Etienne Faure, Et puis prendre l’air

Par |2022-03-21T05:07:21+01:00 20 mars 2022|Catégories : Critiques, Etienne Faure|

Le livre d’Étienne Fau­re, Et puis pren­dre l’air, porte en pre­mière de cou­ver­ture l’indication générique : « poèmes en prose ». Voilà qui sur­prend : non pas tant qu’on puisse annex­er de la prose à la poésie, ou appel­er « poésie » un tra­vail d’écriture en prose :  la chose est admise et elle prend aujourd’hui une mul­ti­plic­ité de formes. Mais « poèmes en prose » ren­voie à un genre pré­cis, né avec Gas­pard de la nuit d’Aloysius Bertrand et avec les Petits poèmes en prose. Le Spleen de Paris. de Baudelaire. 

S’y illus­treront Rim­baud, puis Pierre Reverdy et Max Jacob, entre autres. Genre à référ­er à une époque de l’histoire de la poésie, donc : né au XIXe siè­cle, pleine­ment instau­ré dans le pre­mier XXe siè­cle. Je ne vois guère que Christophe Han­na, dans ses Petits poèmes en prose de 1998, à avoir repris l’appellation générique : mais il s’agissait d’un titre, d’une référence spé­ci­fique­ment à Baude­laire, et d’une pra­tique n’ayant rien à voir avec celle qui nous occupe à présent. « Poèmes en prose », donc : ce qui nomme un autre genre d’écriture chez Éti­enne Fau­re, qui com­pose par ailleurs – et prin­ci­pale­ment – des poèmes en vers. Mais la dis­tance his­torique qu’on vient d’indiquer n’est pas de pure forme : c’est le ton du livre dans son ensem­ble et un aspect cen­tral de la poé­tique de son auteur qui sont ain­si impliqués, me semble-t-il.

Car ces poèmes sont véri­ta­ble­ment des poèmes en prose, au sens his­torique du terme, dans lequel dif­férents types de prose sont repris et tra­vail­lés par le lan­gage poé­tique : la chronique, le por­trait, la médi­ta­tion, la note de voy­age sont ain­si des mod­èles d’écriture sous-jacents. La mise en page, qui n’isole pas le poème mais le présente en séquences, tend à ren­forcer ce car­ac­tère de nota­tion : il s’agit pour­tant bien de poèmes en prose, isolables comme tels, mal­gré la rel­a­tive brièveté de cer­tains d’entre eux. 

Eti­enne Fau­re, Et puis pren­dre l’air, Gal­li­mard, col­lec­tion Blanche, 2020, 136 pages, 14 € 50.

Vers et pros­es avan­cent ain­si à revers et à vitesse dif­férente de part et d’autre du pli qui les ajointe :

Usant d’un car­net tête-bêche pour écrire, le rem­plir à l’endroit de ceci, à l’envers de cela, il sait qu’un jour les deux gageures, vers et prose qui pro­gressent, vont se ren­con­tr­er, for­mer un front red­outé. L’une gagne du ter­rain – elle en est presque à la moitié du calepin –, quand l’autre ne hâte pas le pas. […]

La prose d’Étienne Fau­re est ain­si tra­vail­lée par son envers ver­si­fié, et si les rythmes dif­fèrent, dans les deux cas l’idée du poème est la même : il faut que ça tienne, du début à la fin, qu’il se con­stitue une unité de sens et de forme, que man­i­feste dans les deux cas tout un art de la chute.

Le recueil se struc­ture en dix sec­tions, et l’on retrou­ve le poète dans la par­ti­c­ulière qual­ité d’attention qu’il porte au proche, êtres et choses, dans une poé­tique de la flâner­ie (la ville et ses alen­tours, dans les sec­tions « Éloge appuyé des bancs », et « Pren­dre l’air »), mais aus­si au loin­tain, car le voy­age est présent, comme dans d’autres livres du même auteur (sec­tion « Aux coins du globe ») : « Trop­i­cale humide est ma vie ». Cepen­dant, plus que l’espace, c’est le temps qui est la matière pre­mière de cette poésie. Il n’y a rien là que de banal, dira-t-on : c’est qu’il faut pré­cis­er. Baude­laire cher­chait la moder­nité, c’est-à-dire à saisir une qual­ité par­ti­c­ulière du présent, pro­pre à chaque époque ; ce n’est pas qu’Étienne Fau­re la refuse, mais sa quête est autre : ce sont plutôt des réma­nences du passé dans le présent, des bulles de durée dans le temps, des formes touchantes d’anachronisme qui l’attirent au pre­mier chef et provo­quent l’écriture. La poésie retient ce qui est passé ou mieux encore le tout juste passé, qui se trou­ve encore là, pro­vi­soire­ment, et que volon­tiers on nég­lige. Sa tem­po­ral­ité est com­plexe : le thème du « décalage horaire », qui inter­vient dans le recueil, a valeur de figure.

