Luigi Carotenuto, Krankenhaus

Par |2021-10-06T20:47:16+02:00 6 octobre 2021|Catégories : Luigi Carotenuto|

Après avoir pub­lié L’ami de la famille et Je vous emmène aux édi­tions Pro­va d’autore, – deux recueils entre déri­sion et humour désen­chan­té qui nous con­frontaient à l’absurdité d’un monde où tout est futil­ité, leurre et fugac­ité – et Tac­cuino olan­dese, une prose poé­tique onirique parue dans la revue inter­na­tionale de poésie ital­i­enne Gradi­va, le poète Lui­gi Carotenu­to nous pro­pose un nou­veau recueil dont le titre en alle­mand brouille les repères dès sa prise en main. 

L’épigraphe, quant à elle, évoque l’architecture de la Russie de Pierre-le-Grand.  Quel est, quels sont le(s) lieu(x) du poème ? On l’ignore, et peu importe : très vite on com­prend que le lieu unique est l’hôpital et que tous les hôpi­taux se ressem­blent. Ce qui pré­domine chez l’auteur, par ailleurs musi­cien, ce sont les sons. Ain­si Kranken­haus est plus que le titre d’une chan­son1, c’est avant tout un sig­nifi­ant qui, pronon­cé à voix haute, évoque la fêlure, la brisure, la rup­ture. Et c’est bien de cela dont il s’agit dans ce recueil qui s’ouvre sur l’image d’un os frac­turé et se pour­suit par la brisure d’une vie qui s’en va.

Unité du sujet, la mort, et unité de ton pour ces poèmes écrits dans des tem­po­ral­ités par­al­lèles : un temps qui anticipe la mort du père comme pour mieux l’apprivoiser, un autre qui se sou­vient « déplace­ments con­ti­nus du psy­chisme qui s’abandonne au vide ou le comble avec ce qui reste : la mémoire » écrit le poète Leonar­do Bar­bera dans la préface.

Lui­gi Carotenu­to, Kranken­haus, Gat­tomer­li­no 2020, 42 pages, 10 €.

Deux tem­po­ral­ités qui sur le papi­er finis­sent par se con­fon­dre : tous les vers sont écrits au présent (présent de nar­ra­tion et présent réel) car l’hôpital « sat­ure le temps », tout se con­cen­tre sur le présent, dans l’attente de l’inéluctable. Le présent, c’est aus­si l’abolition du temps, la pos­si­bil­ité de dire l’immuable au cœur même du changement.

 

Je suis inca­pable de dévotion.
Cepen­dant, si tu veux, je peux trouver
tes défauts les meilleurs, ces qualités
présenta­bles qui n’ont rien d’enviable.

 

C’est avec une ten­dre ironie que le poète fait face à l’indicible, à l’inconnu, à la mort et qu’il avoue avec humil­ité son impuis­sance face à la vieil­lesse et la souffrance :

 

Je ne peux te don­ner de leçons sur la façon de souffrir
avec grâce sur le fil du monde
c’est une affaire d’équilibriste
je titube depuis toujours.
Que puis-je t’offrir ?

 

Lui­gi Carotenu­to reste fidèle à son style : aucune dés­espérance dans ce vécu qui, bien qu’intime, résonne en cha­cun de nous. Au cœur de la grav­ité il ne perd jamais de vue l’enfant qui est en lui. Pour sup­port­er l’insupportable, il a recours au jeu. Le mot lui-même est présent dans de nom­breux vers chez ce poète qui dès l’enfance a « appris à jouer avec le feu/ au pied du volcan/ risquant chaque jour le des­tin d’Empédocle »2.

« L’homme véri­ta­ble veut deux choses : le dan­ger et le jeu. C’est pourquoi il veut la femme, le jou­et le plus dan­gereux »3 dis­ait Niet­zche. Le poète, lui, « titube » entre Eros et Thanatos « Je sens le désir, / la muette course des couleurs », « Je veux me nour­rir de tout le vis­i­ble » écrit-il au milieu de la vio­lence de la douleur, de l’angoisse face à l’absence, à la perte prochaine, une souf­france qu’il exprime en revivant les jeux de son enfance, comme si, la par­tie achevée, tout pou­vait à nou­veau rede­venir comme avant.  « Déréal­i­sa­tion » tran­si­toire créant une illu­sion de réal­ité que l’on peut s’approprier et maîtris­er, le jeu n’est rien d’autre qu’un « scher­zo », c’est-à-dire une plaisanterie :

 

Ton absence est une plaisanterie
de mau­vais goût. Si nous jouons à cache-cache, 
je me rends, j’ai fini de compter depuis longtemps. 
C’est toi qui a gagné.

 

Plus loin, c’est à un jeu de cartes que le poète fait allusion :

 

Chang­er de jeu boule­verse tout.
C’est ain­si que tu veux aban­don­ner la partie ? 

