Voici en vingt poèmes une élégie de la vie confinée.
Dans une poésie simple, épurée, Angèle Paoli met à jour l’exploration de cette expérience difficile, totalement inédite pour nous tous. Elle le fait par petites touches, de la manière la plus libre et en prenant appui sur les ressources de son imaginaire. D’emblée la métaphore du titre met le lecteur en état d’écoute. Durant ces quelques mois qui vont de l’hiver à novembre suivant, quelque chose a été traversé. Quels mots mettre sur cet étrange vécu, sinon ceux de la poésie ?
Une temporalité sans repères s’est ouverte pour une subjectivité désorientée :
en ce temps suspendu
entre un passé qui prend le large
et un futur indiscernable
Chemins de traverse dans l’espace et le temps à la fois, l’écriture se fait recherche vacillante entre états de veille et rêveries. Entre présent et passé familial.
Angèle Paoli, Traverses, dessin de Sylvie Villaume, Cahiers du Loup bleu, Les Lieux-Dits éditions.
La Corse d’aujourd’hui est là avec ses paysages, ses hêtres, ses fleurs sauvages, la beauté du cadre marin. La passion de la solitude et du silence sur fond de crissement des insectes, toujours là. La passion de l’art n’est pas davantage oubliée, à travers un tableau de Lydia Padellec de femme nue à sa fenêtre.
Mais les instantanés se brouillent, se téléscopent. Surgissent la réminiscence d’une visite à Rome ou bien un rêve-souvenir d’enfance évoquant la fierté et l’émoi de sa communion solennelle :
la photo avait été prise sur le Prado
devant l’immense église où s’était déroulée
la cérémonie tu as gardé dans ta mémoire
le souvenir de la longue file blanche qui s’étirait
silencieuse tout au long de la nef centrale
Touchantes émotions adolescentes que l’expérience du confinement fait revenir à la mémoire.
Plus loin dans le recueil, c’est l’assomption du quotidien et du familier qui se joue dans la présence de la chatte Falchetta, la cueillette des oranges ou la promenade au petit pont de Muragellu. Le langage poursuit son inventivité habituelle chez la poète : un mot en langue corse ou en italien côtoie un toponyme latin ou une référence africaine au dieu du fleuve Oubangui évoquant un enfant sur sa planche à voile. C’est dire si Angèle Paoli parle avec ses mots, avec les associations qui lui sont chères.
La vie pourtant, la poète le ressent vivement, n’est plus la même, l’horizon d’un avenir illisible pèse de tout son poids. Dans la fluidité du flux de conscience, surgit le rappel d’un épisode d’enfance par la sœur de la poète, une morsure de chien qu’elle avait totalement effacée de sa mémoire. Rapportée dans un style enfantin sans majuscule, la mémoire est matière trouée de blancs et s’énonce à la manière de Marguerite Duras :
il ne s’est rien passé
à saint victor de réno
Car l’expérience insolite du confinement bouleverse les données habituelles de la conscience, semble faire remonter les lointains de l’existence. Ainsi l’apparition poignante de la mère morte qui, par deux fois, visite les rêves de la poète : « Elle est venue ce matin ».
Il est aussi frappant de voir se raviver dans ce moment difficile les liens avec la sœur et le frère. On parle des livres lus. Le Hussard sur le toit, précisément, une histoire d’épidémie en Provence. Voici que s’invitent dans le poème un rendez-vous sur écran Skype et l’image adorable du petit-fils « secoué de mouvements browniens ».
N’est-ce pas aussi notre histoire :
En famille on resserre les rangs
on s’appelle on se parle on dialogue
Puissant besoin de liens humains à recréer sur lequel Angèle Paoli apporte un regard plein de tendresse.
La subjectivité de la poète se présente pour nous en miroir : la volontaire confusion entre les pronoms, je, tu, elle permet toutes les identifications qui surviennent au fil de la rêverie. Ces mouvements de l’être deviennent chambre d’échos de bien des affects négatifs, peur, inquiétude, doutes. Chacun peut s’y reconnaître lorsqu’elle écrit : « la société ? une fourmilière désemparée ».
Quels recours cathartiques à cette situation sont possibles ? La prière ? On ne sait plus. La réflexion ? Elle semble paralysée par cette vie empêchée et contrainte :
tu es incapable de méditer
rien n’est possible
aucune pensée particulière
ne t’arrête ni ne t’accroche
au passage
Un lyrisme mélancolique colore tout le recueil et le clôt sur une note de lucidité :
Novembre est là
[…] le regard divague
Dans son économie de mots, l’aveu final, « tu as vieilli », semble le point d’orgue de cette « traverse » souvent douloureuse. Peu de mots pour dire magnifiquement la fragilité et la finitude de nos vies.
Présentation de l’auteur
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- Ghislaine Lejard : Si Brève l’Eclaircie - 11 décembre 2015
- Amandine Marembert, Luce Guilbaud, Renouées - 5 janvier 2015
- Nathalie Riera, Paysages d’été - 30 juin 2013
- Pas encore et déjà, de L. Guilbaud - 14 avril 2013
- Paul Morin, Le Jardin de l’orme - 29 mars 2013
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