L’évènement à l’origine du chant de Camille de Toledo, intitulé L’inquiétude d’être au monde, est la tuerie perpétrée le 22 juillet 2011 dans l’île d’Utoya, en Norvège, par un homme, un homme seul, un seul homme, abattant froidement, à bout portant, ses frères humains, 77 au total.
Evènement instantanément relayé sur toutes les ondes et les écrans du monde, plongeant les citoyens d’Europe dans une sidération vite zappée par le rythme soutenu des obligations spectaculaires.
C’est ainsi dans la société du spectacle. Le vrai est un moment du faux, comme l’a si fondamentalement énoncé Guy Debord. Le vrai, en l’occurrence, c’est l’acte en lui-même, l’homme, l’arme au poing, et les êtres disparus sous le feu de ce que la société voudrait faire passer pour un coup de folie. Car elle veut se faire passer à elle-même cet évènement comme relevant d’une folie marginale. Et passées les secondes de la sidération spectaculaire, la vie reprend son cours, croit-on, inchangée, oublieuse des morts d’Utoya, mauvais rêve dans un monde où les massacres au quotidien emplissent nos salons, nos chambres, nos demeures par l’entremise des écrans.
Et voilà le cours du faux recouvrant le vrai manifesté dans l’évènement d’Utoya.
Car ce qui rentre dans notre maison par le vecteur des écrans relève techniquement de la fiction. La réalité entrante, la réalité relatée par la technique de l’émission médiatique ne peut être en nos esprits qu’évènement de fiction. Par la mise à distance du récit calibré au format télévisuel. Le média, l’immédiat, formate la réalité. Pour qu’elle rentre en nous, objets de consommation des évènements. Rentre en nous déréalisée.
Camille de Toledo, lui, non seulement ne se laisse pas prendre au piège du faux, car il entend saisir le sens profond de l’évènement ayant eu lieu à tout jamais, ne pouvant plus vaquer à ses occupations sans que la tuerie survenue fasse désormais partie de lui comme de tout homme et toute femme de l’époque, mais il entend répondre à ce fait d’arme, et y répondre par le chant, dans une intention très précisément définie : “Ce texte, écrit pour la Maison du Banquet et des générations, a été lu le 8 août 2011 à Lagrasse. La décision de le publier est indissociable, en moi, d’un espoir de voir les mots agir sur et dévier l’esprit contemporain de l’Europe.”
Répondre, donc. C’est à dire prendre ses responsabilités. Et les prendre par le chant.
Camille de Toledo lit ce chant, cette réponse à la tuerie d’Utoya, le 8 août 2011, soit 15 jours après les massacres norvégiens. C’est à dire qu’immédiatement, il a pris conscience de la puissance signifiante d’un tel acte, perpétré dans une île dont le nom veut dire “île extérieure” comme pour renforcer la portée sémantique de l’acte meurtrier. C’était il y a 9 mois. Une éternité pour notre monde oublieux. Mais l’inquiétude, elle, constitutive de l’évènement, au fondement de l’acte et de ses conséquences, fait peut-être irrémédiablement parti de notre monde.
C’était hier. C’est aujourd’hui.
Ce sera plus encore demain.
L’inquiétude de l’espèce, des espèces,
et de la Terre que l’on croyait si posée,
qui ne cesse de se manifester à nous,
sous un jour de colère, au point qu’on la croirait
froissée ou en révolte.
Que voit-il, Camille de Toledo, dans les massacres d’Utoya, perpétrés par un homme, Anders Behring Breivik, homme hanté par le désir d’une Europe exclusive au point de diffuser par internet, une heure avant d’abattre ses frères, un manifeste écrit par ses soins 9 années durant, et dans lequel il évoque les meurtres en les assimilant à des sacrifices ? Il y voit le résultat d’un travail complexe, et seule la lecture de son chant peut en faire appréhender la respiration profonde.
Et entendez ! Les mots nations, identités, assurance, médicaments. La somme des prélèvements sémantiques qui font de nous des bêtes dociles. Mots de clôtures qui, d’une main, attisent les peurs, et de l’autre, offrent les services de leurs chiens. La consolation est la grande tentation du siècle débutant. Elle est dans toutes les voix qui s’élèvent contre le dérèglement. Elle prend sa source dans nos esprits désarmés, dans le vertige — l’inquiétude profonde — de chaque chose, dans l’instabilité de la vie contre laquelle nous espérons dresser une digue
Que dit De Toledo ? Que l’acte du meurtrier d’Utoya est le fait d’un état d’esprit général, d’une attitude de l’occident face à la vie, d’un malaxage sémantique quotidien depuis des siècles. Pas un fou, Behring Breivik. Ou alors pas davantage que l’occident tout entier. Mais la partie soudain émergée de notre corps européen à tous.
