Dominique Boudou, Les arbres écrivent aussi, photos Cédric Merland

Par |2021-05-06T19:04:22+02:00 6 mai 2021|Catégories : Dominique Boudou, Poèmes|

Les grains du sable et les grains du ciel. L’accord des ocres et des bleus. Dans le pre­mier silence du monde. Par­fois, au pli d’un con­tre­fort, le vent exhume des restes indéfi­nis, des empreintes qui ne témoignent de rien. L’image ne dure pas. Ne peut pas dur­er sans mémoire. Des ani­maux pour­tant ont passé comme passent les nuages. Des meutes. Des hard­es. Des envolées. Des pro­ces­sions ténues de petits peu­ples. Chas­sées par les orages des con­fins et le fra­cas mon­té de la chair. Vers la mort qui n’avait pas encore de nom. Rien n’était désigné du vis­i­ble et de l’invisible. Aucun regard ne fai­sait la part de l’eau et du feu qui rég­naient sur les choses. Puis. Mais dans quel temps ? Quelle durée à même de dis­soudre le flou des illu­sions ? Des humains sont venus. Ont décou­vert le paysage sous le silence. Ajusté leurs gestes aux courbes des éten­dues. Le ciel et la terre se sont apaisés. Des ocres plus pro­fonds ont tracé des lignes nou­velles, inven­té de nou­velles cor­re­spon­dances avec le pas­sage des bleus. Bien­tôt, des rehauts de rouge feraient corps avec les veines blanch­es de l’horizon. Et le regard enfin trou­verait sa juste mesure. Entre les remue­ments du sable et l’énigme des étoiles. Mais les humains s’inquiétaient des longues fatigues qui suin­taient dans leur som­meil. Rêver ne les tenait plus debout. Trop de sang avait coulé pen­dant le voy­age, par­fois jusqu’à la dernière goutte en empor­tant les vis­cères. On igno­rait pourquoi. Aucune blessure préal­able. Aucune douleur. Les rescapés avaient chargé sur leurs épaules ce qui restait de peaux et d’os et le voy­age s’était pour­suivi tant bien que mal. Avec les mêmes paroles économes, à bas bruit con­tre le chari­vari uni­versel. Celui-là même qui, désor­mais. Insi­dieux jusque dans la mélan­col­ie. Les songes pesaient de plus en plus lourd. Les gestes s’étrécissaient. Les grains du sable et les grains du ciel oxy­daient la pen­sée élé­men­taire. On ne com­pre­nait plus le vent. On doutait de la présence de la lumière. On. On.

Puis le noir tomba.

Les arbres écrivent aus­si. Le paysage à l’entour ne serait rien sans leurs courbes jetées en plein ciel. Les murs des hautes tours offrent à la lune des sail­lies plus pro­fondes. Une con­ver­sa­tion chu­chotée, surtout ne pas déranger l’ordre de la nuit, pour­rait sus­pendre la fatigue du promeneur. Les arbres durent si longtemps et le béton si peu. Com­ment faire alors le partage des mélan­col­ies ? Dans quelles pli­ures des écorces ? Dans quel aplat des rec­tan­gles borgnes ?

Le promeneur prêtera l’oreille et le regard. Les signes sont des gestes. Le mou­ve­ment par­le davan­tage quand il est immo­bile. Sa langue ne dis­sout aucune énigme sur les tra­vers­es du monde. Ne révèle que les ombres des présences.

Un fris­son passe à fleur de peau. Le promeneur relève son col. Il aura besoin de beau­coup de lenteur pour com­pren­dre ce qui guette sous le noir.

Per­son­ne n’est venu habiter là. Per­son­ne n’y vien­dra jamais. L’horizon n’est pas un lieu sûr pour les corps quand le vent reste à l’affût. Mais de quoi ? De qui ? Que dis­ent les arpents de terre sèche entre les tours, les orties couchées sous les allèges ? 