 

et, ailleurs, c’est aux jeux-vidéo des bars où pour « rejouer » le passé, il suf­fi­rait de met­tre un jeton dans la machine :

 

J’oubliais, dis­trait, que tu étais parti.
J’allais à la cui­sine dans l’idée de te trou­ver affairé
et j’étais déçu comme un enfant 
qui n’a plus de jetons. 

 

Dis­tan­ci­a­tion ironique et jeu fic­tion­nel per­me­t­tent d’alléger la vie, mais « il faut admet­tre que le jeu est tou­jours à même de se muer en quelque chose d’effrayant »5. Qu’importe, le poète sait bien qu’« il faut jouer pour devenir sérieux »5 mais aus­si que « Dans tout homme véri­ta­ble se cache un enfant : un enfant qui veut jouer.6 »

Les vingt-neuf poèmes, brefs et incisifs, sont numérotés, comme pour leur don­ner une place pré­cise dans un temps qui se défait. On ren­con­tre par­fois un apho­risme for­mé d’un seul vers, le plus long poème ne dépasse pas dix vers, et c’est pré­cisé­ment de cette den­sité dis­til­lée avec légèreté dans le blanc des pages (blancheur qui évoque autant les murs de l’hôpital que le silence de l’absence, de la mort, de la douleur) que nais­sent l’intensité et la pro­fondeur de l’écriture de Carotenu­to, poète aux images fortes qui sait ren­dre con­cret l’impalpable en intro­duisant de la matéri­al­ité au sein même de l’immatériel : 

 

J’ai mis des chaus­sures appropriées
pour sup­port­er le choc de l’absence.

 

Une douleur vibrante qui résonne dans les asso­nances et allitéra­tions lesquelles s’enrichissent, dans la tra­duc­tion, de rimes intérieures : « L’hôpital […] applique les sutures/sature les couleurs, le temps. »

 En peu de mots le lecteur com­prend que la mort du père risque d’entraîner la mort sym­bol­ique de ce fils qui était son dou­ble, son reflet :

Peut-être est-ce moi ce petit point au fond du miroir ? 

 

Un point, autrement dit presque rien. Une vie soudain réduite à l’incarnation d’une ombre. Mais si la mort du père est inévitable, on se prend à penser que celle du poète peut être sauvée par l’écriture. Georges Per­ros n’écrivait-il pas, dans Papiers col­lés : « Poème. Un homme est mourant. MOURANT. On le trans­porte à la clin­ique. On le sauve. Le poème, c’est l’opération ». Mort sym­bol­ique donc, pas­sage obligé pour renaître et entamer un lent chem­ine­ment vers son moi véritable.

  On retient de ce nou­veau recueil des images con­crètes (on pour­rait presque par­ler d’hyperréalisme) dans lesquels les objets usuels inter­fèrent et frap­pent de plein fou­et pen­sées et émo­tions, des poèmes dans lesquels alter­nent le « Je » et le « Tu » pour un dia­logue qui prend la forme d’une longue let­tre poé­tique, hom­mage du poète à son père, hom­mage à ses racines, Catane, ville dont les derniers vers nous cachent la beauté ensevelie. Catane, métaphore d’un jardin secret…

À not­er que Kranken­haus est paru cette année en ver­sion française aux édi­tions du Cygne accom­pa­g­né d’autres poèmes de l’auteur sous le titre Kranken­haus suivi de Car­net hol­landais et autres inédits.

 

Qua­tre poèmes extraits de Kranken­haus, Gat­tomer­li­no 2020 / Kranken­haus suivi de Car­net hol­landais et autres inédits

 

tra­duc­tion de l’italien: Irène Dubœuf

 

9

Lo sportel­lo lo apro a forza stamane.
La radio can­ta una mes­sa atea di fame e miserie.
Mi sem­bra allo­ra che sia vero, men­tre accen­do il climatizzatore
e s’inceppa, che si può anche morire
se perfi­no gli elettrodomestici
a volte si guastano.

9

La por­tière, je l’ouvre avec peine ce matin.
L’autoradio chante une messe athée sur la faim et la misère.
Il me sem­ble alors que c’est vrai,
tan­dis que j’allume le cli­ma­tiseur et qu’il se bloque, 
que l’on puisse aus­si mourir 
si même les appareils électroniques
tombent en panne.

17

Ogni giorno siamo sem­pre più creativi
nell’inventarci mira­coli, nel trovare scuse
per tirare avan­ti, nel fin­ger­ci interi.

 

17

Chaque jour, nous sommes de plus en plus créatifs
dans notre inven­tion de mir­a­cles, l’élaboration d’excuses
pour aller de l’avant, faire sem­blant d’être entiers.

 

25

Rac­cogliamo la soli­tu­dine per strada.
Rip­uli­ta, rivesti­ta, la por­ti­amo in soci­età: bestiolina
inof­fen­si­va che attac­ca l’uomo raramente.

 

25

Nous recueil­lons la soli­tude dans la rue.
Net­toyée, habil­lée, nous l’emmenons en société : petite bête
inof­fen­sive qui rarement attaque l’homme.

