Jüri Talvet, Poèmes

Par |2021-05-06T16:10:24+02:00 6 mai 2021|Catégories : Jüri Talvet, Poèmes|

1953     

Je suis allé au fond du jardin où, sur le toit de l’abri
qu’avait bâti leur grand-père, nos enfants s’étaient 
instal­lés, faisant des gri­maces devant ma caméra.

Soudain, je me suis retrou­vé dans une autre ville,
sur le seuil de la mai­son de mon enfance. Une bougie
éclairait faible­ment la cui­sine. Il s’y trouvait

deux per­son­nes âgées à qui j’ai dit : « Nous sommes
venus vivre ici. Moi, ma femme, nos deux aînés 
et la petite dans la pous­sette. » Je ne me souviens

que de cela. Mon père et ma mère étaient assis
sur un sofa, j’ai grim­pé sur leurs genoux, et en riant,
nous nous sommes mis d’accord pour appel­er l’anglais 

«eng-eng » et le français « franc-franc ». En 1949, 
nous avions timide­ment essayé la même porte de 
cui­sine chez nous, au 16 de la rue Aia. Quelqu’un

avait été déporté, la nuit, de la mai­son au jardin.
Alors nous avons recou­vert les murs des cham­bres de
papi­er peint, col­lant d’abord des jour­naux. Je me

rap­pelle avoir fiché un couteau entre les yeux
d’un homme por­tant la mous­tache, qui est mort, 
vrai­ment mort, en 1953, laissant 

les femmes russ­es fon­dre en larmes dans les rues.

(Trad. Athanase Vantchev de Thracy)

 

 

Com­ment finir un siè­cle avec dignité 

Ah, comme les let­tres dansent et vibrent
sur les pages fraîch­es comme de la neige,
comme les draps nets et pro­pres qui préparent, 
le dimanche, un lit plein de chaleur pour les amants ! 
Des puces sur le fil invis­i­ble d’un dresseur, non, des 
femmes enceintes de sig­ni­fi­ca­tions encore à naître ! 
(Où, si ce n’est sur les rivages de la Terre de Feu ?)
Ce que je ne col­lec­tionne pas, s’accumule.
Sur de lour­des étagères, sans espace d’air,
sans couloir pour pos­er son coude, sans un recoin
où la petite vril­lette puisse installer son enclume.
Salve, entraîne la mémoire ! Attends l’explosion. 
(Sache, sache, sache – pour  une fois que tu es père.)
Toi, ma petite, attends, je glisse de page en page,
en bas, attends, je glisse mal­gré la blancheur,
j’ai trébuché sur une let­tre, une courbe aigu­isée fait
saign­er la paume de ma main. Attends. Je mords 
à mon tour — une feuille qui a, main­tenant, le goût 
d’une herbe ordi­naire dans la bouche 
d’une vache sans nom au milieu d’un pâturage, 
le Jour de la Saint-Georges.

(Trad. Athanase Vantchev de Thracy)

 

 

Vil­nius sous les eaux 

C’est bien que l’herbe soit encore verte ici
et les traits des vis­ages ne soient pas
tirés au point de cacher leur désarroi
Une besti­ole sous sa cara­pace dure
galope avec une bravoure soudaine vers
le locu­teur à tra­vers le par­quet qui devient
un désert Con­tre des phonèmes aus­si anciens
que Σ ou Ω tail­lés dans l’am­bre épais
provenant de cette con­trée inexistante
de l’Occident toi lemuel tu te sens
embar­rassé l’idiome de la puta sur ta langue
fait soudain comme des nœuds
à ton insu Tu devras lever la tête
et regarder au-dessus du niveau de l’herbe
pour voir com­ment une montagne
˗l’ombre rapi­de de gregor˗
se glisse sur toi dans cette cité engloutie

 (Trad. Athanase Vantchev de Thracy)

 

 

À un chat sans nom

Il était une fois un dimanche matin d’été
et bril­lait le soleil (c’est ain­si que commencerait
un con­te pour enfant). Durant les vacances, 
                                                    pas de classes.
Un petit chat tra­ver­sait la rue.
Il n’a pas eu le temps de penser ni de faire
penser à d’autres au puits de sagesse
enfouis dans l’ombre de ses iris encore vertes.
Le soleil resplendis­sait, de plus en plus haut.
Le ciel bleu était por­teur de liberté.
Pau­vre petit tas de poils sanglants. Petit chat.
À peine un tas d’os. Le point qui signale
l’endroit. Tu mérites qu’on fasse ériger pour toi
un mon­u­ment. Hurt. Kreuzwald.
Peter­son. Tuglas. Tõnis­son. Un couple
de Wildes. Kale­vipoeg. Le petit chat !
En toute hon­nêteté. Au moins ça.

