Cathy Jurado, Hourvari, extraits, Forêt je suis venue

Par |2021-03-05T18:28:51+01:00 5 mars 2021|Catégories : Cathy Jurado, Poèmes|

J’ai d’abord vis­ité un ven­tre nocturne

(il ne m’en sou­vient pas)

avant que de venir par­mi les neiges

chas­s­er

si mal­adroite

avant que de chang­er tous les plans ren­vers­er tous les vas­es de cristal et crev­er tous les pavillons

des oreilles délicates

si gauche, cher­chant Reina depuis toujours,

j’ai tous les gestes de l’éléphant et tous les cœurs de porcelaine

j’ai sans doute hérité la mal­adresse et la peur

et peut-être aussi

(de frères et de sœurs oubliés autre­fois dans la nuit)

les nida­tions de papier

au milieu des déserts blancs

qui sait

Sur les cartes numériques des lan­des et des zones

je suis le point qui se déplace seul et anarchique

tour­nant dans le sens contraire

des impass­es périphériques

et je regarde tou­jours les femmes en contreplongée

comme un chat dans la foule des villes

une enfant per­due dans la topographie

du grand peu­ple adulte des espèces

 

Je me tais jusqu’à m’en faire les lèvres bleues

Je sur­veille tous mes pièges à loup

Je piste le poème boréal

guet­tant le gargantexte

je cherche à débus­quer Reina

mon enfance est tou­jours en embuscade

et les forêts d’orage qui tournent-voltent

défont les nids les tis­sus les paperolles

les paraboles

Mais il y a tou­jours un petit cheval fou tis­sé de désir

bouche cousue quelque part dans l’obscur

(là où nais­sent les let­tres d’amour et les forêts d’images et les neiges nouvelles

par­mi le sou­venir de grands périls)

J’ai cher­ché aus­si dans les villes, par­mi leurs réseaux de lumière et de pluie, dans les fais­ceaux croisés des hau­teurs et des rues — absciss­es et ordon­nées de nuit sonores où l’on croit par­fois com­pren­dre quelque chose du monde.

Reina fuyait tou­jours en avant dans le hasard des huttes hum­bles, aux abor­ds des chantiers ou des périphériques, dans l’herbe inter­sti­tielle tra­ver­sée par­fois d’un frôle­ment plus proche comme une onde de fourrure.

J’ai cher­ché longtemps, dans les villes, ce qui aurait pu être aus­si ma nature et mon monde. Je n’ai trou­vé que la moelle de ma lib­erté. Le désir est ailleurs ; Reina fuit en avant, dans la nuit de toutes les cités.

Dans les flaques d’eau au pied des chem­inées d’usine

flotte Reina comme un grand corps de nuage

sa peau épaisse de baleine bleue ciel

à présent rose vapeur

et la voilà

sa chair immense vais­seau inerte

ven­tre con­tre ciel

émergée à peine

som­brant au rythme des jets de sang

chaloupant sur la houle du soir

requins voraces en embuscade

veilleurs de nuit

 

Reina a fui.

 

Amar­res d’automne

J’ai cru cap­tur­er Reina

dans le bais­er d’un roi de chair

Inscrivez cela :

Seul, on n’habite que ses limbes

la neige n’est jamais que la neige

le silence une peur

et les cor­beaux de novem­bre un présage de nuit

Il fal­lait que tu sois là

corps han­té par l’amour

il faut que tu sois là

avec tout ton poème

pour que l’automne devi­enne une nappe d’oiseaux mobiles  

pour que la soli­tude soit un festin

et la douleur une racine solide

Ecoutez donc cela :

je dirai à nou­veau son nom sans le dire

à chaque mor­sure de ma langue

car c’est te prononcer

toi,

Reina,

averse et sable et pollen

et pous­sière

Dis­persez cette parole encore

sur les routes stellaires :

il est amour le souf­fleur de vertige

il est la veilleuse sur la table

l’as­tre portuaire

la voûte de l’été

Annon­cez cela :

Nous avons choisi un vil­lage et un pont

Comme escorte et caravane.

Nous chas­sons ensem­ble à présent

Relevons nos pièges à l’orée des nuits

Nouons nos mains sous la tente d’affût.

A tra­vers les éclipses de la rivière

J’ai longé le chemin des troupeaux

Jusqu’à une forêt aux arch­es solides.

Tout au bout

Sous les lam­pi­on des terrasses

Le soir était un verre de liqueur

Dans la fraîcheur de sa main d’homme

Il regar­dait venir la nuit

Atten­dant que je dépose mon manteau.

 

Reina nous obser­vait tou­jours depuis la rive.