C’est ain­si que le pan­ta rhéi urbain trou­ve à se tem­pér­er dans l’usage des bancs, qui offrent une pro­vi­soire pos­si­bil­ité de sta­tion. La sec­tion con­sacrée à ces objets publics donne un bon exem­ple de l’art du poète. Car le banc est véri­ta­ble­ment une scène, sur laque­lle se jouent nom­bre de saynètes quo­ti­di­ennes où fig­urent tous gen­res de gens. Ces saynètes nous sont présen­tées dans une esthé­tique du cro­quis. Il faut saisir, en quelques traits, le mou­ve­ment, le sens, l’esprit d’une sit­u­a­tion. Ain­si de ces enfants aidant un chat à redescen­dre d’un arbre :

[…] The cat, ici, serait plutôt un cas par­mi les tail­lis tail­lés où les enfants se sont ameutés. Taïaut ! Per­chés sur le banc ils l’attrapent et le redescen­dent par la peau du cou, sous la rumeur des oiseaux. Arrière-petit-fils d’un chat de gout­tière, il s’accroche, ver­tige, puis détale, de nou­veau cha­toy­ant. Minou, minou !

 

Autres lieux de sta­tion pro­vi­soire, ce sont les hôtels, fréquen­tés au cours des voy­ages (sec­tion « Hôtels et retour »), lieux de réflex­ion soli­taire, dans lesquels on s’absorbe un temps : « des murs, en faire par­tie, faire par­tie des murs, être aus­si meu­ble que la chaise ou la lampe qui me voient d’un bon œil – miroir – puis ne me voient plus, telle­ment je suis fon­du dedans ». Ce sont plutôt les petits hôtels de province qui sont objets de poésie, et la remar­que suiv­ante a valeur emblé­ma­tique : « L’Hôtel Mod­erne est sou­vent ancien. » Le goût des choses dis­crète­ment désuètes, que j’évoquais plus haut, s’y con­cen­tre ; de la même manière dans : « Comestibles : aux vieilles enseignes vague­ment épargnées par le temps, on pou­vait lire de tels mots pour annon­cer la chair mange­able et un peu recher­chée » ; ou encore : « basané se dis­ait naguère, vocab­u­laire passé dans les livres jau­nis ». Ces choses ne vont pas sans les mots qui les dis­ent, et c’est une qual­ité toute par­ti­c­ulière de la poésie d’Étienne Fau­re que de les saisir et de les con­serv­er pour nous, nous per­me­t­tant d’en goûter la saveur :

 

[…] Les enfants, eux, avaient droit aux bon­bons four­rés à la men­the, au cas­sis, à la man­darine, au café, à tout et n’importe quoi de la grand-tante. Elle con­ser­vait dans une soupière de vieux bombecs col­lés à leurs papiers, impos­si­bles à arracher, et qu’il fal­lait sucer comme ça, calés entre langue et palais. Avec leurs peaux recrachées après.

 

« Bombecs », « clop­er », « pio­ncer », « illi­co », « rédacs », « clopin-clopant », entre autres voca­bles ; « toi qui as de bons yeux… tu seras mignonne de m’apporter… tant que tu es debout… » entre autres expres­sions, dans le recueil : on peut faire poésie de ces mots suran­nés, char­mants, qui furent les nôtres et donc qui furent nos vies, et qui passent. Quant aux « mots liftés » de l’air du temps, il leur en fau­dra peut-être un peu pour livr­er leur saveur, si ce n’est dans une per­spec­tive satirique :

 

 […] Elle emporte sa lunch box isotherme à deux cuves, l’une pour la viande, l’autre pour la salade. Dotée d’un clip, elle est hyper her­mé­tique et con­serve le chaud et le froid pen­dant cinq heures. […] 

 

Objet emblé­ma­tique et con­traire, puisqu’il s’agit de con­ser­va­tion, la veste aux poches emplies « des cueil­lettes de l’an dernier » : « un vrai poème, ce paletot ».

Il serait facile dès lors de tax­er cette poésie elle-même de désué­tude, con­sid­érant qu’elle se détourne des ques­tions brûlantes qui doivent nous occu­per, et de la langue lit­téraire con­tem­po­raine. Elle fait un pas de côté, elle sait nous arrêter, à con­tem­pler par exem­ple ce tas de choses anci­ennes, cave vidée sur un trottoir :

[…] des guéri­dons et des sel­l­ettes, des cache-pots, des passe-plats, des tabourets, des escabeaux sans march­es, des abat-jour et des squelette de chais­es, des ciels de lit, des par­avents crevés, des rideaux en nylon, en cre­tonne, en organ­di. Tout cela promis à l’asphalte où les pas main­tenant se hâtent – ok ça marche –, en quête d’avenir.