Le promeneur a de som­bres pressen­ti­ments. Trop de vide pèse sur ses épaules. Il cherche un autre décor dans les embra­sures du décor. Les lignes y feraient des plis, dessin­eraient des envers. Un fris­son tra­verse le regard. Les ombres non plus ne sont pas sûres.

L’arbre nu résiste seul à la poussée du ciel. Ses ramures noires sou­ti­en­nent comme elles peu­vent le paysage désem­paré. Le petit peu­ple des écorces se blot­tit dans l’attente. Une trouée de blanc écarte déjà les nuages. Un oiseau la tra­versera. Ou un avion. Ou le rêve d’un enfant perdu.

Le promeneur sourit. Res­saisit son corps con­tre le vent. Il y a tant de couliss­es entre les images. Entre le noir et le blanc.

Il y a eu un drame ici. Per­son­ne ne sait dire vrai­ment, acci­dent ou sui­cide, meurtre pourquoi pas. Des mur­mures par­fois, autour des poutrelles où le vent s’est pris, ravivent les inquié­tudes. Quelqu’un aurait vu des choses. Puis a disparu.

Le promeneur n’est pas inqui­et. Il aime dis­paraître quand il marche. Son corps s’efface par­mi les herbes du talus au bord de l’autoroute. Son esprit va plus léger à la ren­con­tre du fleuve en con­tre­bas. La lumière sus­pend tous les mou­ve­ments. Ni les nuages ni les oiseaux ne font signe. L’eau reste sans tain.

Il faut descen­dre encore, dis­paraître davan­tage. Dans une durée plus ample du paysage. Où l’arbre se déplie comme un réc­it. Qua­tre cav­a­liers revi­en­nent d’un loin­tain voy­age. Ils ont des lévites et des aigrettes. Leurs yeux se sont étré­cis d’avoir trop vu la débâ­cle du monde. La paix est là pour­tant, sous le ciel de crépi qui s’ouvre aux ramures. Le sang ne coulera pas. Les oiseaux retrou­veront le chemin des poutrelles.

Le promeneur remonte lente­ment vers l’autoroute. Mais à qui appar­tient cette sil­hou­ette assem­blée sur le bitume ?

Le promeneur a tou­jours dev­iné que les arbres écrivent aus­si. Que les empat­te­ments des branch­es jetées con­tre le ciel tien­nent le paysage debout. Dans ses enfances déjà, il n’imaginait pas les échos de la riv­ière sans les jam­bages des saules. Les coulures des écorces au fond des marais traçaient des signes avec la terre qu’il aimait fouler.

Après tant et tant de march­es, com­ment savoir ce qu’écrivent les vieux fûts des vieilles forêts comme les jeunes pouss­es des jardins verts ? Dans quelle épreuve du regard retrem­per la patience ?

Atten­dre encore. Inter­roger la matière noire des entre­pôts déserts, sur le front du rivage. Oser des cor­re­spon­dances restées let­tres mortes. Les créneaux du béton sont des chicots. Les vastes oiseaux des mers ne vien­nent plus là depuis longtemps. A quoi bon apporter des mes­sages que per­son­ne ne lira ?

Mais le promeneur ne renonce pas. Il y a tant de rumeurs dans son corps et dans le corps du bois. Venues d’un temps si loin­tain. Au cœur de la chair comme au cœur de la cerne. Des répons­es pos­si­bles. Ou rien.

 

Des rumeurs encore. On dirait qu’elles ont mille ans. Qu’elles vien­nent d’un autre monde. D’une autre langue. Les murs noirs ont chas­sé la lumière de l’espace et du temps. Les chemins se jet­tent dans le vide. Les trou­peaux à l’écart ont les yeux qui éteignent. Et la tour veille comme elle a tou­jours veil­lé. Sur l’invisible. Un jour, il apparaîtra.

Le promeneur relève son col. Quelque chose en lui sourit. D’une mémoire plus ample que son corps. Avec ces mots qu’il saisit : L’univers passe par mailles comme l’air dans une vieille chaus­sette. L’infini n’est jamais qu’un fini qu’on ne sait pas finir.

