Non, c’est juré. Ce n’était pas voulu. Ce livre là – Antoine Vitez et la poésie — s’est ouvert à l’envers. Il a simplement décidé d’être lu en commençant par la fin, comme si sa dernière page devait être ma première.
Et que moi, lectrice et intruse, devais reconstituer une histoire (celle du livre) pour établir un lien personnel. Car chaque ouvrage est une personne qui parle avec ses sourires ou ses larmes de papier, ses respirations typographiques parfois haletantes, sa couleur de peau blanche ou bis (jamais noire, pourquoi ?)…Arrêtons d’écumer les détails et relevons ce défi de lire autrement. Tant pis pour les platitudes, tant pis pour les redites. En se jetant à l’eau, on apprend à nager au risque de se noyer.
En parcourant l’ouvrage à rebrousse-poil, il révèle un ensemble « Avant de se quitter » comportant les remerciements (aux filles d’A. Vitez), une bibliographie sélective, la bibliographie et biographie de Vitez, puis la liste de diverses lectures de poésie contemporaine « par l’auteur » confié par Vitez à Marie Etienne1 qui croise les forces du théâtre et de la littérature, et enfin le traditionnel index. De cette remontée documentaire détaillée émane une attention aussi affectueuse que précise.
Antoine Vitez et la poésie, La part cachée, Marie Etienne, préface de Jacques Darras, Les passeurs d’Inuits, Ed. In’hui /Le Castor astral, 224 p, 12€.
De fait, nous rôderons dans la part poétique, « cachée » ou non, suivie de la postface de Jacques Darras (Mes visites à Vitez, juillet 2018). Cela signifie-t-il que l’autrice propose des compléments informatifs ? qu’Antoine Vitez avance masqué ? Masqué démasqué ? Dans ce livre-puzzle, Marie Etienne redonne une vie culturelle posthume au fascinant metteur en scène en transmettant les documents à sa disposition, comblant les failles de notre ignorance. Sa part de dévoilement commence par 1. L’ami grec, le poète Yannick Ritsos prisonnier des colonels grecs ; 2. Le temps d’apprendre à vivre et son périple théâtral à Marseille, Caen ; 3. La lecture au Récamier de « six poètes et une musique de maintenant ». Il est fait mention de l’intrigante question des « silences d’Antoine » ; 4. Les premières publications sur Aristophane, Claudel, Maïakovski et Sophocle ; 5. Les lectures de poésie à Chaillot en « diction blanche » (Jacques Roubaud) ou « claire » (Vitez) des contemporains : Claudel, Pasolini, Ritsos, Maïakovsky qu’il a traduit, Aragon qui lui est un interlocuteur. Pour Vitez, la situation première de cette lecture est l’acteur qui lit : « c’est toujours moi devant vous ». La voix est comme « un corps nu » dont elle est « la trace dans l’air ». 6. Le poète dramaturge, enfin. Pour Vitez, la poésie imbibe et domine en permanence ses pratiques théâtrales2. Sa mise en scène se heurte d’emblée « à l’impossible ». Comment ? « Je fais du théâtre comme on écrit », précise-t-il avec une « irresponsabilité » similaire. Est-ce une façon d’affirmer son entrée dans le jeu théâtral comme un néo-auteur (et peut-être un lecteur) en pleine construction romanesque ? Il réécrit un livre/un texte en le jouant, sans doute en fignolant les préparatifs de prononciation ou de geste. Comme si le texte choisi se re-parlait et re-vivait autrement, prouvant ainsi (version U. Eco, L’œuvre ouverte) qu’il est bien inachevé.
Quelle relation intime s’instaure entre le metteur en scène et l’auteur concerné ? Il ne peut s’agir d’un dialogue ordinaire. Vitez « n’adapte pas mais réécrit l’œuvre ». Il ne se soumet pas simplement au texte, mais en propose une nouvelle version. Selon Marie Etienne, « chez lui, tout cohabite, ce qui le rend si déroutant », car il unit « des éléments distincts et distants ». Ses mises en scène sont ni plus ni moins qu’« un récit de sa vie ». Pour la cerner et donc pour se cerner, Vitez procède « par effraction » : « A travers les œuvres des autres, « il décline son parcours de vivant » et son propre « portrait ». Mais comment se vit-il ? comment se définit-il ? Par « la non-conformité à la norme et la perfection ». N’affirmait-il pas à ses élèves mués en enseignant qu’ils devaient « apprendre aux autres ce qu’il ne savait pas faire » ? Une telle ré-écriture le renvoie à lui-même.
La mise en scène de Vitez est celle d’un être qui s’esquisse et se dessine lui-même à travers les œuvres des autres. Pour se penser lui-même, au « centre » de lui-même, il explore ces écrits qui lui sont « un gigantesque texte écrit par tout le monde » et englobant passé et présent.
Ainsi en est-il de Grisélidis de C. Perrault, mariage d’un marquis et d’une bergère. L’époux la contraint à d’effroyables « épreuves ». Imbriquant la toile de Saint Georges et le Dragon et le film L’empire des sens, Vitez est frappé par sa propre mise en scène et « la mise à mort de l’époux par l’épouse ». Ainsi explore-t-il à sa façon l’immense amour du poète Qays pour Layla, cette femme qui exalte son génie poétique. Elle n’est pas importante en tant que femme, mais en tant que muse. Le poète devient fou (Majnun) et meurt dans le désert.