 

A paraître en 2021.

2. Forêt

                                 foule dans le dos

On entre ain­si en moi : 

                                    houle dans les mots.

 

Un fran­chisse­ment du temps

                                            une lisière spatiale.

On pro­gresse       

                  et pour­tant on entre tou­jours par effraction.

Franche fron­tière lente acclimatation

on

off

comme un commutateur.

On est devant moi

                            et soudain on est dedans

                                                              soudain on est moi.

 

On me cherche

ou s’attend à moi  par­fois

mais on ne décide pas de l’instant de mon dévoilement

on reçoit ma nudité

                           comme un chant sauvage lancé soudain dans le silence

                           comme un chu­chote­ment de chamane invisible

                           comme une flèche sans archer

dans les ram­i­fi­ca­tions du désir et de la présence.

 

Le sen­tier qui mène à mon corps est fait pour les truffes           et les groins

c’est un chemin fraisi­er   qui va des herbes aux futaies

                                     qui part des grandes gram­inées gra­cieuses graineuses

— froufrou papil­lon­nant d’un air pal­pa­ble, danse floutée —

                                     jusqu’aux vertes ombelles

                                     pour men­er ensuite aux hampes

                                                                       aux fleurs en artichauts

                                                                       aux feuilles bass­es et ram­pantes mêlées à des écharpes de feuil­lages laineux agrip­pant les souches

                                              puis aux écorces et aux colonnes ligneuses vertébrales déployées tournoyeuses dans le ver­tige des têtes renversées.

 

Et à présent le sur­saut de la fraîcheur :

         les pre­miers troncs

                                    guer­ri­ers

                                                     tartares bruns

 

                                            de grands bans d’insectes et de rayons

ten­dant leurs ten­tac­ules tra­ver­sés      de minus­cules pous­sières de mouss­es et

                                            de feuilles séchées flot­tant dans tous les inter­stices solaires     

comme un planc­ton pulsatile.

 

Ici l’on sait :

                           je suis issue des mul­ti­tudes symphoniques

 

on me recon­naît brusquement

         à l’immobilité vivante de mon corps tout autour des corps

         à l’humidité de mon épiderme

                           tran­spi­rant à l’intérieur des papilles des peaux ani­males qui me traversent

         à l’inextricable enchevêtrement des êtres qui com­posent mon être

         à la forme colos­sale d’un silence tis­sé vrom­bis­sant comme celui des orages

         à la sur­prise de l’ombre architecturale

                           soudain rassem­blée en nuée con­nec­tée et cour­bée  voûtée sur les têtes.

 

Plusieurs mètres au dessus des fer­men­ta­tions court le fris­son de la houle chlorophyllienne

— qui ram­i­fie à l’infini et for­mule ma peau

         tan­dis qu’on marche par­mi les ram­pants et les rhizomiques

                           les tapis de spores et les résurgences

                                    les cours­es immo­biles de bulbes et de larves à l’odeur décomposée

d’ici on entend le grand ressac dedans la canopée

         qui pal­pite plus bas dans tous mes organes

         avec le par­fum de chanterelle

 — rien ne se lim­ite ou ne s’arrête

tout se relie en moi et se rebranche              se reboute

 

le dehors est dedans

les par­fums ani­maux se compénètrent

mon sol qui brume         et bru­ine      et vibre d’insectes

 

est un ciel inverse

 

— tan­dis que les voix limpi­des des hau­teurs se posent sur les souf­fles en pluies de partitions.

 

Plus loin                       les clair­ières :

dans le cirque baigné de lumière où gisent au sol

                                            les miroirs de cen­taines de bouch­es rougies

                                                                                sous le cou­vert des hêtres

quelques fan­tômes minéraux                     

silen­cieux

sem­blent laiss­er par­fois dans ce tapis frois­sé une empreinte frémissante

                                                      une essence

                                                      un par­fum

                                                      un souf­fle furtif

— à la nuit tombée

                           ils rap­pel­lent que je suis

                                                              une liane-tribu.

 

Je suis venue, extraits

 

       Je suis venue, il y a longtemps.

Je suis née dans les sec­ouss­es d’un grand chaos

dans les hauts le coeur d’un siè­cle mor­tel pour le monde

qui a vu pour­rir le coeur bat­tant des océans et des forêts.

Je suis née mourante, seule.

J’ai trou­vé la mort au dedans et le chaos dehors

ou l’inverse, je ne me sou­viens plus.

J’ai trou­vé le silence

quand tout un peu­ple de langues cri­ait à l’intérieur

j’ai trou­vé que je ne venais pas avec la même langue

que tous les autres

que j’étais une Babel à moi seule

mais que j’avais peut-être des frères

quelque part.

