique de salon. Un espace étroit et confidentiel pour une musique aussi grandiose.
Avec patience et ténacité Jérôme Dorival a reconstitué et réhabilité sa personnalité comme il l’explique dans son ouvrage : « Écrire l’histoire d’une compositrice met en cause les méthodologies habituelles de la musicologie, plus adaptées aux hommes …». Il faut donc chercher d’autres sources, d’autres témoignages, une autre matière documentaire, ne pas écarter certains textes, sous prétexte que leur caractère anecdotique, familier, quotidien leur ôterait crédibilité et sérieux ». Et cela demande beaucoup de temps : j’ai d’ailleurs arrêté la création musicale pour m’occuper d’Hélène de Montgeroult. J’ai pensé que c’était plus urgent. Ensuite je me remettrai à la composition.
Rencontres internationales de percussions, Juin 2019, Verzé, Etude n°60 d’Hélène de Montgeroult, Arrangement pour Marimba (Resta Jay, 2019).
En contrepartie l’histoire de la musique a gagné une musicienne désormais incontournable. Mais, nuance Geneviève Fraisse qui a préfacé l’ouvrage, Hélène de Montgeroult n’est une pionnière que parce qu’elle est une grande artiste, une vraie créatrice. Et le moins que l’on puisse dire c’est qu’à cette période, la polémique à propos de la femme artiste est particulièrement vive.
Grâce à ce disque et à ce premier ouvrage relayé, entre autres, par les arrangements percussionnistes de Yi-Ping Yang, des interprètes de premier plan commencent à s’emparer de la musique d’Hélène de Montgeroult et à en mesurer la profondeur, la poésie et l’intensité. En elle, s’affirme la voie des compositrices qui furent aussi de grandes pianistes que notre époque redécouvre enfin : Fanny Mendelssohn ou encore Clara Schumann.
Pour Jérôme Dorival comme pour Yi-Ping Yang, la musique n’existe pas sans la poésie. Cette conception commune sous-tend l’admiration qu’ils portent à cette musicienne qui savait si bien « faire parler les touches » comme le disait d’elle à cette époque la peintre Elisabeth Vigée- Lebrun.
La musique a une poésie particulière. Elle est subtilité précise le musicologue
Quand les mots sont impuissants, la musique arrive à point nommé. Ça ouvre des mondes sensibles, au-delà des sensations, Il y a un moment où l’analyse musicale s’arrête, on ne peut pas dire la beauté, on la contemple.
Elle est langage universel, entre passé et modernité, ici et ailleurs. Yi Ping Yang incarne ce langage : avec la musique contemporaine, je me sens sur un terrain neuf, novateur mais qui s’appuie sur l’ancien. Et qui fait des ponts entre l’Orient et l’Occident.
Les sons des percussions de Yi Ping et du piano d’Hélène de Montgeroult résonnent entre eux et nous pénètrent de leur immense beauté. Ils éclairent en notre intériorité des foyers d’émotion et « un sentiment de l’infini qui est l’essence même de la musique.” comme l’écrivait Liszt à Georges Sand en 18385.
Notes
1. Monstration, Level 1, La boite à joujoux, création & interprétation musicale :Yi-Ping Yang assisté de Rémy Lesperon, mise en performance & interprétation : Karelle Prugnaud, texte : Tarik Noui, photographe : Michel Cavalca, production : RIT-Infinity, Association pour la percussion contemporaine, Octobre 2020, Théâtre de l’Elysée, Lyon
2. La Boîte à bijoux prolonge le geste du compositeur Claude Debussy, avec sa Boite à Joujoux, œuvre composée pour sa fille.
3. Texte de Laurent Gaudé, mis en scène de Gilles Chavassieux,
4. de Dorothé Zumstein, mise en scène d’Eric Massé, la compagnie des Lumas est dirigé par Angélique Clairand et Eric Massé.
5. Liszt, Lettres d’un bachelier ès musique, lettre IX, 30 novembre 1838.
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