Pourquoi un tel intitulé de rubrique ? Cela vient de loin. Je faisais un long séjour chez les Indiens Apaches, exactement à White River (Arizona) et ces Indiens m’avait surnommée ainsi « Nan’Nigi » traduction française : bouton d’or. Ne cherchons pas pourquoi… Je vous donne simplement une indication supplémentaire et nécessaire : il faut prononcer « Nan ni[Gu]i ». Imaginez simplement les rocs acérés sous le ciel immense –les montagnes de Cochise, les canyons puis le désert, à perte de vue et vous comprendrez ce choix qui ne comporte aucune limite à l’imaginaire, aucune frontière à la poésie… C’est dans ce « vaste » de la langue, de la francophonie –et pas uniquement, que je veux insérer ces chroniques. Il y a la terre puis les hommes aussi, bien sûr, différents. Cela a son importance. C’est dans cette différence que je m’inscris. Dans les temps obscurs (pour ne pas dire d’obscurantisme, mais je le pense) et lourds que nous vivons, ici et maintenant, dans nos villes, nos cités : accepter la différence se veut un impératif, sans quoi rien, aucune analyse, même littéraire, n’est possible : Écrire, c’est résister.
Ouessant, New York
parcourant le poème
C’était au Marché de la Poésie, en juin. Nous déjeunions Matthieu Baumier et quelques amis, la table était joyeuse : Matthieu me demanda une chronique sur New York. Je lui promis de l’écrire et voilà que, quelques mois plus tard (nous sommes en Novembre) je m’exécute, déplacements et travail aidant, avec retard mais avec un grand plaisir.
Un poète ne voyage pas pour se déplacer, pour courir le monde, pour aller d’un point à un autre de la planète sans but, appareil photo en bandoulière. Il part et sa vie en dépend. De tout son corps et de tout son esprit, chaque fibre, chaque cellule avivées (au sens de vivifier, de rameuter le vivant) il marche. Il est pris en entier dans le parcours des planètes, aussi courte que soit son errance car il y a de la soif à combler, tellement de soif de connaître, de voir, de vivre, de partager en allongeant le pas. Faire le tour du jardin proche ou traverser les océans sont un même combat, une même action divinatoire et nourricière. Là, précisément, vient se loger, s’expliquer le sous-titre de cette chronique : Ouessant, New York, parcourant le poème. Sans la connaissance entière et pleine de l’île d’Ouessant, le désir de New York n’aurait pas eu lieu et la poésie vient accentuer ce lien.
Le mot, la vie sont au cœur du voyage. Une même quête de soi et de l’écriture se tresse. J’ai découvert sur l’île d’Ouessant –cela fait bien longtemps, en 1976, alors que le porte-containers : l’Olympic Bravery se cassait sur les roches de Yuzin, c’était en février, une autre dimension de l’écrit, de mon itinéraire d’écrivain et le mot est juste. Il colle au voyage. J’y ai écrit un premier recueil : Éclats de sel puis un second : Ouessanes, là l’île venait vers moi autant que j’allais vers elle :
L’île silencieuse
marche
vers le destin
que j’ai choisi
Accoste
aux feux lourds
des bras de mer
Passante vénérée
Métamorphose, déjà. Tandis que je découvrais ses landes, son périmètre, sa mesure d’échos je la faisais bouger, évoluer à mon rythme, au sien que j’épousais. Double métamorphose, je me transformais, la quête avançant, de même le mot, de même la vie. Et je poursuivais arpentant les sentes côtières, les failles des rocs. Le soir, je me laissais bercer par la lumière des phares. La nuit sur la mer n’est jamais noire. Cette mer, cette lumière ouvraient sur le monde –le rail d’Ouessant voit passer des milliers de cargos qui filent droit vers Valparaiso, Montevideo, Buenos Aires, New York. D’abord, je les suivais du regard puis je pris le large. L’île est le lieu le plus clos et le plus ouvert qui soit.
J’accostais à New York :
Pour une surprise, c’en fut une […] Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York, c’est une ville debout. On en avait déjà vu des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux même. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage […] tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur. Céline, Voyage au bout de la nuit.