Aussi place-t-il son chant sous la paternité de deux grands esprits, Aimé Césaire et Stig Dagerman ; de deux phrases issues elles-mêmes de deux grands chants. L’une est extraite de Cahier d’un retour au pays natal :
Comme il y a des hommes-hyènes, et des hommes-panthères, je serais un homme-juif, un homme-cafre, un homme-hindou-de-Calcutta, un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas…
L’autre, de Stig Dagerman :
Je n’ai reçu en héritage ni dieu, ni point fixe sur la terre d’où je puisse attirer l’attention d’un dieu : on ne m’a pas non plus légué la fureur bien déguisée du sceptique, les ruses de Sioux du rationaliste ou la candeur ardente de l’athée. Je n’ose donc jeter la pierre ni à celle qui croit en des choses qui ne m’inspirent que le doute, ni à celui qui cultive son doute comme si celui-ci n’était pas, lui aussi, entouré de ténèbres. Cette pierre m’atteindrait moi-même car je suis bien certain d’une chose : le besoin de consolation que connaît l’être humain est impossible à rassasier.
Entre ces deux paroles, entre ces deux pôles navigue le chant de de Toledo, chant d’inquiétude, chant de notre inquiétude, réponse à priori contradictoire au déchirement intérieur de nous autres, européens, à notre asservissement accepté, subi sans doute, désiré peut-être.
Car la contradiction apparente de de Toledo se situe entre son intention de départ, son espoir (c’est son mot) de voir les mots agir sur et dévier l’esprit contemporain de l’époque, et son vœux central d’échapper “aux grands espoirs de la libération”, de se soustraire aux promesses de consolation des charlatans politiques, et autres, car impossible, cette consolation, à rassasier.
L’apparente contradiction entre la nécessité de se soustraire à l’Espérance, celle d’une libération de l’être, et l’espoir affirmé que son chant agisse sur l’identité européenne, la dilue sans doute, dévie sa racine et la transforme en rhizome.
L’espérance passe toujours et encore par la parole, par la langue, par la volonté de répondre à la complexité sémantique, atavique, européenne, par la sémantique du chant philosophique et poétique prenant acte du réel pour dire la colère sans espérance de libération mais pleine d’espoir de dévier quand même.
Il faut lire L’inquiétude d’être au monde, de Camille de Toledo. Par ce poème capital, il chante les armes et l’homme, ce chant est l’arme et l’homme, ce chant est d’arme et d’homme, le tout dans son espérance de dilution des unes et de l’autre dans ses visées atrocement humanistes.
La tuerie d’Utoya n’aurait dû laisser personne indifférent. Le fantasme de pureté à l’origine de l’acte meurtrier renvoie chacun au plus nu de soi-même. Mais chacun, en son plus nu, ne peut abolir la notion de racine, de terre, de pays, d’appartenance, maux de l’Europe chante de Toledo.
Utoya révèle à l’Europe
l’inadéquation de sa langue, de son école.
Des mots-morts — identité, civilisation —
plantés dans la tête assoiffée de l’enfance,
et partout le grand chambardement,
une soft déportation, le brouillage des origines,
la disparition du vrai,
la sédimentation fictionnelle
de nos yeux
Reste que le philosophe-poète choisit le chant comme mode de réponse au réel de notre monde.
Au-delà de toutes les vérités émises dans le chant de de Toledo, lequel interroge notre pensée profondément, lequel requiert notre attention absolue, avec lequel un désaccord demeure possible et sans doute souhaitable, apparaît à travers l’acte de son chant sa volonté, son espoir pour reprendre ses mots, d’influer par la parole sur le cours du monde. Nous aurions pu dire : sur l’esprit du temps, sur la complexion européenne etc…
En cela, de Toledo révèle le moment où nous sommes, le moment métapolitique de la parole elle-même. Il nous dévoile un peu de ce que l’écrit, maintenant, doit réserver à l’homme.