 

Ce n’est pas seule­ment que la poésie d’Étienne Fau­re nous rap­pelle que ce que nous aimons et à quoi nous tenons si fort à présent devien­dra cela, ce bric-à-brac promis à la décharge : c’est aus­si qu’elle nous laisse soupçon­ner ce dont elle se détourne. C’est-à-dire les signes dans le présent d’un avenir fort incer­tain, dans lequel nous avons de plus en plus de mal à nous pro­jeter avec quelque con­fi­ance. Mais d’une part, elle nous rap­pelle qu’il y a tant de choses à voir et à éprou­ver, tant de choses divers­es et de points de vue divers sur le monde ; et d’autre part, il y sub­siste un espoir d’émancipation véri­ta­ble. Il faut sim­ple­ment y prêter attention :

 

L’année dernière il était au cimetière, ce petit œil­let trou­vé dans les poubelles près du mur des Fédérés, qui tient tête et relève le défi de vivre. C’est désor­mais une tripotée de ressus­cités qui occu­pent la croisée : rien que des bras cassés, issus de pots en terre et en plas­tique, des dépotés ressur­gis d’entre les morts. Et qui fleuris­sent post mortem la fenêtre dans un devoir de mémoire, dirait-on.

Présentation de l’auteur

Etienne Faure

Eti­enne Fau­re, né en 1960, vit et tra­vaille à Paris. Dernières pub­li­ca­tions : Vol en V, Gal­li­mard, 2022 ; Et puis pren­dre l’air, poèmes en prose, Gal­li­mard, 2020 ; Tête en bas, poèmes, Gal­li­mard, 2018, prix Max Jacob 2019 ; Ciné-plage, Champ Val­lon, 2015.
La revue Phoenix lui a con­sacré un dossier d’invité (numéro 27) ain­si que Con­tre-allées (n°43). Rédac­tion de notes cri­tiques dans le Cahi­er Cri­tique de Poésie, Poez­ibao, Europe, la Revue des revues, Phoenix. Il est traduit en grec, serbe et hongrois.

Bibliographie

Légère­ment frôlée, Champ Val­lon, 2007
Vues pren­ables, Champ Val­lon, 2009
Hori­zon du sol, Champ Val­lon 2011
La vie bon train, Champ Val­lon 2013
Ciné-plage, Champ Val­lon 2015
Tête en bas, Gal­li­mard 2018
– Et puis pren­dre l’air, poèmes en prose, Gal­li­mard, 2020.
– Vol en V, Gal­li­mard, 2022.

en revues

La NRF : n° 462–463, 488, 512, 551, 577, 582 
Con­férence : n° 8, 16, 22, 27, 34 
Théodore Bal­moral : n° 31, 34, 35, 39–40,44, 48, 52–53, 61,62/63, 68 
Le Mâche Lau­ri­er : n° 12, 15, 22, 24 
Pleine Marge : n° 15, 28 
Rehauts : n° 4, 7, 12, 15, 18, 23, 27, 31, 35 
Europe : n° 955–956, 1015–1016
Con­tre-Allées : n° 29–30
* (Astérisque) : n°1 et 3
Les Car­nets d’Eucharis (papi­er et électronique)
Phoenix : n°21, 27
TO AENTPO : n° 201–202 (paru­tion en grec de textes extraits de Légère­ment frôlée)

Nom­breux entre­tiens et pub­li­ca­tions de notes cri­tiques dans Poez­ibao, Europe, Phoenix, La revue des revues, le Cahi­er Cri­tique de Poésie. Il est traduit en grec, serbe et hongrois.

en revues élec­tron­iques
Sur Zone n°19, Poez­ibao ; Sec­ousse n° 18, remue.net, Sitaud­is, Les Car­nets d’Eucharis.

Sur Eti­enne Fau­re :
Poète invité du numéro 27 de la revue Phoenix (décem­bre 2017) : dossier coor­don­né par François Bor­des et Myr­to Gondi­cas, con­tri­bu­tions cri­tiques de Jean-Claude Pin­son, Stéphane Bou­quet, Gilles Ortlieb, Jean-Pierre Chevais, François Bor­des, Myr­to Gondicas.

Plusieurs entre­tiens avec Tris­tan Hordé pub­liés dans Poez­ibao, Lit­téra­ture de partout, Les car­nets d’Eucharis, remue-net.

Quelques con­tri­bu­tions :
— Con­tri­bu­tion au col­loque de Cerisy « Jude Sté­fan : le fes­toy­ant français » sep­tem­bre 2012 : L’enfance dans les textes de Jude Sté­fan : la grande absente ?
— Pub­li­ca­tion de notes cri­tiques dans le Cahi­er Cri­tique de Poésie, Poez­ibao, Europe et La revue des revues.

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Le livre est posé sur l’herbe du jardin. Vol en V sous les chants d’oiseaux. Il faut bien qu’il se patine… Ah, pas encore de tach­es de café ; ni anno­ta­tions, au cray­on mots […]

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Jean-François Puff

Jean-François Puff est poète et chercheur. Il enseigne la lit­téra­ture con­tem­po­raine et la créa­tion lit­téraire à CY Paris Cer­gy uni­ver­sité. Après avoir par­ticipé à l’aventure des revues Formes Poé­tiques Con­tem­po­raines et Geste, il a fondé avec une petite équipe les Édi­tions L’Usage, qui pub­lient de la poésie. « Les mots d’un poète ont le pou­voir de nous transpercer de part en part. La cause en est liée naturelle­ment à l’usage que ces mots ont dans notre vie. » (Lud­wig Wittgen­stein) https://editionslusage.fr/

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