L’HIRONDELLE ET LA TAUPE
Brodski rapporte cette histoire russe,
celle d’une hirondelle et de son hôte, la taupe. Cette histoire dit :
un vent de violence souffle sur la lande, et rabat
l’hirondelle sur le sol gelé. Elle sautille dans la neige, jusqu’à trouver
le trou de la taupe où elle vient s’abriter. La taupe s’enfonce dans son trou
et l’hirondelle alors s’endort. Elle a un lourd sommeil qui durera aussi longtemps que la neige couvrira la terre.
Telle est l’histoire russe.
Toi, l’hirondelle, à quoi rêves-tu ? Iras-tu là-bas, au loin, reconnaitre en ce pays au bout de l’air,
les fermes qui tremblent derrière les brumes, et les toits rouges des remises où tu pourras venir
bâtir ta maison de brindilles ?
Quand dirons-nous « visage », visage d’animal et gueule d’homme ?
Ainsi s’échangera toute douceur, de toi à moi, de moi au monde, du monde à toi,
en reconnaissance, de ce qui se pense, intimement, du rêve bactérien
au paradis simiesque.
Et toi, la taupe, dans quelles profondeurs t’enfonces-tu ? Tu creuses ta solitude
dans l’argile du sol. Tu avances dans l’obscurité avec, au fond de tes yeux atrophiés,
une frêle lumière, comme de celles qui subsiste au creux d’une lanterne.
L’animalité, c’est ce qui illumine la mémoire des cris, les bruissements des ailes, nos ébats
ininterrompus, l’écho des rugissements hérité des chasses révolues.
Dans la fraîcheur du temps resurgit « jadis » fondu dans maintenant où,
de mémoire, j’étais homme dans mon obstination à figurer avec le bout d’un charbon
tant de silhouettes et l’inflexible œil du lynx.
« Les hirondelles / Font des dentelles / Dans les étoiles. »
C’est ainsi que ma mère fredonnait cette comptine en regardant l’oiseau noir aux ailes blanches
plonger et saisir de son bec un bout de laine se tortillant sur le béton de la cour.
L’animal ne peut nommer, dit-on, mais l’innommable nomme l’homme quand l’animal, lui,
en silence se terre à l’abri des haies.
Vieille taupe au pelage de soie tu viendras t’assoupir bientôt près des ailes aiguisées de l’aronde
qui s’est enfuie l’autre jour loin de la contrée délivrée de ses neiges.
Et les molaires de l’homme, décrochées de la mandibule, se dispersent
une à une comme des graines piétinées sous les pas de l’ours.
Le loup, Le renard, le lièvre
…ronde éperdue
Ai vist lo lop, lo rainard, la lèbre
Ai vist lo lop, lo rainard dançar
Totei tres fasián lo torn de l’aubre
Ai vist lo lop, le rainard, la lèbre
Totei tres fasián lo torn de l’aubre
Fasián lo torn dau boisson folhat
…Vieille chanson qui se chantait autrefois dans le Massif Central,
où trois animaux, le loup, le renard, le lièvre,
tournaient, tournaient autour de l’arbre.
C’était une danse folle qui ne s’arrêtait pas.
Ritournelle sans fin.
Et je me dis que tant qu’il y aura des hommes sur la terre
ils se prendront
à rêver de rondes d’animaux qui, d’ordinaire,
ne se rencontrent jamais.
Des rondes d’animaux étrangers les uns des autres,
entraînés par des rythmes étourdissants, par une mélodie ensorceleuse
dans une course folle autour d’un arbre,
dressé au fond d’une clairière.
Ces trois bêtes n’avaient pas été réunies par les hommes.
Et plutôt que de les croire envoûtées par une musique qui les subjuguerait
disons qu’elles se couraient après, de plus en plus vite,
dans le seul but
de s’attraper pour s’étriper,
sans jamais pouvoir y parvenir.
On sait, par tant de légendes
que le renard ne cesse de vouloir gruger le loup qui,
hargneusement,
n’a qu’une idée : faire sa fête au renard éternellement fûté et retors.
Quant au lièvre, lui,
il fuit le renard que poursuit le loup pour échapper
à la dent de l’un ou de l’autre.
Leur danse autour de l’arbre n’était donc qu’une fuite sans fin,
qu’une incessante course-poursuite
circulaire
faisant perdre haleine,
menant au vertige,
dissolvant dans l’indistinction les formes de ces animaux,
les réduisant à n’être plus qu’un mouvement éperdu
dans le temps terrestre.
Et on imagine mal comment cela pouvait cesser,
autrement que par l’épuisement du joueur de cabrette
ayant accéléré le rythme.
J’imagine aussi que des hommes
avaient pu attacher les trois animaux à une corde
pour les faire tourner autour d’un piquet
comme s’il étaient tenus en laisse.
C’eût été un manège, en quelque sorte,
une attraction de cirque.
Mais je préfère imaginer le loup, le renard, le lièvre,
et puis le blaireau, la belette, le daim, et puis d’autres et d’autres,
libérés de la ronde infernale,
se dispersant soudain, chacun de son côté,
et poursuivre leur errance à travers des territoires
sans limites.
De chacun d’entre eux, il nous reste les vivantes images
des symboles qu’ils représentent,
incrustés dans le temps des vieux mythes agraires,
d’où se dégagent des parfums de sauvagerie,
de mystère, de forces occultes,
des visions de crocs usés sous des babines humides,
d’oreilles ébréchées en constant éveil,
en constant mouvements de scrutation inquiète,
ou des fourrures luisantes, souillées, abandonnées sous les buissons.
Il est temps de rentrer chez soi !
Au fond de la clairière,
tandis que l’arbre seul s’épanouit dans le silence.
J’ai vu le loup, le renard, le lièvre
J’ai vu le loup, le renard danser
Tous les trois faisaient le tour de l’arbre
J’ai vu le loup, le renard, le lièvre
J’ai vu le loup, le renard danser
Faisaient le tour du buisson feuillu.
PIGEONS DE BAGDAD
Tous ces pigeons, dans le ciel de Bagdad,
qui tournent autour des minarets,
qui vont,
qui viennent au-dessus des toits,
dans la vieille ville,
nichant aux coins des fenêtres parmi les pots de géranium,
crient : Haqq ! Haqq ! Haqq !
C’est qu’ils n’avaient cessé de tourner au-dessus du gibet
où Hallaj, martyrisé,
clamait vers les hommes et vers le ciel :
ANA HAQQ !
(Je suis la Vérité !)
Ces pigeons, ils ont toujours le cri d’Hallâj dans leur gorge
et répètent, jour après jour,
de siècle en siècle,
comme en écho :
Haqq ! Haqq ! Haqq !
(je suis la Vérité).