(Trad. Françoise Roy)

 

Le brouil­lard flotte sur la terre

Ce n’est que main­tenant que tu commences
à com­pren­dre que le Skager­rak et le Kattegat,
dont la sonorité sem­blait si belle à l’oreille
dans les class­es de géo­gra­phie à l’école
‑comme les éter­nels con­joints Eschyle et Charybde-
exis­tent bel et bien. La météo à la radio de Kiel
annonce du brouil­lard per­sis­tant. Les allemands
vivent dans le brouil­lard de leurs chambres ;
en tout cas on ne les voit pas derrière
leurs fenêtres, on ne les voit pas dans la rue.

Il est prob­a­ble qu’ils aient tout mis en ord­nung
la nuit, qu’ils aient même fait chanter des grives
à voix haute dans le feuil­lage touf­fu des arbres
et des arbustes qui entourent leurs maisons.
Tu forces la vue pour les voir, mais aujourd’hui
le brouil­lard venant du Skager­rak et du Kattegat
est si dense qu’il t’est com­plète­ment impossible
de te voir toi-même, de voir l’Estonie.

(Trad. Françoise Roy)

 

Présentation de l’auteur

Jüri Talvet

JÜRI TALVET was born in 1945 in Pär­nu (Esto­nia). A grad­u­ate of the Uni­ver­si­ty of Tar­tu (1972) and a PhD by Leningrad (St. Peters­burg) Uni­ver­si­ty (1981), he chaired from 1992 to 2020 World / Com­par­a­tive Lit­er­a­ture pro­gram at Tar­tu Uni­ver­si­ty, where he also found­ed Span­ish Stud­ies. Today he is Pro­fes­sor Emer­i­tus. In 2016 he was elect­ed mem­ber of Acad­e­mia Europaea. He has pub­lished in Eston­ian twen­ty books of poet­ry and essay. As trans­lat­ed into oth­er lan­guages, his books of poet­ry and essay have appeared in Eng­lish, Span­ish, French, Ital­ian, Russ­ian, Roman­ian, Ser­bian, Japan­ese, Cata­lan and Greek. In French trans­la­tion, his books are: De la neige, des rêves. Unest, lumest. (Trad. A. Vantchev de Thra­cy. Paris: Edi­tions Insti­tut Cul­turel Solen­zara, 2011) and Élégie estoni­enne et autres poèmes. (Trad. F. Roy, A. Vantchev de Thra­cy). Paris: L’Har­mat­tan, 2016). Since 1996 he has act­ed as the main edi­tor of Inter­lit­ter­aria, inter­na­tion­al jour­nal for com­par­a­tive lit­er­a­ture. He has been award­ed Eston­ian Annu­al Prize of Lit­er­a­ture for essay (1986), Juhan Liiv Prize of Poet­ry (1997), Ivar Ivask Memo­r­i­al Prize (2002) Naji Naa­man Inter­na­tion­al Lit­er­a­ture Hon­or Prize (for com­plete works, 2020) and Eston­ian Nation­al Sci­ence Prize for Life­work (2021).  For more data, see http://talvet.edicypages.com/enhttps://sisu.ut.ee/ewod/t/talvet 

JÜRI TALVET est né en 1945 à Pär­nu (Estonie). Diplômé de l’U­ni­ver­sité de Tar­tu (1972) et doc­teur de l’U­ni­ver­sité de Leningrad (Saint-Péter­s­bourg) (1981), il a présidé de 1992 à 2020 le pro­gramme de lit­téra­ture com­parée de l’U­ni­ver­sité de Tar­tu, où il a égale­ment fondé les cen­tre d’é­tudes espag­noles. Il est aujour­d’hui pro­fesseur émérite. En 2016, il a été élu mem­bre de l’A­cad­e­mia Europaea. Il a pub­lié en estonien vingt livres de poésie et des essais traduits en anglais, espag­nol, français, ital­ien, russe, roumain, serbe, japon­ais, cata­lan et grec. pour les recueils traduits en français,  De la neige, des rêves. Unest, lumest. (Trad. A. Vantchev de Thra­cy. Paris : Edi­tions Insti­tut Cul­turel Solen­zara, 2011) et Élégie estoni­enne et autres poèmes. (Trad. F. Roy, A. Vantchev de Thra­cy). Paris : L’Har­mat­tan, 2016). Depuis 1996, il est le rédac­teur prin­ci­pal d’In­ter­lit­ter­aria, revue inter­na­tionale de lit­téra­ture com­parée. Il a été récom­pen­sé par le Prix annuel estonien de lit­téra­ture (1986), le Prix Juhan Liiv de poésie (1997), le Prix com­mé­moratif Ivar Ivask (2002) le Prix d’hon­neur inter­na­tion­al de lit­téra­ture Naji Naa­man (pour les œuvres com­plètes, 2020) et le Prix nation­al estonien des sci­ences pour l’œu­vre de vie (2021).

© Crédits pho­tos (sup­primer si inutile)

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