Le choc est assuré, c’est exact. L’émerveillement aussi. Sur cette plate-forme de cargo, étroite, dressée, levant ses centaines et centaines de flèches vers le firmament, orgueilleuse et pourtant plurielle, le monde entier circulant dans ses canyons à ciel ouvert, ses avenues plantées entre les tours. C’est une évidence, plus d’un million six cent mille habitants sur l’île de Manhattan, le cœur de la cité, pour une surface inférieure à soixante kilomètres carré, soit presque trois fois moins que l’île d’Oléron (175km carré), moins que Belle-île en mer, autant que Ré. Je vous laisse imaginer plus de trois millions de résidents sur Oléron… Un pari fou, c’est celui de l’architecture de New York : « On achète l’air au-dessus » ont coutume de dire les New-Yorkais ! La vie new-yorkaise s’inscrit dans cette démesure, bruyante, rapide, époustouflante. On y fait des rencontres incongrues et passionnantes dans cette ville qui ne dort jamais. La plupart des magasins sont ouverts 24H/24H. On peut faire ses courses en sortant du théâtre, d’une boite de nuit… Son mouvement vous emporte, vous dérive telle la houle… Si vous demandez votre chemin dans New York, on vous répondra « allez au sud puis à l’ouest » non à gauche ou à droite. La mer, les fleuves sont là. On y revient constamment. L’espace est véritablement marin, le vent siffle. Quatre des cinq boroughs de New York sont des îles. Seul le Bronx est rattaché au continent, à l’État de New York.
Donc sa beauté, sa multi culturalité, sa puissance –la richesse y côtoie l’extrême pauvreté, parfois avec insolence, New York fascine, vous horrifie, vous séduit. Les poètes et les écrivains qui l’ont chantée, l’ont bien compris. Cette différence assumée, ils l’ont intégrée dans leurs phrases, leurs vers mais aussi leurs corps : passants broyés ou sauvés. Walt Whitman, en tout premier :
MANNNAHATTA
J’ai compris que c’était ce mot ancien qui convenait à ma cité
… Qu’il est riche qu’il est tout entouré d’une doublure de voiles et de voiliers de vapeurs que c’est une île de seize milles en longueur à socle compact
… Qu’elle a des rues innombrables pleines de monde de hautes structures de fer poutrelles graciles et solides qui montent en légèreté dans les hauteurs claires du ciel
… La cohue sur les trottoirs, les véhicules dans Broadway, les femmes, les boutiques, les spectacles
Un million de personnes – quelle liberté magnifique dans les manières – quelles voix dégagées – quelle hospitalité – ce sont les jeunes gens les plus courageux les plus amicaux que je connaisse
… Cité douillettement au creux de ses baies ma cité ! Feuilles d’herbe, traduction de Jacques Darras
Puis Federico García Lorca :
Cet endroit n’est pas étrange pour la danse, je le dis.
… Mais ce ne sont pas les morts ceux qui dansent
… Ce sont les autres qui dansent avec le masque et sa guitare ;
ce sont les autres, les hommes ivres d’argent, les hommes froids,
ceux qui poussent au croisement des cuisses et des flammes dures,
ceux qui cherchent le ver dans le paysage des escaliers,
ceux qui boivent dans la banque des larmes d’enfants morte
ou ceux qui mangent dans les recoins les petites pyramides de l’aube.
Le poète à New York, traduction Guy Levis Mano.
Puis Blaise Cendras, deux vers seulement mais si explicite :
La rue est dans la nuit comme une déchirure,
Pleine d’or et de sang, de feu et d’épluchures.
Les Pâques à New York
Enfin (et pour terminer, aujourd’hui) Langston Hughes :
The night is beautiful
So the faces of my people
The stars are beautiful
So the eyes of my people.
Beautiful, also, is the sun
Beautiful, also, are the souls of my people.
My People
Ici, dans ces mots lus, traversés réside le royaume ou l’enfer. New York est une ville exemplaire, le tournoiement, le feu, un non-lieu, une non-ville, notre absence, notre visage, son exact devenir, sa demeure froide et somptueuse. Le risque, l’effroi du 11 septembre 2001 n’y sont-ils pas déjà soupesés dans ces lignes, ces évocations. Reste l’espoir, je l’écrivais dans Le Chant de Manhattan :
Le souffle, c’est à cela que tient le dire, la scansion, buée sur les vitres, le germe, l’oasis, cette égérie noire, entre les mains de l’huile de cade, le bleu qui divise et tranche, seule une petite quantité d’hosties, de plein air, le visage fouetté, les météores, le biseau d’une flûte, apparaître et disparaître avec le printemps, les fermes, les foyers, les enfants nus, la découpe le soir sur le ciel, un nuage corrompu, une leçon qui traîne sa vapeur, la planète, le mythe, le bras, l’amante, son torse, le chant du coq, les nuées, la chasteté, la mélancolie, des restes frais de viande sur la lumière, le tout ensemble et le lien : le poème.
… New York is black, New York is red, New York is yellow
- Ping Pong : 3 poèmes bilingues de Max Ponte - 5 mai 2018
- L’Archipel Nan’Nigi (1) - 1 mars 2014