 

29

Mi doman­do il sen­so di tan­to bruli­care di persone
in piaz­za, di fac­ce assen­ti a due pas­si da Cata­nia Vecchia.
La bellez­za può dar­si l’abbiano tut­ta sepolta,
nascos­ta per bene.

29

Je me demande ce que sig­ni­fie tout ce monde grouillant
sur la place, ces vis­ages absents à deux pas de la vieille Catane.
La beauté, il se peut qu’on l’ait com­pléte­ment enterrée,
soigneuse­ment cachée.

Notes

1.  Jaz­zkan­tine 1998

2. Poème inédit paru sur Face­book le 17 sep­tem­bre 2019.

3. « L’homme véri­ta­ble veut deux choses : le dan­ger et le jeu . C’est pourquoi il veut la femme, le jou­et le plus dan­gereux » Friedrich Niet­zsche, Ain­si par­lait Zarathoustra.

4.  Win­ni­cott, 1975

5. Aris­tote

6. Friedrich Niet­zsche, Ain­si par­lait Zarathoustra

Présentation de l’auteur

Luigi Carotenuto

Lui­gi Carotenu­to, poète ital­ien né en 1981 à Gia­rre (Sicile), vit à Castell’Arquato.

Il a pub­lié qua­tre recueils de poèmes. Les deux derniers, Kranken­haus (Gat­tomer­li­no 2020) et Far­si fiori (Gat­tomer­li­no 2023) ont été traduits en français par Irène Dubœuf et pub­liés, sous les titres Kranken­haus suivi de Car­net hol­landais et autres inédits (édi­tions du Cygne, Paris 2021) et Deviens une fleur (édi­tions du Cygne, Paris 2024). Le poète a col­laboré au Dizionario criti­co del­la poe­sia ital­iana 1945–2020 (Dic­tio­n­naire cri­tique de la poésie ital­i­enne 1945–2020) de Mario Fre­sa (Soci­età Editrice Fiorenti­na, Flo­rence 2021) par des arti­cles sur Jolan­da Insana et Gio­van­ni Testori. Il fig­ure dans l’anthologie des poètes siciliens traduits en langue anglaise Con­tem­po­rary Sicil­ian Poet­ry de Ana Ilievs­ka et Pietro Rus­so, Ital­i­ca press, États unis, 2023. Ses textes sont pub­liés dans divers­es revues ital­i­ennes et étrangères, traduits en français, anglais, espag­nol, serbe. Depuis 2010 il col­la­bore avec la revuel’EstroVerso, de Grazia Calan­na. Com­pos­i­teur, il a écrit des pièces instru­men­tales, des chan­sons pop, des chan­sons pour les enfants, en grande par­tie inédits.  Il dirige la rubrique « Par­ti­celle sonore » de la revue en ligne Niedern­gasse de Pao­la Sil­via Dol­ci dans laque­lle il tente de revêtir de sons les textes et voix des auteurs choisis.

© Pho­to August Colum­bo.

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Irène Duboeuf

Irène Duboeuf, née à Saint-Eti­enne, vit depuis 2022 dans la Drôme, près de Valence. Elle est l’auteure des recueils Le pas de l’ombre, Encres vives, 2008, La trace silen­cieuse, Voix d’encre, 2010 (prix Marie Noël, Georges Riguet et Amélie Murat 2011), Trip­tyque de l’aube, Voix d’encre, 2013 (Grand prix de poésie de la ville de Béziers), Roma, Encres vives, 2015, Cen­dre lis­sée de vent, Unic­ité, 2017 (final­iste du prix des Trou­vères), Bor­ds de Loire, livre pau­vre col­lec­tion Daniel Leuw­ers 2019, Efface­ment des seuils, Unic­ité, 2019, Vol­can, livre pau­vre col­lec­tion Daniel Leuw­ers, 2019, Un rivage qui embrase le jour, édi­tions du Cygne, 2021, Pal­pa­ble en un bais­er, édi­tions du Cygne, 2023. En tant que tra­duc­trice, elle a pub­lié Neige pen­sée, d’Amedeo Anel­li, Libre­ria Ticinum edi­tore, 2020, L’Alphabet du monde d’Amedeo Anel­li, Édi­tion du Cygne, 2020, Kranken­haus suivi de Car­net hol­landais et autres inédits, de Lui­gi Carotenu­to, Édi­tions du Cygne 2021, Hiver­nales et autres tem­péra­tures, d’Amedeo Anel­li, bilingue italien/français, Libre­ria Ticinum Edi­tore, 2022, Quatuors, d’Amedeo Anel­li, Libre­ria Ticinum Edi­tore, 2023, Des voix entourées de silence, Le Cygne, 2023. Ses tra­duc­tions de sept autres poètes ital­iens sont parues dans Babel, sta­ti di alter­azione, antholo­gie mul­ti­lingue d’Enzo Campi, Bertoni Edi­tore, 2022. Ses pro­pres poèmes sont traduits en ital­ien, espag­nol, arabe et chi­nois clas­sique. Site de l’auteure : https://irene-duboeuf.jimdofree.com

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