Il se peut que la méconnaissance de la famille de son père Paul Vitez, le « secret » de cet ancêtre abandonné par sa mère Jeanne, l’ai poussé vers les autres. Sa vie commence au croisement de diverses douleurs : avec la perte d’un enfant de ses amis, avec le poème de Ritsos Forme de l’absence, puis avec la découverte d’un chien « crevé, salé, ensablé » en Grèce en 1978. Mort sur la plage, il lui rappelle à la fois Pasolini et le chien de son enfance. Une scène qui préfigure la lutte de Vitez contre toutes les oppressions.
Au fond, l’autrice Marie Etienne donne aussi par ses écrits successifs une « forme » à l’absence du metteur en scène si estimé, une absence dont elle explore tous les recoins. Revivant ainsi à sa façon cette poésie de Vitez qui transcende sa mise en scène.
Notes
- Marie Etienne : Antoine Vitez, le roman du théâtre, 1978–1982, Balland, 2000 ; En compagnie d’Antoine Vitez, 1977–1984, Hermann, Vertige de la langue, 2017.
- Antoine Vitez, Poèmes, POL, 1997. Vitez, metteur en scène, administrateur de la Comédie Française en 1988, après son mandat à la tête du Théâtre National de Chaillot.
- Dixit Yann-Joël Collin, Antoine Vitez, sa transmission, théâtre les Deschargeurs, 21 octobre 2018.
Présentation de l’auteur
- Revue Dissonances n°42, mai 2022 - 6 juillet 2023
- Revue Dissonances n°42, mai 2022 - 5 septembre 2022
- Christine de Pizan, Cent ballades d’amant et de dame - 6 juillet 2022
- La revue Florilèges n°187 - 28 juin 2022
- Armand Dupuy, Selfie lent - 28 décembre 2021
- Gilbert Lascault, Petite tétralogie du fallacieux - 6 octobre 2021
- Marie Etienne, Antoine Vitez et la poésie, La part cachée - 6 mai 2021
- L’Intranquille 19, revue de littérature - 21 février 2021
- Florilège, revue trimestrielle, n°174 - 6 février 2021
- DISSONANCES, Feux, n°38 - 5 janvier 2021
- Barry Wallenstein, Tony’s blues - 5 janvier 2021
- Luminitza C. Tigirlas, Noyer au rêve, Avec Lucian Blaga, Poète de l’autre mémoire, Fileuse de l’invisible, Marina Tsvetaeva - 6 octobre 2020
- Verso n°179, Ici & ailleurs - 6 septembre 2020
- Aragon, La grande Gaîté suivi de Tout ne finit pas par des chansons - 6 mai 2020
- Albertine Benedetto, Vider les lieux - 21 avril 2020
- Clara Régy, Ourlets II - 5 février 2020
- Christine Durif-Bruckert, Le corps des pierres - 20 décembre 2019
- Louise de Coligny-Châtillon dite Lou, Lettres à Guillaume Apollinaire - 19 novembre 2019
- Christine de Pizan, Cent ballades d’amant et de dame - 6 novembre 2019
- Cairns 25, Murs, portes ou ponts - 6 novembre 2019
- Estelle Fenzy, La Minute bleue de l’aube - 14 octobre 2019
- Philippe Jaffeux, 26 tours - 25 septembre 2019
- Patrick Pécherot, Lettre à B - 1 septembre 2019
- Wislawa Szymborska, de la mort sans exagérer - 4 juin 2019
- Fil autour de Catherine Gil Alcala, Serge Pey, Olivier Domerg - 4 mai 2019
- Christine Durif-Bruckert , Arbre au vent, Joseph Thermac, Du sublime moderne - 3 février 2019
- Jean-Claude Pirotte et Didier Cros, les livres bilingues pour la jeunesse : Maya Angelou, Carson McCullers - 4 janvier 2019
- Xhevahir Spahiu, Urgences — Urgjenca - 5 novembre 2018
- Constance Chlore, L’Alphabet plutôt que rien - 4 septembre 2018
- Patrick Chamoiseau, L’Empreinte à Crusoé, La Matière de l’absence - 6 juillet 2018
- Jean Fanchette, L’île équinoxe - 5 juillet 2018
- Revue TXT 32 : le retour - 3 juin 2018
- Roland Dubillard : Je dirai que je suis tombé, suivi de La boîte à outils - 5 mai 2018
- Christian Bobin, L’homme-joie - 5 mai 2018
- Écritures féminines : découvertes de Claire Dumay, Doina Ioanid, Marcelline Roux - 6 avril 2018
- André Velter, N’importe où - 1 mars 2018
- Ecritures féminines : découvertes - 1 mars 2018
- Carole Carcillo Mesrobian et Jean Attali, Le sursis en conséquence - 26 janvier 2018
- Les carnets d’Eucharis, La Traverse du tigre, hors série - 26 janvier 2018
- Baptiste Pizzinat, Les mots rouges - 26 janvier 2018
- Bernard Fournier, Lire les rivières, précédé de La rivière des parfums - 22 novembre 2017
- Robert Desnos, Nouvelles Hébrides suivi de Dada-surréalisme 1927 - 22 novembre 2017
- Jacques Demarcq, Suite Apollinaire - 22 novembre 2017
- Jacques Demarcq, d’ubu fait dure loupe - 22 novembre 2017
- Les cahiers du sens, 2017, n° 27 - 11 octobre 2017
- Le Journal des poètes 2, 2017, 86e année - 11 octobre 2017
- Dissonances – Le Nu - 30 septembre 2017
- Fil de lecture autour de Marilyne Bertoncini, Denis Emorine et Jasna Samic - 29 mai 2017