« Dans nos maisons d’enfance / craquait le parquet familier, / comme ces grands sapins / qu’un souffle insistant a rendu vulnérables. / Grincent aussi / les planches du radeau. » : ainsi s’inaugure le voyage initiatique auquel nous convie Chantal Dupuy-Dunier sur cette embarcation fragile impliquant néanmoins l’humanité entière…
Nous sommes tous « les compagnons du radeau », les compagnons d’infortune ou de chance des existences vécues au fil des bonheurs et des malheurs du temps qui passe, avant de connaître la dernière heure, celle du trépas ou du passage vers une autre odyssée, cycle de la vie ou de la mort dont nous, les compagnons, sommes tour à tour les naufragés et les rescapés. C’est le non-sens même de notre condition, au travers de laquelle vivre, c’est apprendre à mourir, que la métaphore du frêle esquif interroge, dans ce fragment clé où les interrogations se croisent jusqu’au sans réponse du mystère : « Sur le radeau, / chaque être ne tend finalement / que vers l’absurdité du voyage. / Jamais le radeau ne s’immobilise. / Il poursuit sa route insensée / jusqu’au lieu où les questions / ne peuvent plus être posées. »
Comment ne pas évoquer la référence à la toile de maître du peintre romantique Théodore Géricault, Le Radeau de la Méduse, érigeant aussi en symbole de la destinée humaine un épisode tragique de l’histoire de la marine coloniale française : le naufrage de la frégate Méduse ?
Chantal Dupuy-Dunier, Les Compagnons du radeau, Les Écrits du Nord, Éditions Henry, 132 pages, 12 euros.
Comment ne pas lire également entre les lignes une allusion aux Travailleurs de la mer de Victor Hugo derrière le personnage porte-parole de Yorick, dont le nom signifie en grec « le travailleur de la terre » ? À moins qu’il ne s’agisse d’un double de L’Homme qui Rit à travers le rire cathartique, à la fois exorcisme et exutoire, de ce clown-miroir à notre partage entre sublime et grotesque ? Véritable emblème par ce fameux rictus tranchant, blessure et cicatrice, poison et remède, symptôme et médecine, de notre portrait universel d’êtres humains, entre le grandiose d’artistes manqués et le ridicule d’insectes mort-nés ?
« Le rire de Yorick / escaladerait les montagnes / s’il y en avait sur le radeau. / Il grimpe au mât et monte aux nues. / L’océan le porte / comme une flottille d’oiseaux migrateurs, / le répercute de souffle en souffle, / l’amplifie jusqu’au toit du monde. / Ris, bouffon ! / Ris, philosophe ! / C’est la même chose : / il faut être fou pour oser réfléchir à notre condition. / Ris, bouffon, de ton squelette futur / et des cavités de ton crâne » : l’écriture au couteau de Chantal Dupuy-Dunier entre l’éclat mordant du fou du roi, dont la satire sociale fait de ce spectacle sur les planches le théâtre de notre monde, et le brocard insolent du sage ironique, en accoucheur d’âmes en éveil au lyrisme contenu dans l’écrin de ses vers travaillés, comme si nous étions à l’écoute d’un démon socratique, tour à tour négateur ou affirmatif, qui nous soufflerait la dérision de l’aventure collective…
C’est d’ailleurs ce rire de Yorick qui détient le dernier message, moins en trait d’esprit qu’en aveu d’impuissance, face au silence infini de l’immensité de l’univers qui nous dépasse, en véritable pied de nez aux considérations scientifiques contemporaines, l’image d’un abîme trop grand sur le point d’engloutir une terre trop plate et trop petite : « Qui a dit que la terre était ronde ? / Soudain, tu vois se profiler à l’horizon / la gueule grande ouverte, / sépulcrale et bleue, / l’abrupt du gouffre. / Un immense éclat de rire de Yorick, / le dernier. / Nous tombons… » De cette chute sans fin en coup de théâtre d’un récit, qui aurait évité l’écueil du roman trop long, pour lui préférer l’épopée métaphysique mais dans la fulgurance d’une nouvelle au dénouement révélateur du vide et de l’horreur du terme ultime, comme un saut dans le vide, remontent presque les paroles enfouies du début du poème sur la pointe des pieds…
« Ceux des petits, / à l’odeur de caillé, / que leurs mères croquent en bêtifiant, / des larmes de rire plein les yeux. / Ces jeux détournent un temps les pensées / des angoisses au regard fixe des méduses, / qui harcèlent les hommes du radeau, / des peurs livides qui broient leur sommeil. / Au fond d’eux s’allume une lueur venue de très loin, / tremblante comme une lampe à huile / voguant au fil de l’eau. » : éclats de rires cristallins, innocents, ceux de l’enfance cajolée, en conjurations de la peur, détournements de l’insignifiant et de l’abject qui fait donc aussi la trame de notre existence pour libérer cette lueur d’espoir au rire franc, vœu à exaucer, du moins à ne pas trahir, dans ce si vaste et inexorable voyage, si infime en soit le radeau d’aventures, que nous relate cette grande poétesse initiatique…
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