L’adjectif « banal », qui devient substantif sous la forme de « banalité », désigne ce qui est ordinaire, autrement dit commun.
Le four banal était, autrefois, dans nombre de villages traditionnels, celui qui, n’étant nullement « privé », servait à l’ensemble de la communauté, notamment pour y faire cuire, à tour de rôle, le pain ou les galettes. A l’origine, il était mis par le seigneur à la disposition des habitants de sa seigneurie.
Pris comme qualificatif, il désigne ce qui ne mérite guère de considération. Un propos banal ne formule que des idées ou des réalités de peu de singularité, donc, en fin de compte, de faible intérêt.
Ce qui a toujours distingué les personnages hors du commun, les héros par exemple, c’est qu’ils se situaient largement au-dessus des banalités courantes, de par leurs actes ou du fait de leurs propos.
Gil Jouanard vous présente son ouvrage Les roses blanches aux éditions Phébus. Rentrée littéraire 2016. Librairie Mollat.
Sans aller jusqu’à dire que le banal a mauvaise presse, on constatera cependant qu’il n’attire guère l’attention, et encore moins l’estime.
Pourtant, Jean Siméon Chardin lui donna des lettres de noblesse si prestigieuses que les altesses de son temps, telle la grande Catherine II de Russie, achetaient, et commandaient même, ses toiles exclusivement consacrées aux objets familiers de la vie la plus quotidienne, notamment ceux de la cuisine. Et Jean Follain décerna une indéniable valeur poétique aux choses les plus simples, tandis que Francis Ponge prit leur parti dans un texte justement fameux.
Pour Follain, les clous du quincaillier « fulgurent » sous l’action du soleil ; pour Ponge, la pomme de terre est le personnage principal d’un poème hautement savoureux.
Ainsi, sans aller jusqu’à écrire un « éloge de la banalité », on admettra que celle-ci nous entoure et nous environne, nous nourrit et peut aller jusqu’à nous plaire infiniment. Ainsi, depuis mon enfance, où j’admirais le laguiole de mon grand-père lozérien, rien ne m’a jamais aussi fort ravi le regard et le toucher que celui qu’enfin je fus en mesure d’acheter à la coutellerie Calmels, dans cette bourgade dédiée aux bovins aubracois. Mon laguiole, acheté à Laguiole, flatte mes doigts quand je le serre avec volupté dans ma poche droite, il réjouit mes yeux lorsque je tire sa lame ornée à sa charnière de la figure stylisée d’une abeille, puis lorsque je le referme d’un « clac » discret et un peu sourd.
A pied dans le Bois de Païolive avec Gil Jouanard. Jean-François Païolive.
Je tiens pour avéré que sa prestance vaut largement celle du fleuret d’un escrimeur. Et du reste ce serait une arme efficace, capable de percer à mort la poitrine d’Henri IV ou celle de César.
Bref, le banal, c’est la vie, telle qu’en elle-même elle n’a pas à se changer ni à jouer les figures d’exception.
On mange dans une banale assiette, au moyen d’une fourchette ordinaire ; on se couvre la gorge d’un cache-nez dépourvu d’originalité et l’on se chauffe les pieds avec de simples chaussettes qui nous sont plus utiles, en hiver, que ne le seraient des poulaines médiévales ou les souliers de vair de Cendrillon.
Et si j’écris ceci, c’est en recourant aux services d’un bien mode crayon feutre, qui fait aussi bien l’affaire que mon stylo Mont Blanc, et use des mêmes mots dont celui-ci ferait usage, si je le dégainais avec prestance.
Car les mots, voyez-vous, sont ce qu’il y a de plus banal. On s’en sert souvent pour ne pas dire grand-chose de bien original car c’est en fait du plus banal que nous tirons la substance de notre existence de Primate parvenu. N’oublions pas que l’Homo Sapiens finira de la même façon que son cousin germain Chimpanzé, ou même que le ver de terre amoureux d’une étoile.
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Dès
Dès l’origine, ce que nous appelons « la poésie » (mais qui ne fut pas toujours désigné sous ce terme, qui vient du verbe grec ancien « poegn », « faire », « fabriquer ») fut une façon d’user du langage pour invoquer les puissances supérieures, disons-les « divines ») ou pour célébrer les héros, les grands ancêtres ou les puissants. Puis, au moyen-âge, sous l’impulsion des troubadours occitans et de leurs émules du nord de la France (trouvères), d’Allemagne (Minnesänger) et d’Italie (poètes du « dolce stil novo »), le lyrisme personnel s’imposa, en concurrence avec l’élégie, l’épopée, l’ode.
Elle vint émarger au territoire de l’idéologie au XIXe siècle, véhiculant idées et opinions, révoltes et revendications, remplaçant l’héroïsme et la liturgie par le combat socio-politique).
Il y eut donc, principalement, une poésie amoureuse et une poésie guerrière (Aragon par exemple s’illustra dans les deux genres).
De son côté, la civilisation chinoise, sous l’influence du tchan bouddhiste, s’attacha, dès le VIIIe de nos siècles, a faire du poème (ainsi que de la soie peinte) le moyen artistique de manifester le lien naturel qu’entretient l’être humain avec le « grand tout » universel, ou si l’on veut avec la nature.
Avec Jean Siméon Chardin, la peinture anticipa l’émergence d’un mouvement puissamment « réaliste » d’objectivation, authentique « parti pris des choses », qui enfin fit son apparition, au vingtième siècle, avec des poètes, par ailleurs aussi différentes entre eux que Ponge et Reverdy, Follain et Prévert, Godeau et Perec.
La vie quotidienne prit enfin place au rang des « allumeurs de poésie », au rebours du sentimentalisme, de l’effusion, de la proclamation, de l’injonction, de l’invocation.
Gil Jouanard, Celui qui dut courir après les mots, Phœbus.
Et c’est ainsi que, ce qui pourrait être qualifié d’ « éloge du banal » vint s’insérer dans ce tsunami sentimentalo-idéologique qu’avait été, par tradition, l’emphase poétique exclamatoire ou susurrante.
C’était une façon de remettre les pieds sur Terre, et sur la terre. Au beau milieu de la vie de tous les jours, c’est-à-dire parmi nous…
(Avignon, ce 26 février 2021)