Et il se met à rire en regar­dant le ciel. Cette mélasse tombée d’un faux pla­fond. Un machin­iste gri­maçant la verse à seaux per­cés. Le paysage peut bien tomber aus­si. Qui voudrait le relever ? Au prix de quels mensonges ?

Le promeneur se réfugie sous l’arbre et s’apaise. C’est un lieu sûr même pour douter. Et si l’univers était vrai­ment une vieille chaus­sette ? Un frémisse­ment tra­verse le feuil­lage, des­sine une échan­crure. Un autre réc­it pour­rait se dépli­er. Avec l’assentiment du petit peu­ple des écorces. Il ferait cer­cle autour du promeneur et prêterait sa voix. Mais le con­te serait ban­cal. Rien n’existe sans ce qui trébuche.

La route est le dernier ves­tige à faire corps avec le paysage depuis que les humains ont dis­paru. Quand le ciel a retrou­vé ses couleurs à la suite d’une tem­pête mag­né­tique, les arbres se sont repliés de l’autre côté du monde. Les ani­maux les ont suiv­is. Une longue pro­ces­sion par voie de terre, d’eau et de nuages, silen­cieuse. Obstinée. Puis le béton des enceintes et des tours s’est effon­dré en un souf­fle, comme s’il n’avait jamais été qu’un trompe l’œil. Quelques ombres sans objet témoignent encore de la vie qui clop­inait là. Presque absente déjà sous les allèges affais­sées. Dans les brisures aux angles de fuite. Les rêves gran­dis­sent mieux dans les espaces con­traints où le noir per­siste. Le promeneur n’est pas par­ti avec les ani­maux de l’autre côté du monde. Le ciel y est rouge comme s’il saig­nait et tombe trop bas sur les ramures. Un grésil crevassé étouffe la sur­face des riv­ières et des lacs. Le promeneur pense à un corps qu’on aurait bat­tu à mort. Et fris­sonne. Le refuge de pénom­bre qu’il a creusé dans le sable ne dur­era pas. L’étayage des lauzes con­tre les parois craque déjà. Il devra quit­ter ce séjour où il pen­sait pou­voir accom­plir sa soli­tude. Plus au nord, les ocres sem­blent plus ten­dres. Des nuances vert som­bre lais­sent devin­er des présences qui résis­tent. Quand le noir et le blanc revien­dront ajuster le jour à la nuit, des herbes ras­es se lèveront avec le vent. Des remue­ments par­mi les lichens et le long des ham­pes annon­ceront de nou­velles nais­sances. Quels signes adresseront-elles à son regard ? A sa patience dans l’épreuve des durées ? Il fau­dra marcher longtemps encore. Tra­vers­er de vraies couliss­es et de faux décors. Ecouter les silences entre les bruits. C’est là que se trame la pos­si­bil­ité du réel. Les arbres le savent bien. Quand la route aura elle aus­si dis­paru et que les couleurs se seront de nou­veau effacées, ils repren­dront le fil de leur écri­t­ure. Sous la terre et sous les étoiles. Dans la mire du noir et du blanc.

Présentation de l’auteur

Dominique Boudou

Je suis né à Paris en 1955 et vis à Bor­deaux depuis un demi-siè­­cle où je me laisse cul­tiv­er par mon jardin. J’ai survécu au méti­er d’instituteur grâce à de nom­breux chemins de tra­verse. Ceux de la lit­téra­ture m’ont con­duit à écrire quelques livres. Des romans (2) et des recueils de poésie (7). Par­mi mes dernières paru­tions : Poète de la face nord aux édi­tions Recours au Poème, Dans la durée des oiseaux aux édi­tions du Cygne et Vos voix sur mon chemin avec des images de Vir­ginie Van­der­notte chez Dou­ble Vue édi­teur dans la col­lec­tion Voleur de feu. Les toutes nou­velles édi­tions Aux cail­loux des chemins pub­lieront mon texte Choses revues dans Bor­deaux et ailleurs à la fin de l’année en cours.

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