J’ai trou­vé que j’avais une chair

que ma chair demandait à être caressée

à vibr­er sous l’amour

quand les autres avaient des gestes en lames de rasoir

et m’absentaient dans leur discours.

J’ai trou­vé que le Monde est une boule de cauchemar

roulée par un rêveur que nous imag­i­nons heureux

que le Monde est le crime angois­sé d’un dément en cavale

j’ai trou­vé

que le Monde est une Méduse aux charmes venimeux

j‘ai trou­vé qu’on se salit à regarder le Monde dans les yeux

quand on est nu

et puis

j’ai regardé le Monde

et les ser­pents dressés

j’ai regardé la Méduse dans les yeux,

je suis restée nue,

à m’inscrire dans les marges du regard sidérant

à écrire hors champ

hors zone

hors d’atteinte

dans les zones interlopes

- écri­t­ure frauduleuse

langue clan­des­tine

langue assas­sine

hors Temps -

j’ai trou­vé cela,

cela seul :

écrire, c’est du Temps mort.

c’est tuer le Temps.

et il le faut, parce qu’il nous tue.

dent pour dent.

Je ne veux pas que le temps guérisse

qu’il mette du miel sur les douleurs

et l’eau du Léthé sur les peurs

qu’il fasse oubli­er ceux qui me quittent

ceux qui ron­gent le monde de leur avidité

ceux qui répan­dent la destruc­tion dans l’air et sur les eaux

et le sabre qui me ronge le coeur

je veux tra­vailler désor­mais à ren­dre le monde comestible.

me pencher, telle une lavandière, sur l’ou­vrage du présent,

faisant jouer les chairs tout con­tre les forces du monde,

paume à plat sur la hanche, doigts bleuis de savon.

Et puis ren­tr­er au soir, pâle et alanguie,

chem­i­nant par les voies où bêtes et hommes

s’en­roulent en un long ruban odorant;

regag­n­er la tanière et la chaude présence,

la soupe et le vin

le fumoir et la couche.

Je veux sen­tir la lame

parce que c’est vivre

vivre nu

et il le faut

alors tu vois

j’ai trou­vé

œil pour œil

la grande croisade con­tre la mort qui croît et fleu­rit en moi,

c’est écrire

 

Présentation de l’auteur

Cathy Jurado

Cathy Jura­do, orig­i­naire d’Aix-en-Provence vit aujourd’hui à Besançon. 

Elle est agrégée de let­tres et ani­me des ate­liers d’écriture.
Les Forges de Vul­cain ont édité son pre­mier roman, “Nous tous sommes inno­cents”, et elle a pub­lié en revue divers textes de cri­tique d’art, de fic­tion ou de poésie.

Sa poésie prend racine dans un rap­port intime avec la pein­ture et la pho­togra­phie (col­lab­o­ra­tions avec le pein­tre maro­cain Has­san Echair, le plas­ti­cien Max Partezana, travaux sur les gravures de Ger­ard Palézieu ou sur les pho­togra­phies de Marie Baille, Serge Assier). Mais l’écriture est pour elle, par nature, éminem­ment poli­tique. Qu’il s’agisse de réha­biliter les voix des mar­gin­aux et des fous (Nous tous sommes inno­cents, 2015), d’évoquer la ques­tion douloureuse des réfugiés (Ceux qui brû­lent, jan­vi­er 2021 aux édi­tions Musi­mot) ou du mou­ve­ment des Gilets jaunes (Feu, poèmes jaunes, décem­bre 2020 au Mer­le Moqueur), elle inter­roge les pou­voirs de la poésie sur le réel. Sa recherche actuelle porte sur le domaine de l’écopoétique.

 Recueil Ceux qui brû­lent, jan­vi­er 2021 aux édi­tions Musimot

- Recueil Feu, poèmes jaunes, décem­bre 2020 aux édi­tions Le Mer­le moqueur/ Le Temps des Ceris­es. (Recueil co-écrit avec Lau­rent Thinès)

- Recueil Vul­néraires, L’Harmattan, mars 2020.

- Livre d’artiste Nébuleuses infractueuses avec Pas­cale Lhomme-Rolot, plas­ti­ci­enne. (Févri­er 2020)

- Man­grove, livre pau­vre avec des col­lages de Max Partezana (Col­lec­tion Daniel Leuw­ers). Novem­bre 2019.

- Nous tous sommes inno­cents, roman. Jan­vi­er 2015. Edi­tions Les Forges de Vul­cain, Paris.

