Le beau recueil Sauvages, de Marc Nagels, pose de passionnantes questions et la première et non la moindre est celle-ci : que faire de Saint-John Perse ?
Marc Nagels, en effet, s’inscrit sans fard dans la continuité de ce poète des grands espaces épiques et cela est réjouissant et interroge. Il serait fastidieux de relever presque à chaque page les multiples souvenirs et emprunts à ce poète et ce serait faire injure à Marc Nagels, qui use moins de clichés persiens qu’il ne profite d’une musique bien connue pour y faire consciemment référence. Et comme, dès le début, il est question d’un « nous », voici la deuxième difficulté : autour de quels dieux nous rassembler, quel est ce « nous » dont il est question ?
En effet, se mettre dans le sillage de Saint-John Perse, c’est adopter, forcément, une certaine hauteur de ton et il en découle une certaine hauteur de vue. Mais point trop, juste à l’étage très païen des vents et des forêts, ce qui n’empêche pas « Sur nos lèvres arrondies, une syllabe mystique. » Le poète le fait remarquer dès le début, Sauvages désigne par son étymologie ce(ux) qui vien(nen)t des forêts. S’il s’agit de marcher : « Nous marchons. Cela commence comme ça. », notre au-delà est horizon, horizontal. Suivons tout d’abord le Chaman ébloui, première partie du recueil. Comme chez Saint-John Perse, des refrains rythment et ponctuent les poèmes, identiques ou subissant de légères variations, des mots aux sonorités proches se faisant écho de l’un à l’autre : « l’entrave », « l’étrave », « l’épave » et ces répétitions imparfaites rappellent la transe.
Marc Nagels, Sauvages, Phloème, 2021, 68 pages, 15 €.
Mais de quel « nous » s’agit-il ? « Nous avons marché, c’était le voyage d’un peuple d’ombres » dit tout d’abord le poète et nous imaginons le Chaman guidant sa tribu, mais peu à peu se précise une troisième personne : « J’ai vu dans ses yeux (…) Son corps était d’ambre (…) J’ai reçu le bouquet délicat de ses doigts (…) J’ai vécu l’étroit instant de son sang » et le « nous » semble devenir celui d’un couple, laissant « sur l’écaille d’un sol couleur de peau, la folie des ombres échouées. » Tout peuple semble d’ombre, le Chaman est « ébloui », laissons à cet adjectif toute la palette de ses sens. Toutes les ambiguïtés de cette première partie sont riches et fécondes et déroutent autant qu’elles dépaysent. Tant mieux. Qui le chaman guide-t-il ? Est-ce lui seul ? Est-ce lui l’autre ?
Marc Nagels, par ailleurs compositeur et musicien, se sert avec bonheur des temps verbaux, surtout le passé composé, qui évoque, nous le verrons celui de Rimbaud dans « Le Bateau ivre » … De façon très musicale, jouant de trouées temporelles grâce à l’emploi, parfois, du passé simple, passé historique dans cet ensemble au passé proche : « Il y eut l’été d’une chaleur sans égal » (…) « Il y eut, à l’été d’une chaleur charnelle (…) ». Néanmoins, sa deuxième partie introduit très largement le présent, surtout à son début, tandis que restent, sous-jacentes, et reviennent vers la fin, les précédentes dimensions du passé composé et du passé simple. « Quand vient l’aube, souvent j’ai aimé. »
La troisième partie du recueil Le fou des bois, introduit quant à elle, dès les premiers mots, la dernière dimension, absente des deux premières parties, le futur : « J’établirai » (…) « J’entendrai » (…) « ils diront » tout en laissant une large part au passé composé. Revenons un peu sur la saveur épique très particulière de ce temps verbal, utilisé tout d’abord par le Rimbaud du « Bateau ivre » : « Mais vrai j’ai trop pleuré », fréquenté ensuite par Saint-John Perse et repris très abondamment ici, dans la première partie, la fin de la deuxième partie et la dernière partie de ce recueil. « J’ai pu » « J’ai voulu » « J’ai vu » « J’ai reconduit » « J’ai erré » « J’ai guetté » « J’ai fait œuvre » « Alors, je suis resté » « J’ai bu » « J’ai lu » « J’ai rêvé » « J’ai veillé » « J’ai épié » (…). Le fou des bois comme Chaman ébloui a bien l’extra-lucidité d’un poète à qui quelque chose d’inouï se révèle tandis qu’il accomplit quelque rite singulier et nécessaire. Héros d’une épopée intime du même ordre que celle qu’a su inaugurer Arthur Rimbaud avec son « Bateau ivre », il se nourrit de sève vivante.
Bien ancré dans une tradition poétique, ce texte ouvre néanmoins sur des problématiques très contemporaines. Le poète est un chaman à la fois enraciné dans un sol et en appelant aux puissances de l’air : « perché sur un arbre et balancé sur ses hautes ramures telle une nef ». « Un son de tambour ancré dans le sol profond et tout ce froissement d’ailes comme l’épais frôlement d’un flot de fougères. » Nos dieux sont ici-bas semble-t-il nous dire, ces arbres nourriciers. Une épopée secrète, sans transcendance, un retour salutaire à la forêt.
L’objet livre mérite quelques remarques, lui aussi, à la fois simple, souple et constitué d’un très beau papier ivoire, très agréable à manier, il est relié « à la chinoise » avec un fil de chanvre, ciré à l’amidon de pomme de terre. Léger et robuste, il annonce par sa qualité et son originalité celles des poètes et des textes qu’il met en œuvre. Et il rappelle les belles éditions Moundarren.
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