La banalité, c’est ce qui n’apparaît presque plus à force d’apparaître continûment dans les mailles usées du quotidien. Elle concerne toutes les perceptions mais aussi les émotions, les sentiments, les postures du corps, les lieux communs de la langue qui engendrent les pensées ordinaires. Son imprégnation dans la conscience reste permanente malgré sa ténuité, ce quasi-effacement. Une conscience flottante qui ne cesse pas de s’appartenir, mais dans le flou.
Francis Poulenc (1899–1963) — Banalités (1940) Véronique Gens, soprano.
Si son caractère le porte à l’optimisme et qu’il ne rencontre pas de difficultés majeures au travail, ses pensées suivent un ordre qui change peu. Le moment consacré au paysage, même considéré comme une parenthèse absolument nécessaire pour aller bien, illustre au mieux ce qu’est la banalité. Mais elle est ici pleinement voulue. Notre individu veut retrouver à leur place habituelle les éléments qui touchent son regard, éprouver la même sensation de calme qui lui profitera tout le long du jour. Ces éléments retrouvés chaque matin attestent son emprise sur le réel, vraie ou présumée. La banalité est une condition de cette emprise.
Et c’est ainsi que les drones, objets volants connectés promis à un développement dans tous les secteurs de l’activité humaine, pourraient bousculer les agencements de la banalité et altérer la connaissance de la réalité maîtrisée.
Mais, leur utilisation étant encore marginale, en quoi les drones agiraient-ils davantage sur le monde ordinaire qu’un autre objet technologique connecté ? Ne pourraient-ils pas s’agréger à la banalité comme l’ont fait les téléphones portables ?
Le fait qu’un drone soit un objet volant constitue un début de réponse. Les objets volants, y compris les innombrables avions qui volent jour et nuit sous les cieux de la planète, n’ont jamais atteint le niveau de banalité des véhicules terrestres. Pour le commun des mortels, prendre l’avion reste une action particulière même si elle n’est pas exceptionnelle.
Mais un drone est bien autre chose qu’un avion. Dans sa nature comme dans sa fonction. Son aspect d’insecte vibrionnant, entre bricolage de Lego et haute technologie embarquée, fait du drone, à ses commencements, une espèce de jouet pour grande personne se souvenant qu’elle a été enfant. Il garde encore cette puissance magique qui favorise l’étonnement. Sa fonction de caméra volante, capable de filmer ce qu’aucun oeil humain n’a jamais pu voir en direct, (canopée amazonienne, cratères emplis de fumeroles, sommets inaccessibles …), s’inscrit bien sûr en dehors de la banalité.
Mais elle peut aussi filmer le commun, le mille fois vu qui n’apparaît presque plus, sous un autre angle, et c’est ainsi qu’elle revisite la banalité. Si l’homme qui regarde son paysage tous les matins le découvre filmé par un drone, il aura le sentiment d’être dépossédé de sa banalité même s’il est d’abord séduit. Il reconnaîtra séparément chaque élément mais la vue d’ensemble lui échappera. D’aucuns remarqueront que notre individu n’est pas obligé de visionner les images du drone. Cependant, le fait de savoir que le drone a la possibilité de brouiller les agencements de son paysage modifie la perception qu’il a de sa banalité et de la banalité en général.
Andy Warhol, Campbell’s Soup Can, 1962, acrylique et liquitex peint en sérigraphie sur toile, 50,8 x 40,6 cm, Museum of Modern Art, New York, copyright © LaJJoyce, some rights reserved. Source : Flickr. Licence : Creative Commons.
Si bientôt, comme cela est envisagé, les drones se transforment en livreurs de colis, la réception par voie aérienne d’un achat conférera au quotidien jusque-là essentiellement horizontal une verticalité quasi céleste tout au moins dans l’imaginaire.
Dans le cas du colis comme dans celui du paysage, c’est le changement de dimension spatiale qui modifiera le rapport à la banalité. Dans les gestes. On ne saisit pas un paquet livré par un drone comme on le prend des mains du facteur. Dans les lieux communs de la langue. S’adressera-t-on au drone comme on s’adresse au livreur humain quand il faudra confirmer la livraison ? Les pensées qui en découleront ne seront pas non plus exactement semblables. La connaissance de la réalité maîtrisée, de moins en moins sûre, surtout si l’objet est à usage multiple, (filmage, livraisons et, aussi, surveillance de l’espace public), effacera les limites entre ce qui est su et non su, entre ce qu’on sait savoir et ne pas savoir. Les drones, comme les trottinettes, directement par leur action ou indirectement par le seul fait d’exister, façonneront et défaçonneront l’homme contemporain sans que l’on puisse deviner ce qu’il adviendra de sa présence au monde. Dans la banalité linéaire, celle de toujours, quasiment archaïque, sa quiétude lui permet de mieux s’emparer de l’extraordinaire lorsqu’il survient. Une banalité bousculée dans ses dimensions habituelles menacerait son équilibre ordinaire et l’impossibilité à retrouver l’emprise minimale sur soi et le monde le conduirait sans coup férir au désarroi.
Mais voilà encore une autre histoire, qu’il vous faudra entendre
- Revue Arpa, 135ème livraison - 6 mai 2022
- De la banalité revisitée par les drones - 3 mai 2021
- Hélène Révay, Bien loin du reste - 19 octobre 2020
- Claude Tasserit, A l’essai - 19 janvier 2020
- Fabrice Farre, Partout ailleurs - 5 novembre 2018
- Elaine Vilar Madruga - 5 octobre 2018
- Céline ESCOUTELOUP : Le Soleil dans la Bouche - 17 septembre 2016
- La manzana poética : le vers est dans la pomme - 29 mars 2015
- Battre le corps - 7 août 2013
- Un régal d’herbes mouillées, de A de Sandre - 29 juillet 2013