- Le Syn­drome écran (nou­velle noire), édi­tions Marsam, Maroc (2009)

A paraître :

- Recueil Hour­vari à paraître en 2021 aux édi­tions Lanskine

- Recueil « Ni poésie ni pornogra­phie » à paraître aux édi­tions Lanskine

Par­tic­i­pa­tions à des livres col­lec­tifs / anthologies

- Antholo­gie Ralen­tir des Edi­tions La Chou­ette imprévue. (décem­bre 2020)

On est là ! Serge D’Ignazio, ouvrage pho­tographique sur les mou­ve­ments soci­aux. Ed. Adespote, été 2020.

- Antholo­gie : Gilets Jaunes : jacquerie ou révo­lu­tion ?, Col­lec­tif au Temps des ceris­es, sep­tem­bre 2019.

- Con­tri­bu­tions au cat­a­logue de l’exposition Qua­tre rives, un regard, sur les pho­togra­phies de Serge Assier, en col­lab­o­ra­tion avec Vicky Gold­berg (New York Times), Michel Butor et Fer­nan­do Arra­bal. (Pré­faces) Expo­si­tion label­lisée Mar­seille cap­i­tale européenne de la cul­ture exposée à Mar­seille ( Mai 2013) et en Arles, Fes­ti­val inter­na­tion­al de la pho­togra­phie, été 2013.

Par­tic­i­pa­tions à des revues : textes de création

- poèmes dans la revue Tra­ver­sées, avec des dessins d’Hassan Echaïr jan­vi­er 2020, Ouste n°28, mars 2020, Le Cap­i­tal des mots, avril 2020, A l’Index mai 2020, Europe juin 2020, Eury­de­ma Orna­ta N°8 Juil­let 2020, Lichen juil­let, sep­tem­bre, octo­bre et novem­bre 2020, Ver­so, Arpa et Sœurs automne 2020… Poèmes et entre­tien dans « Terre à ciel », jan­vi­er 2021.

- Météor n°2, décem­bre 2019, Ecrits du Nord, novem­bre 2019, Nou­veaux dél­its, octo­bre 2019, Trac­­tion-Bra­bant sep­tem­bre 2019, Comme en poésie, sep­tem­bre 2019, numéro spé­cial de la revue Cabaret sur la Nuit, juil­let 2019, Fil­igranes Juil­let 2019. Revues Décharge et Con­férence (2011). Mag­a­zine Lit­téraire du Maroc (2011).

Par­tic­i­pa­tions à des revues : textes de critique

 - Arti­cles de cri­tique lit­téraire dans Dia­crititk, 2020.
— Pub­li­ca­tion de textes de cri­tique lit­téraire dans le Mag­a­zine Lit­téraire du Maroc de 2009 à 2011
— « Les Chemins du Regard », sur les gravures de Gérard de Palézieux, in Revue Insti­tut d’Arts Visuels, Orléans (2000)
— « L’Architecture d’une âme », sur les pho­togra­phies de Marie Baille, in Revue Con­férence n°9 (1999)

PRIX Lit­téraires :

- Prix du 1er roman du Baz’Art des mots (Hau­terives) pour Nous tous sommes inno­cents. 2015.
— Prix de la nou­velle noire de l’Institut français de Mar­rakech pour « le syn­drome écran » (Ed. Marsam), 2009.
— Prix de poésie de la Fon­da­tion de France, 1998.

Expositions/ Per­for­mances :

 - Lec­ture en scène du poème « Ceux qui brû­lent, Odyssée », sur les réfugiés, à la Vil­la Méditer­ranée à Mar­seille, à la médiathèque de La Cio­tat et à Ginasservis, au prof­it de l’as­so­ci­a­tion SOS Méditer­ranée. 2017–2018.

- « Le rêve dans tous ses états », expo­si­tion col­lec­tive, à L’Aparté, (Hôp hop hop) Besançon. 2019. Expo­si­tion d’un texte accom­pa­g­né de pho­togra­phies et d’une lec­ture audio.

- Instal­la­tion « Rêve de Reina » : par­tic­i­pa­tion sur sélec­tion à l’événement « Labo démo » organ­isé par Le Cen­tre Walonie-Brux­elles de Paris en lien avec le Cen­tre inter­na­tion­al de poésie de Mar­seille et Mon­te­v­idéo (Octo­bre 2020).

Autres lec­tures

Cathy Jurado, Intérieur nuit

Trois per­son­nages ou plutôt, trois Per­son­nes, d’abord, cette déchirure entre un « je » qui dia­logue avec un « tu » loin­tain, impos­si­ble, par­ti, absent, et, ensuite, un « il », ici et main­tenant. Le « il », géo­graphe d’un cœur […]

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