Comment ne pas évoquer, dès l’empreinte à la fois charnelle et évanescente du titre de ce recueil, le poème de Robert Desnos, « J’ai tant rêvé de toi », À la mystérieuse, dans son ouvrage Corps et biens ?
« J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l’ombre qui se promène et se promènera allégrement sur le cadran solaire de ta vie. » écrivit le poète surréaliste, au final de son chant qui résonne comme une quête d’Eurydice par un Orphée moderne qui loin de renvoyer au Royaume des Ombres l’ombre de son aimée, devient lui-même celle de son amour en pleine lumière ! Les références mythiques ne manquent pas également à la graphie de Marilyne Bertoncini, figures immortelles ou mortelles évoquées sous sa plume comme autant de contours des territoires d’un imaginaire collectif héritier de cette Mythologie Gréco-Romaine dont ses relectures/réécritures investissent les mille-et-un visages…
Et c’est comme si cet ailleurs passé au creux du présent exploré formait la toile de fond, la trame du voyage auquel les deux créatrices nous invitent, Ghislaine Lejard par ces montages d’images et Marilyne Bertoncini par ces textes ciselés, en passerelles entre l’Antique et le Moderne, dont les allusions aux personnages héroïques et aux dieux primordiaux s’avèrent autant d’offrandes où lire l’implicite à peine voilé des écrits !
Marilyne Bertoncini et Ghislaine Lejard, Son corps d’ombre, Éditions Zinzoline, 2021, 47 pages.
Le poème d’amour emblématique semble réinventé sous la forme d’un constat au quotidien du côtoiement des « ombres parmi les ombres » entraînant un devenir fantomatique de la narratrice, épreuve au jour le jour, entre obscurité et clarté, où s’enfonce l’investigation stylistique : « j’apprivoise des ombres // j’apprivoise des ombres et deviens l’une d’elles » ! Aspiration profonde pourtant à une remontée vers la lumière d’un Orient/Orion magicien : « Orient espéré / à l’issue du chemin / Orion Ariane ma sœur La Très Sacrée / tes pas tracent les mots dans ta danse secrète / dans l’outre-monde des paroles / dans le silence / des choses / somnolentes / Le chemin qui s’éboule monte vers la lumière. »
Traversée du paysage de la ville en toile de maître italien d’où émerge, en creux, la figure d’une Eurydice perdue : « Ville minérale comme un tableau de Chirico / Plantée dans la pianura où chante la permanente brume / Ville de pierre et marbre / Rose ville romane / Eurydice depuis toujours est une absence / Un creux / Comme ces taches sur un mur où se greffer l’imaginaire »… Scribe des anciens temps ou voix des temps nouveaux, l’écrivaine tisse, depuis la mémoire d’un tel imaginaire, tels le fil d’Ariane ou la toile d’Arachné, les éclats de ce feu poétique perpétué éclairant aujourd’hui : « J’écris d’un autre temps / d’un autre lieu / les mots traversent mon présent / m’enveloppent de leur langue de soie // L’araignée du souvenir tisse la langue. » Des fragments rassemblés s’élèvent les arborescences reliant le lieu infernal et l’arbre mortel : « La Porte des Enfers est au cœur du platane / écoute grincer l’huis sous l’écorce qui craque » !
Traversée dès lors du Fleuve des Enfers, Léthé dont le passeur, Charon, trace la géographie : « Il n’est de voyage léger / pour pénétrer au pays de la mort / Comme porte le mort sous la langue l’obole / j’ai en bouche le goût de ta pièce, nocher ». Voyage sous le signe du sommeil de ce passage de la vie à la mort : « Le sommeil est ton nocher / Nageur lisse et blanc / te voici sur l’autre rive / tu as traversé l’autre nuit ». Plongée sous le signe de la métamorphose en ombre d’ombre : « Ta main d’ombre saisit la mûre / et son ombre / ta bouche d’ombre / ne goûte / que l’ombre de la mûre ». Aveu du sentiment de la perte tant de soi que des êtres aimés : « On ne guérit jamais de la perte d’une ombre / On ne guérit jamais de ces frissons / qui passent ». Mais abord paradoxal de la rive, du jardin où se ressourcer : « La paix soyeuse du jardin / est une allée-membrane / dans le couchant qui vibre / aux arêtes des toits » ! Terme jamais totalement atteint de cet itinéraire entre pénombre et clarté : « J’avance à tâtons / à l’aveugle / dans ton ombre » ?
Au fil de son érudition des contes et légendes de la Mythologie Gréco-Romaine, c’est peut-être à la question de ce destin en partage des êtres humains, à la vie, à la mort, en finalité de la finitude de notre condition commune, que s’attache l’écriture de Marilyne Bertoncini, où à travers les frontières entre la lumière et l’obscurité, entre le monde des ombres au quotidien et la clarté d’un jardin où se retrouver enfin, sa veine exploratrice des grandes figures de la poésie antique joue des allusions sans donner toutes les clés, œuvre à la polysémie des sens cachés grâce auxquels le passé innerve le présent, dit un rapport singulier à l’épreuve ou à l’accueil d’un tel présent, Mon corps d’ombre, tant par les collages, jamais illustratifs, toujours en profondeur des strates du visible, de Ghislaine Lejard que par les vers libres et libérateurs de ce mouvement de l’invisible de Marilyne Bertoncini, rejoint ainsi les ombres pour mieux dire peut-être la lueur de la quête…
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